Jeudi 16 Juin 2016

Jeudi 16 Juin 2016
« J’ai le seum »
David Kuhn & Violette Duplessier
Nouvelle expression de la jeunesse
Un mot du jour un peu plus léger.
David Kuhn, journaliste de 42 ans s’est associé à Violette Duplessier, collégienne francilienne de 16 ans pour écrire un livre pour les vieux comme nous afin que nous puissions comprendre la nouvelle langue des ados.
<Ce livre a pour titre : J’ai le seum> et pour sous-titre : «Le guide indispensable pour les parents qui souhaitent communiquer avec leurs ados et vice-versa. Il est paru le 2 juin 2016 et coute moins de 10 euros.
Avant de l’acheter vous pouvez aller sur ce site pour en comprendre un peu plus : http://que-signifie.org/langage-des-jeunes/que-signifie-avoir-le-seum/
«Avoir le seum est une expression que les jeunes emploient pour exprimer leurs frustrations, leurs rancœurs vis à vis d’un événement. Avoir le seum signifie être dégoûté, frustré. Il y a quelques années encore, on aurait entendu « j’ai les boules » ou bien « je suis dégoûté » pour manifester la même sensation. Cette dernière version pouvait être complétée par un suffixe rajoutant à l’emphase linguistique et donnant « je suis dégoûté de la vie ».
De la même façon, « avoir le seum » peut aussi être rendu plus intense par l’ajout du mot « trop » largement employé par les jeunes, voire les très jeunes, à la place du mot « très ». Vous savez, quand vos enfants vous disent d’un plat délicieux « c’est trop bon » au lieu de « c’est très bon ». »
Plusieurs sources s’accordent pour indiquer que l’origine la plus probable du mot seum serait un dérivé du mot arabe « sèmm » qui signifie « venin ».
Si vous voulez encore aller un peu plus loin avant d’acheter le livre, vous avez cet article sur le site de <Libération>
Cela donne le langage suivant : « Alors les yeuves, on se croyait pépouze ? Oui vous, les croulants (au moins quadra), on pensait chiller OKLM pendant que d’autres taffent pour le bac ? Sérieux ? Le seum, grave.»
L’article de Libé poursuit : 
Parce qu’il n’y a pas de raison qu’il n’y ait que les ados qui révisent en plein mois de juin, il en est deux qui ont décidé de remettre les parents au travail. Violette Duplessier, collégienne francilienne de 16 ans, et David Kuhn, journaliste, auteur de 42 ans («autant dire, un pied dans la tombe», plaisante-t-il) publient ce jeudi un guide (1) à l’usage des adultes qui souhaiteraient (enfin) comprendre leur progéniture. Au programme ? Une leçon de langage des 12-16 ans, et quelques clés pour se repérer au royaume du sébum.
«Ce n’est surtout pas un dictionnaire», précise David Kuhn, pour qui «on est plus proche du guide touristique sans prétention». Destination : l’adolescence. «Pour y avoir séjourné au moins une fois, n’importe quel adulte sait à quel point ce pays est un « Mordor existentiel », écrivent les auteurs en guise de prologue. C’est loin, c’est cher, pas forcément beau, les conditions d’hygiène y sont douteuses et l’autochtone est assez peu avenant, quand il n’est pas carrément hostile.»
[…] La dernière tentative marquante d’abaisser le pont-levis entre ces deux mondes remonte à 2014, lorsque parut le Dictionnaire des ados français, de Stéphane Ribeiro (lire Libération du 31 octobre de cette année-là). A ceux qui étaient trop saucés de se prendre pour de bons élèves parce que maîtrisant le swag, vous êtes trop des boloss. «C’est un langage évolutif, qui change rapidement», avertit David Kuhn. D’où les pages blanches à la fin du livre, pour compléter, personnaliser, ou procéder à une interro en règle. D’ici là, un cours de français stylé s’impose. A vos stylos, on ramasse les copies dans deux heures. Et silence dans les rangs. »
L’article donne quelques clés :
Règle 1 : abréger
Le Nokia 3310 a fait son temps, les smartphones et leurs correcteurs d’orthographe sont partout, et pourtant, l’abréviation continue, semble-t-il, de régner en maître dans les échanges virtuels : «TKT» («t’inquiète»), «SLT» («salut»), mais aussi GlaN («j’ai la haine») ou encore OKLM («au calme», sigle popularisé par Booba dans un single en 2014)… Mais pourquoi tant de flemme ?! La réponse est dans la question, bande d’insolents. «La flemme», souffle Violette Duplessier en levant les yeux au ciel. C’est cette même pulsion de glande qui poussera à lâcher un énigmatique «balec», plutôt que de s’échiner à écrire qu’on s’en frappe les parties ; à amputer «vas-y» de son «v» initial («azy»), ou encore à faire d’«askip» («à ce qu’il paraît») une poétique anaphore. C’est aussi cette délicieuse paresse qui leur fait parfois dire qu’un emoji vaut mieux qu’un long discours. «Moi, au moins, si un parent braque mon Facebook, il comprendra rien», dixit Violette Duplessier. «J’avoue !» («Je suis d’accord avec toi»).
