Lundi 10 mai 2021

« La diaspora des cendres »
William Karel, textes des bourreaux et des victimes de la shoah

Première lettre, une demande :

« En vue d’expérimenter un soporifique, vous serait t’il possible de mettre à notre disposition quelques femmes et à quelles conditions ?
Toutes les formalités concernant le transfert de ces femmes seront faites par nous.
Nous offrons 170 marks par sujet.
Veuillez donc faire préparer un lot de 150 femmes saines, que nous enverrons chercher très prochainement »

Accusé de réception

« Nous sommes en possession du lot de 150 femmes. Votre choix est satisfaisant, quoique les sujets soient très amaigries et affaiblies.
Nous vous tiendrons au courant des expériences. »

Bilan et nouvelle demande

« Les expériences n’ont pas été concluantes. Les sujets sont morts.
Nous vous écrirons prochainement pour préparer un autre lot »

Ce sont trois lettres de l’entreprise Bayer au Directeur du camp d’Auschwitz, pendant la seconde guerre mondiale. Cet extrait se trouve à 38mn55 d’un document sonore, sans aucune image, sans aucun commentaire, avec une musique minimaliste et diffusé sur France Culture, hier soir à 20:00. Ces textes, choisis par William Karel, mis en onde par Sophie-Aude Picon, lus par des comédiens, sont des écrits des bourreaux et des victimes de la Shoah.

Mais France Culture avait mis en ligne ce document avant sa diffusion.

J’ai donc pu l’écouter dès samedi.

J’avais accompagné Annie dans la petite ville de Matour, en Saône et Loire où elle avait des choses à faire.

En l’attendant, je suis allé me promener autour de l’étang qui se trouve dans cette petite mais dynamique ville de Bourgogne.

Casques sur les oreilles, masque sur le nez et la bouche comme il se doit, j’ai fait cinq fois le tour de cet étang, calme et paisible, pour écouter l’intégralité des 1 heure 45 que dure « La diaspora des cendres ».

Parce que vous ne pouvez pas écouter ces textes en faisant la cuisine ou une autre activité. Il faut être pleinement disponible, dans la durée.

Je crois aussi qu’il faut être dans un état mental assez serein pour pouvoir affronter ce gouffre de l’aventure humaine.

<Le Monde> écrit très justement :

« D’abord, il faut le dire. Dire que l’on sort sonné et sidéré de ces deux heures d’écoute. Dire que l’on est d’emblée certain d’être en présence d’une œuvre et exceptionnelle et majeure. Dire qu’il faudra du temps pour recouvrer son souffle et comprendre ce qui s’est ici donné à entendre. Plus qu’un document exceptionnel sur l’histoire de la Shoah, un nouvel éclairage – sonore cette fois. »

Dans notre univers de l’image toute puissante, de l’impatience élevé au niveau d’un absolu, il fallait oser produire un document nu de près de 2 heures, exclusivement sonore, sans aucun pathos, dans lequel on reçoit uniquement les mots qui ont été écrits par les bourreaux ou les victimes de ce moment dans lequel la civilisation occidentale s’est brisée dans l’innommable. C’est pourtant une œuvre d’une puissance inouï.

Parole de victime à 2 minutes 48 :

« Tous les juifs sont regroupés dans les mêmes immeubles avec obligation d’y rester après 20 heures.
Ils inventent chaque jour de nouvelles mesures pour nous briser lentement.

  • Interdiction d’écouter la radio ;
  • D’utiliser le téléphone ;
  • D’aller à la piscine ;
  • Au théâtre, au cinéma, au concert, au musée, dans une bibliothèque ;
  • Dans un restaurant, une gare ou au jardin public ;
  • De monter dans un tramway ;
  • D’acheter des journaux, des fleurs, du café, du chocolat, des fruits
  • D’aller chez le coiffeur
  • De posséder une machine à écrire, un vélo, une chaise longue
  • Un chien, un chat, un oiseau.
  • Voilà je crois que c’est tout »

Cette énumération m’a sidéré. Une bureaucratie minutieuse de l’inhumanité !

Et que dire quand la bureaucratie nazie décrit elle-même, avec une précision sordide, les méthodes mises en œuvre pour accomplir leurs tâches infâmes ?

« Il fallait gazer les détenus dans des chambres provisoires et bruler les détenus dans des fosses.
On alternait des couches de cadavre avec des couches de bois, et lorsqu’un bucher de 100 cadavres avaient été constitué, on mettait le feu au bois avec des chiffons imbibés de pétrole.
Quand la crémation était bien avancée on jetait dans le feu les autres cadavres.
On collectait avec des seaux, la graisse qui coulait sur le sol et on la rejetait au feu pour hâter l’opération.
La durée de la crémation était de 6 à 7 heures.
La puanteur des corps brulés se faisait sentir dans tout le camp »
Rudolf Höss, directeur du camp d’Auschwitz

Vous entendrez la haine, les mots utilisés par des allemands dans des courriers de lecteurs de journaux pour prétendre que l’Allemagne doit craindre les juifs et qu’aucune pitié ne doit arrêter la machine aryenne pour exterminer la nation juive. Ils ne parlent plus d’êtres humains mais de tous les mots qui peuvent définir les parasites et les animaux ou insectes qu’il s’agit d’éradiquer.

Vous entendrez les témoignages des victimes paralysées par la violence et l’inhumanité qui se dressent contre eux. Certains, au début de la Shoah, se posent la question comment les voisins avec qui ils avaient l’habitude d’échanger et de s’entraider se comporteront.