Cas pratique :
«Azy, askip la prof de français est pas là. TKT on va être OKLM.» («Il semblerait que la professeure de français soit absente. Nous allons pouvoir passer du bon temps.»)
Règle 2 : rester flou
«C’est un langage volontairement flou, qui louvoie. Un peu comme le jeune, cette anguille», blague David Kuhn. Il n’empêche qu’à bien regarder certains mots présents dans le livre, on ne peut effectivement s’empêcher de se sentir un brin lost in translation : ainsi, si par malheur vous vous épanchez un peu trop sur les platitudes pénibles qui meublent évidemment votre vie de vieux, ne vous étonnez pas de vous voir stoppé(e) d’un «staive» («c’est ta vie»), ou pire, d’un «osef» («on s’en fout»). Plus étonnant encore, les adjectifs à double sens : «dar» peut tour à tour signifier «bien» ou son contraire.
Cas pratique :
«Gava, être en mode «soum soum» chez les ados, ça déchire.» («Mon gars, cette immersion en sous-marin dans l’adolescence est fort plaisante.»)
Règle 3 : tacler
«Faites pas crari vous avez tout compris au bouquin» ou sa variante «Crari, vous avez tout compris au bouquin», aurait pu nous lancer n’importe quel spécimen de 15 ans. Comprendre : «Ne prétendez pas avoir tout assimilé, nous ne sommes pas dupes.» Inutile d’essayer de leur «mettre des disquettes» (de les arnaquer, d’abuser de leur confiance) à ces fins limiers, sous peine de passer pour une bouffonne, ou pire : un Kevin. Soit «un individu d’une débilité profonde». L’héritier du mythique et peu enviable Régis des Nuls, en somme.
Comprendre les ados, on l’avait pressenti, «c’est ghetto» (ça n’est pas simple), limite on se sent «gâtée». Mais pas comme à Noël quand Mamie tricotait des jolis pulls, plutôt comme une vieille tomate flétrie sur un étal, en fin de marché. «Hassoul» (mot arabe pour «bref»), on aura essayé. Précision importante en matière de survie : «ne vous faites pas de gifs» (de films), le «tête-à-tête» n’a rien de romantique, c’est une exhortation à la bagarre. Ayant renoncé à toute dignité, on se sent désormais «trop rincée». Traduction ? «Nulle, pourrie, qui ne sert à rien.» Merci Violette.
Cas pratique :
«Crari, tu vas me mettre une disquette ? Viens, on part en tête-à-tête.» («N’imagine pas pouvoir me berner, allons croiser le fer dans une ruelle.»)
Règle 4 : être stylé
Avant la rencontre avec le doctissime spécimen adolescent auteure de cette bible, une collègue chébran a glissé dans notre besace cette interrogation existentielle : peut-on encore dire «chanmé» ? «Non merci», a tranché l’intéressée, intraitable. Quid du «swag» ? «Les gens qui disent swag, je les dénigre, je les bannis, c’est pas mes amis», répond Violette Duplessier (l’adolescence frôle parfois la dictature). Trois heures de colle pour quiconque oserait nous traiter de «has been». Avoir de l’allure de nos jours se dit donc être «frais», «stylé». Les plus séduisant(e)s sont qualifiés de «peufra», verlan de «frappe», employé dans le langage militaire pour évoquer l’envoi de bombes. Vous l’avez ?
Les mecs craquants et un brin mauvais garçons (oui, on est restés québlo dans Hélène et les garçons) sont, pour leur part, des «bandidos», allusion, semble-t-il, au gang de bikers texans. Ce qu’on découvre là, c’est du «fat» (ça envoie du lourd). Alors pour fêter ça, «on s’enjaille» ? Selon le Robert, qui vient d’intégrer ce verbe venu de Côte-d’Ivoire et dérivé du enjoy anglais («Il a trahi en passant dans le dico, de l’autre côté», s’amuse David Kuhn), il s’agit là de «s’amuser, faire la fête». Variante : «On va se casser le crâne.» «Mais rien à voir avec l’alcool», jure Violette Duplessier.
Cas pratique :
«Téma le bandido trop frais de 3e C, il envoie du fat.» («Observe le bellâtre scolarisé en troisième C, il est absolument charmant.»)
Je ne sais pas ce que donnerai la Loi travail dans ce langage…

Mercredi 15 Juin 2016

Mercredi 15 Juin 2016
«la réforme du droit du travail voulue et imposée par le gouvernement Valls est le minimum de ce qu’il faut faire»
Jean-Claude Juncker
Pour ce troisième éclairage sur la Loi travail je suis allé chercher mes sources dans le FIGARO, derrière ces liens :
Et qu’apprenons-nous grâce à la journaliste Coralie Delaume ?
Juncker […] a trouvé judicieux, dans un récent entretien au journal Le Monde de formuler ces quelques regrets: «à voir les réactions que suscite la «loi travail», je n’ose pas m’imaginer quelle aurait été la réaction de la rue, à Paris ou à Marseille, si votre pays avait dû appliquer des réformes comme celles qui ont été imposées aux Grecs». Ah, ces Français rétifs! Comme il est dommage de ne pouvoir vitrifier leur économie avec cette même brutalité joyeuse dont on a usé contre l’économie grecque!
Ceci dit, rien n’est jamais perdu pour qui sait s’armer de patience. Durant l’été 2015, au cœur de la «crise grecque», le ministre hellène Yanis Varoufakis avait donné quelques clés pour comprendre la dureté des créanciers vis-à-vis de son pays. Selon lui, la véritable cible des «Européens» (et de l’Allemagne, plus encore que de l’Europe institutionnelle) était en fait l’Hexagone. «La Grèce est un laboratoire de l’austérité, où le mémorandum est expérimenté avant d’être exporté. La crainte du Grexit vise à faire tomber les résistances françaises, ni plus ni moins», avait-il osé. Pour lui, les cibles terminales étaient l’État-providence et le droit du travail français.
Or pour Jean-Claude Juncker, il se trouve que «la réforme du droit du travail voulue et imposée par le gouvernement Valls est le minimum de ce qu’il faut faire». Le minimum seulement. Et, avec un peu de chance, de constance et d’audace, une simple étape vers ce rêve éveillé que constitue l’idéal grec! […]
«La loi El Khomri c’est la faute à l’Europe», affirme sur son blog Jean-Luc Mélenchon.
Pour autant, Mélenchon n’exagérait-il pas en écrivant cela? De son côté, l’économiste Frédéric Farah ne caricaturait-il pas en expliquant à son tour: «comprenons-bien que la loi El Khomri a l’euro pour père, et pour mère la stratégie de Lisbonne de mars 2000»? Ne cédait-il pas à la facilité de «faire de l’Europe un bouc émissaire», selon l’expression consacrée?
Hélas, ni l’un ni l’autre n’affabulait ni ne ‘’bouc-émissairisait ». Cette «Loi travail», nous la devons effectivement, pour une bonne part, à notre appartenance communautaire. Pour s’en apercevoir, encore faut-il quitter un instant le terrain des grands principes sur lesquels s’affrontent généralement «européistes» et «eurosceptiques». Il faut ajuster son masque, chausser ses palmes et consentir à plonger dans les eaux froides de la technique. On découvre alors le pot-aux-roses: l’Europe, c’est l’apnée.
Il ne faut pas craindre de l’affirmer (d’autant moins qu’on ne risque guère d’être compris): la «Loi travail» nous vient des GOPE. Oui, des GOPE.
Les GOPE, ce sont les «Grandes Orientations de Politique Économique». Plus précisément, ce sont des documents préparés par la direction générale des affaires économiques de la Commission européenne. Conformément à l’article 121 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), ces documents sont ensuite transmis au conseil Ecofin (c’est à dire à la réunion des ministres européens de l’économie et des finances), puis au Conseil européen (les chefs d’État et de gouvernement). Après validation, les GOPE deviennent des recommandations du Conseil aux pays de l’Union et font l’objet d’un suivi. Toujours selon l’article 121, «le Conseil, sur la base de rapports présentés par la Commission, surveille l’évolution économique dans chacun des États membres». Cette «surveillance multilatérale» est rendue possible grâce aux informations généreusement fournies par les États à la Commission. Bref, un joli petit traité de servitude volontaire que le Traité sur le Fonctionnement de l’UE.
Au départ toutefois, les GOPE n’étaient que des textes vagues et peu engageants. Pour les rendre plus contraignants et dans l’espoir de donner enfin son plein potentiel à l’idée délicieuse de «surveillance multilatérale», la Commission de Bruxelles s’est chargée d’en accroître la portée au sein d’un document important publié en 1998, à la veille de la mise en place de l’euro.
Ce document intitulé Croissance et emploi dans le cadre de stabilité de l’Union économique et monétaire s’intéresse au tout premier chef – comme son nom l’indique – à la question du marché du travail et à l’emploi. Il confère un rôle central aux GOPE et indique de manière claire ce qu’elles doivent contenir, en égrenant l’une derrière l’autre ces formules bien connues au doux parfum de schlague: «stabilité des prix», «assainissement des finances publiques», «modération des salaires nominaux», «renforcement des incitations à la discipline salariale». Bref, toute la panoplie.
Depuis qu’elles existent, les GOPE ont toujours contenu des injonctions à réformer le marché du travail. Si l’on examine celles pour 2012 par exemple – parfaitement au hasard: il s’agit juste de l’année de l’élection de François Hollande – on voit que le Conseil recommande à la France de «revoir la législation, notamment la procédure administrative de licenciement». Ou de «veiller à ce que l’évolution du salaire minimum favorise l’emploi, notamment des jeunes, et la compétitivité», ce qui signifie, traduit du Volapük de Bruxelles en Français des Deux-Sèvres ou de Haute-Garonne, qu’il ne faut pas augmenter le SMIC. On notera au passage et juste pour rire qu’il est demandé la même année de «supprimer les restrictions injustifiées sur les professions (vétérinaires, taxis, notaires…) et secteurs réglementés»: bienvenue à toi, ô «loi Macron».
Tout cela n’étant pas encore suffisamment abstrus, il a fallu qu’on en rajoute. En mars 2000, on a donc mis en place la «stratégie de Lisbonne», dont l’objet était de faire advenir en Europe [roulements de tambours]: «l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale» [Fermez le ban].