Une jeune juive raconte comment sa famille a reçu la visite d’une de ses camarades de classe, après la nuit de cristal pendant laquelle les nazis avaient cassé les vitrines des magasins des commerçants juifs, saccagé leurs magasins et leurs appartements et fait bruler les synagogues. Cette camarade issue de la bourgeoisie aisée de la ville avait été envoyée pour exprimer la honte que sa famille ressentait par rapport à ce que les allemands avaient fait ce jour-là.

Au moment des déportations, les conditions de vie dans les wagons à bestiaux sont décrites. Parfois dans des lettres, des déportés essaient d’exprimer leur courage et leur confiance en l’avenir pour rassurer la famille restée en arrière.

Une victime a répondu à la question qu’on lui avait souvent posé : pourquoi ne vous êtes pas enfuis ? Il explique qu’on lui avait pris son passeport et que les nazis leur avait pris tout leur argent puisqu’ils avaient eu cette idée ignoble de faire payer une amende énorme aux juifs pour payer le nettoyage des dégâts de la nuit de cristal.

Et puis vous entendrez des détails de ce qui s’est passé dans les camps d’extermination, les chambres à gaz, les fours crématoires, la cruauté infinie des bourreaux

Il y aussi ces incroyables lettres envoyées par des soldats à leur épouse (59:29)

« Samedi, seize heures, la population devait se trouver sur la place.
Environ 50 000 personnes, dont moi et l’ensemble des soldats.
Puis les deux autos arrivèrent dans lesquels se trouvaient les condamnés, les mains liées, les ukrainiens leur passèrent le nœud coulant autour du cou.
4 furent pendus à la double potence.
Ils restèrent pendus pendant 3 heures, en guise d’exemple dissuasif.
Chacun pouvait venir les voir dans les environs proches.
Je les voyais à la distance d’un mètre. C’est aussi la première fois que je voyais des pendus. »

On constatera encore une fois la précision clinique de la description des faits.

Mais pourquoi écrire de telles horreurs à son épouse ? Pour manifester l’horreur de la guerre ? Exprimer une soif d’humanité ?

Espoir déçu, voilà comment continue ce soldat :

« Tu comprendras maintenant que je vis beaucoup de choses.
Que je vois, entends, participe, apprend beaucoup etc.
Bref je ne m’ennuie pas, mais je reconnais que je suis content, car ici j’ai vraiment un aperçu de plein de choses qu’on se représente bien différemment au pays.
J’aimerai bien être près de toi et des enfants, pour être là jusqu’à ton accouchement. »

Ainsi les moments de la normalité familiale coexistent avec des actions et des expériences de l’anormalité humaine.

Dans un extrait, plus terrible encore que je ne cite pas, un soldat allemand qui participe à la Shoah par balles raconte à son épouse les fosses de juifs assassinés d’un coup de revolver. Il raconte qu’il a tué deux jeunes enfants de moins de 5 ans. Que ces enfants lui ont fait pensé à leurs deux enfants. Mais il enchaine immédiatement pour justifier son acte par la nécessité pour le peuple allemand de se débarrasser des juifs.

Parfois certains allemands retrouvent une part de lucidité et de compassion (1:04:58)

« Ici en Pologne, on ne nous dit rien, mais nous avons une image assez claire de la situation. Partout la terreur ouverte. Chaque jour on rafle les gens, on les fusille. Il y a une entreprise d’extermination des juifs qui est en cours. De sources différentes et toutes dignes de foi, nous apprenons que les juifs sont tués en masse. Les témoins racontent que les juifs, hommes, femmes et enfants sont asphyxiés dans des unités de gazage mobiles. On rapporte des scènes effrayantes qu’il est difficile de croire. Je n’arrive pas à penser que Hitler poursuive un but pareil, ni qu’il y a des allemands capables de donner de tels ordres. Notre peuple devra expier ces monstruosités un jour ou l’autre. »
Journal du capitaine Wim Osenfeld, officier de la Wehrmacht à Varsovie

« La Diaspora des cendres » est un titre qui a été utilisé une première fois dans un article de Nadine Fresco paru en 1981 dans la Nouvelle revue de psychanalyse.

Le premier texte cité dans cette œuvre a été écrit par l’historien Itzhak Schipper, mort au camp de Maïdanek en 1943 :

« L’histoire est écrite par les vainqueurs. Tout ce que nous savons des peuples assassinés est ce que les assassins ont bien voulu en dire. Si nos ennemis remportent la victoire, si ce sont eux qui écrivent l’histoire de cette guerre, ils peuvent aussi décider de nous gommer complétement de la mémoire du monde »

J’ai trouvé sur ce site, la suite des propos de L’historien Itzhak Schipper :

« Mais si c’est nous qui écrivons l’histoire de cette période de larmes et de sang — et je suis persuadé que nous le ferons — qui nous croira ? Personne ne voudra nous croire, parce que notre désastre est le désastre du monde civilisé dans sa totalité. »

Les voix, qui lisent ces textes sont celles de Mathieu Amalric, Valérie Dréville, François Marthouret, Elsa Lepoivre et Denis Podalydès.

Dans les Matins de France Culture du 7 mai, Guillaume Erner avait invité William Karel et Sophie-Aude Picon pour présenter « la diaspora des cendres » : <Donner des voix à l’indicible>.

Le lien vers l’indicible : <La diaspora des cendres>

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