La stratégie de Lisbonne – devenue depuis «stratégie Europe 2020» – se veut globale. Elle est surtout labyrinthique. Elle prétend faire superviser par les instances européennes tous les domaines de la vie de tous les pays. Et embrasser dans un même geste les questions liées aux marchés financiers, celles liées à l’éducation, les affaires de finances publiques, celles de protection sociale, de création de PME, d’emploi bien sûr, de veau-vache-cochon-couvée. On en passe, et pas des meilleures.
Plus on simule la scientificité, plus ça fait chic et plus on est crédible. Avec la stratégie de Lisbonne, on s’est donc doté d’outils nouveaux et hautement techniques. Pour suivre la question de l’emploi, on a ainsi adjoint aux GOPE les Lignes directrices pour l’emploi (LDE). Les deux ensemble, GOPE et LDE, sont regroupées dans les LDI (lignes directrices intégrées), dont le site de la Commission européenne nous dit ceci: «les lignes directrices intégrées déterminent le champ d’action des politiques des États membres et la direction à suivre dans la coordination de celles-ci. Elles servent de base aux recommandations par pays».
Aux recommandations par pays? Tiens donc. Et que recommande-t-on à la France, pour l’année 2016? […] Pour résumer, il est d’abord déploré que «la décélération récente des salaires réels reste insuffisante», que «la France affiche toujours des coûts salariaux parmi les plus élevés de la zone euro, principalement en raison «du niveau élevé des cotisations sociales patronales», ou que «les augmentations du SMIC induisent une compression des salaires vers le haut».
A titre de solution, il a ensuite proposé de «maintenir les réductions du coût du travail découlant du CICE», d’œuvrer à limiter davantage «les rigidités du marché du travail» (ce qui signifie qu’il faut faciliter le licenciement), de «faciliter, au niveau des entreprises, les dérogations aux dispositions juridiques générales, notamment en ce qui concerne l’organisation du temps de travail». Dans cette dernière formule, on reconnaît immédiatement l’inspiration des nombreuses dispositions prévues dans la loi El Khomri pour accroître le temps de travail des salariés, tout en rémunérant moins bien, dans certaines conditions, les heures supplémentaires. ( http://lentreprise.lexpress.fr/rh-management/droit-travail/13-mesures-cles-de-la-loi-travail_1791715.html ).
[…] La loi El Khomri est le résultat de tout cela, exactement comme le Jobs Act italien de 2015, et comme toutes les réformes du même acabit adoptées ces dernières années en Europe du Sud.
En tout état de cause, le gouvernement français a bien travaillé. Le commissaire Valdis Dombrovskis l’en a chaudement félicité lors d’une visite à Paris fin mars. Comme rapporté par le site spécialisé sur les questions européennes EurActiv, le vice-président de la Commission «à l’euro et au dialogue social» (sic) a salué la loi El Khomri comme une heureuse initiative «destinée à répondre aux rigidités du marché du travail, et qui devrait relancer l’emploi».
Je rappelle que ce texte se trouve sur le site du FIGARO que je pensais être un journal libéral.
Le ton et l’esprit sont très polémiques, mais nous apprenons quand même un certain nombre d’informations étonnantes.
Rappelons-nous que la France ne respecte toujours pas les critères qu’elle a promis, plusieurs fois, de respecter dans un délai sur lequel elle s’était engagée et n’a pas tenu.
En toute normalité, elle devrait être sanctionnée, c’est à dire soumis à des amendes d’un montant de plusieurs milliards.
Mettre en œuvre la Loi qui respecte les injonctions européennes est probablement une condition sine qua non pour pouvoir espérer continuer à bénéficier de la mansuétude de la Commission.
Je crois qu’il est intéressant de lire ce point de vue.
Cela étant, toutes ces règles qui nous sont imposées ont bien été acceptées par nos représentants légitimes auprès de l’Union européenne.
L’Europe n’est pas une Autre, nous en sommes responsables.
La mondialisation que nous avons accepté et dont nous profitons présente des effets collatéraux : notamment de remettre en cause des droits sociaux et l’Etat providence.
Olivier Ferrand, le fondateur de Terra Nova avait eu cette analyse pertinente que je cite de mémoire : Quand on observe l’Union européenne et qu’on se demande quelle est sa spécificité dans le Monde ? On ne trouve pas le Libéralisme ou le Capitalisme qui se trouve dans bien d’autres pays du Monde. Non, ce qui distingue l’Union Européenne, c’est L’Etat social que personne n’a amené aussi loin. Mais cette spécificité n’a pas été confiée à l’Union !
François Mitterrand avait promis : «L’Europe sera sociale ou ne sera pas !».
Ces différents éclairages sur la Loi Travail, n’ont pas pour vocation de prétendre qu’il ne faut pas réformer le droit du travail en France, qu’il ne faut pas le simplifier, le rendre plus souple et permettre qu’il existe plus de marges de manœuvre au niveau de l’entreprise.
Mais simplement de montrer qu’il faut sortir de la technique des technocrates pour entrer dans le sens et la vision de vrais réformateurs. Le réformateur explique où on va.
Mais ce problème n’est pas limité à la France, la social-démocratie est partout en crise en Europe, en Grèce le PASOK a disparu, en Autriche il a été éliminé du second tour de la présidentielle comme la droite conservatrice d’ailleurs, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre les forces sociaux-démocrates sont dans un déclin continuel. Les droites de gouvernement, mis à part en Allemagne, ne vont guère mieux. Les forces politiques qui sont en expansion sont les mouvements nationalistes et le plus souvent xénophobes. Tant il est vrai que si les élites ne sont plus capables de donner un contenu à l’imaginaire collectif, c’est la théorie du bouc émissaire qui reprend le dessus.

Mardi 14 Juin 2016

Mardi 14 Juin 2016
«En haut on parle technique et en bas on ressent le changement du monde et on ressent l’absence de perspective à l’égard de ce changement.»
Marcel Gauchet dans les matins de France Culture du 30/05/2016
Pour continuer à entendre des gens raisonnables parler de la loi travail, Marcel Gauchet était l’invité de l’émission <les matins de France Culture>
Dans cette émission, on a fait écouter à  Marcel Gauchet un extrait de l’émission où Alain Touraine exprimait sa colère et dont nous avons parlé hier.
Marcel Gauchet disait sa convergence de vue avec cette analyse et expliquait combien en France la valeur travail qui s’était reconstituée dans le monde industriel était importante en France et combien la désindustrialisation est vécue comme un cauchemar par beaucoup.
Et il dit :
« La technocratie est totalement décalée par rapport à ces enjeux, pour la technocratie, il s’agit de problèmes techniques, mais l’enjeu n’est jamais mesuré.
Et c’est ce qui fait la récurrence de ces conflits. On ne parle pas de la même chose en haut et en bas !
En haut on parle technique et en bas on ressent le changement du monde, et on ressent l’absence de perspective à l’égard de ce changement, on ne nous promet rien, il n’y a aucune perspective d’ensemble qui se dégage des mesures qui sont prises.
Ce sont des ajustements qui ne paraissent avoir aucune prise sur la réalité du mouvement social en cours.
La France a en effet une attitude singulière par rapport aux autres pays, qui tient à des racines particulièrement fortes et qui tient aussi à un divorce entre l’élite gouvernante et la population [..] qui a la perception d’une mondialisation aux effets particulièrement destructeurs»
Et surtout il montre l’aspect simplement défensif : on dit Non et on ne sait plus à quoi dire Oui !
«Ce qui est très frappant dans ces mouvements c’est leur caractère défensif. Et je dirais défaitiste. On ne part pas sur la base d’un projet contre-projet qu’il s’agirait de débattre
Mais sur la base d’un empêchement d’agir de la part des gouvernants.
C’est un mot d’ordre de résistance, d’une résistance à un changement où on se résigne finalement puisqu’on n’a pas de contre-projet à mettre en face.
On est dans une société qui est arc bouté dans une identité qu’elle ne veut pas perdre car elle a la conviction que ça ne peut être que pire.
Et c’est cela qui est le plus désespérant dans ces mouvements, car le sentiment est que le mouvement va dans l’aggravation de ce qui existe déjà.
On n’est plus dans la lutte sociale qui était la lutte pour un avenir meilleur, on est dans la résistance dans un avenir qui ne peut être que pire que le présent que nous vivons.
Pendant longtemps on avait face à face un parti de l’ordre qui s’efforçait de céder le moins possible aux revendications sociales en maintenant l’ordre social et un parti de la révolution qui voulait remettre en cause l’ordre établi. C’était des conflits collectifs.
Nous sommes entrés dans un marché individuel des intérêts où tout le monde est fondé à défendre « son bout de gras » comme on dit populairement et où à l’arrivée il s’agit d’opérer une sorte de compromis entre les intérêts des uns et des autres. C’est un scénario totalement différent.»
Il parle ensuite du vide intersidéral des partis politiques français et des immenses carences de l’Europe qui n’a plus aucune vision stratégique de la place et du rôle que l’Europe doit jouer dans le monde d’aujourd’hui et de demain :
«Il serait temps de se réveiller, de voir le monde tel qu’il est et de se mettre d’accord sur ce que nous devons y entreprendre.
Toutes les discussions qui se basent sur les acquis sont dépassées par la situation et nécessitent que les choses soient reprises à la racine.
Un pouvoir politique doit avoir un projet pour la société.
La grande question est de choisir si on laisse la société se débrouiller toute seule ou s’il faut encore faire de la politique pour faire avancer la société.
L’autre question est d’essayer de comprendre pourquoi la France est si réticente à se réformer, c’est que probablement la réforme manque de sens.
Au centre de la réflexion politique doit être débattue la question de savoir quelles sont les conditions qu’il faut réaliser pour que des réformes nécessaires et utiles peuvent être acceptées par le corps social.»
Quand on a l’ambition d’être un réformateur, il faut avoir un projet, savoir l’expliquer, convaincre qu’il est réaliste puis faire les réformes qui sont en cohérence avec ce projet.
<En Juin 2011, François Hollande n’était pas encore président et il a écrit dans une tribune :> «S’il n’y a pas au départ des engagements qui permettent de comprendre quel va être le sens de l’action, le rythme des réalisations et la façon dont les urgences vont être hiérarchisées, elle (la gauche) sera emportée par l’ampleur des problèmes. À l’inverse, la clarté, la vérité et la responsabilité seront les gages de notre réussite».
Cela rappelle la définition d’un projet.
Mais a t’il su suivre ses bons conseils ?

Lundi 13 Juin 2016

Lundi 13 Juin 2016
«Je suis énervé, je suis irrité, parce que je trouve qu’il y a une absence de conscience dans ce pays de ce qui est en jeu.»
Alain Touraine, lors de l’émission de France Culture « Dimanche et après du 29/05/2016 »
La loi travail dit Loi El Khomri a créé une tension énorme en France, elle oppose notamment les syndicats avec dans le camp des défenseurs de la loi, seconde mouture, la CFDT et dans le camp des opposants la CGT et FO.
Du point de vue étranger, personne ne comprend la crispation française devant une Loi qui leur semble très peu libérale au goût des standards internationaux. Elle accrédite l’idée que la France est irréformable.
Pour ma part, elle me plonge dans un océan de perplexité.
Dans un premier temps j’ai cru comprendre que Robert Badinter aidé du spécialiste du droit du travail Antoine Lyon-Caen a convaincu tout le monde que le code du travail devait être simplifié.
Le résultat qui est la loi de la ministre El Khomri est un pavé de plus de 500 pages assez illisibles. C’est une curieuse manière de simplifier !
Grosso modo, et c’est ce qui plait à la CFDT, cette loi s’efforce de séparer les droits des salariés de l’entreprise dont ils sont  temporairement salarié (étant donné la disparition de l’emploi à vie dans la même entreprise). Cette évolution s’appelle le C.P.A.. Le Compte Personnel d’Activité permettra à chacun, grâce à un point d’entrée unique sur internet, d’accéder facilement à ses droits et de les mobiliser de façon autonome.
Pour le reste, l’essentiel est de donner de la souplesse et de la flexibilité en permettant de réaliser des négociations et des compromis au niveau des entreprises par des accords entre des syndicats et le patron de l’entreprise, compromis qui peuvent sur certains points être plus défavorables aux salariés que les conditions standards prévus au niveau de la Loi ou de la Branche, tout en respectant cependant des minimums imposés quand même par la Loi.
Les optimistes disent que les salariés et leurs représentants ne sont pas stupides, ils ne sont pas obligés de négocier et que s’ils négocient ils pourront céder sur certains points mais pour mieux obtenir d’autres avantages.
Les pessimistes considèrent que la négociation au niveau de l’entreprise se passe dans un rapport de force très défavorable aux salariés et que cela entraînera un dumping social entre entreprises.
Troisième point, il s’agit de faciliter et de simplifier les licenciements.
Les optimistes disant que si les employeurs savent qu’ils peuvent facilement mettre fin à un CDI, à moindre frais, ils embaucheront d’autant plus facilement des salariés dès que leur activité le leur permet.
Les pessimistes trouvant simplement que faciliter le licenciement, conduira mécaniquement à plus de licenciements et donc plus de chômage.
Pour essayer d’éclairer ce débat je ne donnerai pas la parole à des libéraux qui trouvent cette Loi largement insuffisante surtout dans sa seconde mouture, ni à ceux qui à gauche estiment que cette loi constitue « le mal libéral absolu ».
Je donnerai d’abord la parole au glorieux père d’une des ministres du gouvernement à savoir : Alain Touraine, grand sociologue proche de Michel Rocard et qui aura 91 ans en août prochain, bref le contraire d’un révolutionnaire ou d’un jeune excité.
Il avait même soutenu avec vigueur François Hollande en 2012 en publiant cette tribune : < M. Hollande porte les valeurs d’une nouvelle gauche réformatrice>
Il était l’invité d’Olivia Gesbert lors de l’émission <Dimanche et après du 29/05/2016>
Et voilà ce qu’il a dit lors de cette émission :
« Ce qui me fait pleurer, devant cette situation que nous vivons, c’est que j’ai l’impression d’assister en France à la fin de ce qu’on a appelé le mouvement ouvrier. Quand j’ai vu la première version du projet de loi, j’ai eu l’impression que tout ce qui a été fait et gagné pendant 50 ans a été perdu. On parle d’inverser les normes, tout ceci a l’air de détails techniques mais ce ne sont pas des détails techniques. Vous avez en ce moment un pays qui sort avec beaucoup de difficultés de ce qu’on a appelé le monde industriel. Il ne sait pas très bien dans quel autre monde on va entrer mais on sait ce qu’on a gagné à l’époque industrielle et soudain on nous le fout en l’air et c’est tout à fait inacceptable. […]
Il s’agit de beaucoup plus que d’un modèle social, il s’agit de 100 ans de notre histoire. De 100 ans dont il faut sortir pour entrer dans un monde nouveau mais dont il faut sortir si on assure nos arrières, pas si on retourne à des situations insupportables. Or la première version de ce texte était insupportable pour des millions de gens. Je ne dis pas que c’était l’intention du gouvernement .Je dis que quand on parle du code du travail on ne parle pas du code de la route, c’est d’une toute autre importance, c’est des siècles de grèves, de luttes. Donner aux gens le sentiment qu’on va effacer tout ça pour être compétitif par rapport à tel ou tel pays c’est insultant.[…]
C’est quand même une chose grave. Il y a une incompréhension dont il faut sortir. Le problème de la France c’est qu’elle est en désindustrialisation. La France est un pays moins industriel que l’Italie alors que c’était le contraire pendant 100 ans.
Notre grande affaire [est que nous sommes entrés] dans un monde nouveau, dans un monde global, de l’ensemble de la planète […] il s’agit de faire que le monde du travail qui est la base de notre société comprenne qu’il ne s’agit pas de défendre des intérêts acquis […] mais de se battre contre autre chose, et de faire changer [la nouvelle] société qui se profile déjà devant nous. […]
Ce n’est pas la gauche qui a perdu le sens de l’histoire du peuple, c’est toute la classe politique, la gauche, la droite et le centre, c’est tout le monde politique.
L’Europe par exemple, il y a 30 ans on n’y croyait, on n’y croit plus.
On a cru qu’on allait reprendre la croissance après la grande crise financière, il n’y a pas de reprise.
Nous sommes aujourd’hui un continent qui n’a plus de sens, qui ne trouve plus de sens à rien, qui ne pense plus, qui n’agit plus.
Aujourd’hui on ne parle plus que de l’économie avec ses bons et ses mauvais côtés. Comme s’il n’y avait pas d’acteurs, comme si les gens n’existaient pas, que les gens n’avaient pas de sentiments, pas d’émotions, des désirs, des colères.
Nous faisons comme si le monde où nous sommes n’avait aucun sens. C’est ça le fond de l’affaire.[…]
Il s’agit face à un monde où nous risquons d’être foutus en l’air, d’être jeté dans un trou il s’agit de savoir si nous allons arriver à nous entendre pour passer à l’étape suivante. Ce qui suppose qu’on ne fait pas reculer ceux qui ont déjà le moins. On n’entre pas dans l’avenir en ne tenant aucun compte de ceux qui n’ont pas eu la gloire du passé, la richesse du passé en leur disant simplement : attendez un peu, dans un siècle ou deux on essayera d’arranger tout ça.
Je suis énervé, je suis irrité, parce que je trouve qu’il y a une absence de conscience dans ce pays de ce qui est en jeu.
Parlons concrètement, parler aujourd’hui problèmes des Français n’a aucun sens. Tout ce qui se passe en France, comme en Allemagne, comme en Argentine tout ça, ça se joue au niveau mondial […]
On se bagarre sur les choses du monde du passé et ces bagarres profitent à ceux qui ont été les profiteurs du passé. Nous sommes une société en petits morceaux alors que nous devons nous mettre à l’échelle du monde. Il ne faut pas renoncer aux droits sociaux il faut les élargir, il faut les repenser
Les débats ne sont pas à la hauteur des problèmes extrêmement graves dans lesquelles nous nous trouvons. »
Un autre supporter du candidat François Hollande  et économiste raisonnable Daniel Cohen a dit <Au départ, la loi El Khomri était totalement déséquilibrée> et il ajoute <La loi Travail reste déséquilibrée>
Daniel Cohen affirme notamment qu’un des manques de la loi celle qu’elle ne permet pas « de ressourcer le syndicalisme » car pour que les négociations au niveau de l’entreprise puisse être efficace et équilibrée il faut un syndicalisme fort.
​Mais je retiens surtout de la saine colère d’Alain Touraine, qu’il faut savoir donner du sens à une réforme, c’est cela l’essence du réformateur sinon on a affaire à un technocrate qui lui se cache derrière des mesures techniques…

Vendredi 10 Juin 2016

Vendredi 10 Juin 2016
« Sapere aude !
Habe Mut dich deines eigenen Verstandes zu bedienen !»
« Ose savoir !
Aie le courage de te servir de ton propre entendement !»
Emmanuel Kant <Qu’est-ce que les Lumières ?> Essai de 1784
Quel premier mot du jour écrire après la série de Sapiens ?
L’idée m’est venu d’évoquer les philosophes des Lumières et notamment l’un d’entre eux, Emmanuel Kant, qui a essayé par un ouvrage, écrit en 1784, de répondre à cette question « qu’est-ce que les Lumières ?»
Dans sa définition il fait d’abord référence à une locution latine à l’origine empruntée au poète latin Horace (-65,-8) (Épitres, I, 2, 40) qui signifie « Ose savoir ! ».
Emmanuel Kant répond dans son essai à la question posée de la manière suivante : « Le mouvement des Lumières est la sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. »
Une autre traduction donne cela : « L’Aufklärung permet à l’homme de sortir de l’immaturité dont il est lui-même responsable. L’immaturité est l’incapacité d’employer son entendement sans être guidé par autrui. Cette immaturité lui est imputable non pas si le manque d’entendement mais si le manque de résolution et de courage d’y avoir recours sans la conduite d’un autre en est la cause. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! voilà donc la devise de l’ Aufklärung. »
Et en version originale : « Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbst verschuldeten Unmündigkeit. Unmündigkeit ist das Unvermögen, sich seines Verstandes ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Selbstverschuldet ist diese Unmündigkeit, wenn die Ursache derselben nicht am Mangel des Verstandes, sondern der Entschließung und des Mutes liegt, sich seiner ohne Leitung eines andern zu bedienen. Sapere aude! Habe Mut dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung.»

Mercredi 8 juin 2016

Mercredi 8 juin 2016
« Malgré les choses étonnantes dont les hommes sont capables, nous sommes peu sûrs de nos objectifs et paraissons plus que jamais insatisfaits. »
« Sapiens : Une brève histoire de l’humanité » les deux dernières pages
Il faut savoir s’arrêter, ceci est le 13ème et dernier mot du jour consacré à « Sapiens ».
Le livre se termine par un épilogue dont le titre est : « un animal devenu Dieu ?
« Voici 70 000 ans, Homo sapiens n’était encore qu’un animal insignifiant qui vaquait à ses affaires dans un coin de l’Afrique. Au fil des millénaires suivants il s’est transformé en maître de la planète entière et en terreur de l’écosystème. Il est aujourd’hui en passe de devenir un Dieu, sur le point d’acquérir non seulement une jeunesse éternelle, mais aussi les capacités divines de destruction et de création.
Par malheur, le régime du sapiens sur terre n’a pas produit jusqu’ici grand-chose dont nous puissions être fiers. Nous avons maîtrisé ce qui nous entoure, accru la production alimentaire, construit des villes, bâti des empires et créés de vastes réseaux commerciaux.
Mais avons-nous fait régresser la masse de souffrance dans le monde ?
Bien souvent, l’accroissement massif de la puissance humaine n’a pas nécessairement amélioré le bien-être individuel des sapiens tout en infligeant d’immenses misères aux autres animaux.
Pour ce qui est de la condition humaine, nous avons accompli de réels progrès au cours des toutes dernières décennies, avec la régression de la famine, des épidémies et de la guerre.
Mais la situation des autres animaux se dégrade plus rapidement que jamais, et l’amélioration du sort de l’humanité est trop récente et fragile pour qu’on en soit assurés.
En outre, malgré les choses étonnantes dont les hommes sont capables, nous sommes peu sûrs de nos objectifs et paraissons plus que jamais insatisfaits. Des canoës nous sommes passés aux galères, puis aux vapeurs et aux navettes spatiales, mais personne ne sait où nous allons.
Nous sommes plus puissants que jamais, mais nous ne savons trop que faire de ce pouvoir. Pis encore, les humains semblent plus irresponsables que jamais.
Self-made-dieux avec juste les lois de la physique pour compagnie nous n’avons de comptes à rendre à personne. Ainsi faisons-nous des ravages parmi les autres animaux et dans l’écosystème environnant en ne cherchant guère plus que nos aises et notre amusement, sans jamais trouver satisfaction.
Y a-t-il rien de plus dangereux que des dieux insatisfaits et irresponsables qui ne savent pas ce qu’ils veulent ? »

Mardi 7 juin 2016

Mardi 7 juin 2016
« La singularité »
« Sapiens : Une brève histoire de l’humanité » pages 483-489

Le dernier chapitre du livre, juste avant l’épilogue de 2 pages que nous verrons demain, s’intitule « La singularité ».

J’ai hésité à utiliser comme exergue de ce mot du jour plutôt que le titre du chapitre, sa dernière phrase : « Si cette question ne vous donne pas le frisson, c’est probablement que vous n’avez pas assez réfléchi».
A ce stade il faut parler d’un homme Ray Kurzweil qui pour certains est un génie, pour d’autres un fou mais qui est le chantre de ce concept : « la singularité » ou pour être plus précis : « La singularité technologique ».

Mais qu’appelle t’on singularité ?
En science, ce concept est surtout utilisé pour qualifier le « big bang ». Depuis le big bang nous disposons d’outils et de théories qui peuvent décrire et expliquer comment l’univers a évolué. Mais nous ne disposons d’aucun élément de compréhension pour décrire ce qu’il y avait avant. Le big bang est donc un point de singularité, c’est une rupture.
Du point de vue de la physique, « un trou noir » constitue également une singularité où nos outils de conceptualisation et de compréhension s’arrêtent, ne parviennent plus à concevoir.

Kurzweil est appelé le pape du transhumanisme qui est ce mouvement intellectuel auquel adhère beaucoup des responsables de la silicon valley et qui était le sujet du mot du jour du 18 septembre 2014.
Ray Kurzweil qui est aujourd’hui directeur de l’ingénierie chez Google n’a pas inventé le concept de « la singularité technologique » mais l’a popularisé avec un autre intellectuel qui a joué un rôle de premier plan : le mathématicien Vernor Vinge. Ray Kurzweil a d’ailleurs participé à la création de l’Université de la singularité <qui arrive en France nous apprend cet article du site Philomag>
Mais en deux mots de quoi s’agit-il ?
D’abord de l’arrivée à maturité de l’intelligence artificielle, c’est-à-dire à une intelligence artificielle qui aurait conscience de son existence et de son intelligence.
Cette intelligence surhumaine produirait alors un progrès qui n’est plus linéaire comme du temps des humains mais exponentiel. C’est du moins ce que prédit Kurzweil. D’où la singularité, un point de rupture.
Si vous voulez en savoir plus, Wikipedia contient une page très documenté et aussi critique: <https://fr.wikipedia.org/wiki/Singularit%C3%A9_technologique>
<Il y a aussi cet article de Rue 89 qui date déjà de 2013>
<Il y aussi cet entretien avec Kurzweil du Financial Times reproduit par Le nouvel economiste>/
Mais revenons à ce que dit Harari. Je commencerai par un entretien de Yuval Noah Harari avec un journal israélien : <Times of israel> :

« A travers l’histoire, il y a eu de nombreuses révolutions économiques, politiques et technologiques, mais une chose est restée inchangée : l’humanité elle-même. Nous avons toujours le même corps et le même esprit que nos ancêtres dans l’Empire romain et l’Egypte ancienne. Pourtant, dans les décennies à venir, pour la première fois dans l’histoire, l’humanité elle-même subira une révolution radicale. Non seulement nos outils et nos politiques, mais aussi nos corps et nos esprits seront transformés par l’ingénierie génétique, la nanotechnologie et les interfaces cerveau-ordinateur. Les corps et les esprits seront les produits de l’économie du 21e siècle ».
Harari déclare que quand nous pensons au futur, nous pensons généralement au monde dans lequel les humains nous sont semblables pour toutes les choses importantes mais disposent d’une meilleure technologie : des armes lasers, des robots intelligents et des vaisseaux spatiaux qui voyagent à la vitesse de la lumière.
« Pourtant, le potentiel révolutionnaire des technologies futures est de changer l’Homo sapiens lui-même, y compris nos corps et nos esprits, et pas seulement nos véhicules et nos armes. La chose la plus impressionnante du futur ne sera pas les vaisseaux spatiaux, mais les êtres qui les conduisent ».
« Etant donné le rythme effréné des développements dans la biotechnologie et l’intelligence artificielle, je serai extrêmement surpris si d’ici 200 ans, la terre était encore peuplée par des humains comme vous et moi. Nous sommes probablement une des dernières générations d’Homo Sapiens. Nous avons encore des petits-enfants, mais je ne suis pas sûr que nos petits-enfants auront des petits-enfants. Ou du moins, des humains. Ils seront plus différents de nous que nous sommes différents des hommes de Neandertal ou des chimpanzés ».
Cet article revient alors sur la notion de singularité
« […] La Singularité est la notion que d’ici quelques générations, la technologie deviendra si sophistiquée qu’elle atteindra un point de basculement où elle changera l’existence humaine dans des manières inconcevables pour nous aujourd’hui.
[…] Vernor Vinge prédit que cela aura lieu en 2030 tandis que Ray Kurzweil, un cadre de Google, penche plutôt pour 2045. La plupart croit que la Singularité arrivera avec l’intelligence artificielle, au moment où les robots prendront conscience d’eux-mêmes.
Kurzweil prévoit une utopie où les humains, au moins certains humains, obtiendront l’immortalité en devenant des cyborgs. »
L’article rappelle alors que certains scientifiques comme le physicien Stephen Hawking ou l’entrepreneur Elon Musk craignent que des robots d’intelligence artificielle puissent se retourner contre leurs créateurs humains et les tuer. Cette mise en garde avait fait l’objet du mot du jour du jeudi 5 février 2015 dont l’exergue était cette phrase de Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »
Mais Harari est plus proche de la vision de Kurzweil :
« Je pense qu’il est beaucoup plus probable que nous fusionnerons avec les robots, plutôt qu’ils se révolteront et nous tueront. Le grand danger n’est pas qu’une intelligence artificielle (IA) nous assassinera, mais plutôt que l’intelligence artificielle supérieure rende la plupart des humains inutiles. Des algorithmes informatiques rattrapent les humains dans de plus en plus de champs cognitifs. Il est extrêmement improbable que les ordinateurs développeront quelque chose de proche de la conscience humaine, mais afin de remplacer des humains dans l’économie, des ordinateurs n’ont pas besoin de conscience. Ils ont seulement besoin d’intelligence ».
Mais si on lit les pages 483 à 489 de « Sapiens » on verra que la vision de Harari est beaucoup moins optimiste et enthousiaste que celle de Kurzweil :
« Tous ces dilemmes sont bien peu de choses au regard des implications éthiques, sociales et politiques du Projet Gilgamesh et de nos nouvelles capacités potentielles de créer des surhommes. La Déclaration universelle des droits de l’homme, les programmes médicaux officiels, les programmes nationaux d’assurance-santé et les constitutions des divers pays à travers le monde reconnaissent qu’une société humaine digne de ce nom doit assurer à tous ses membres un traitement médical équitable et veiller à ce qu’ils restent en relativement bonne santé. Tout cela était bel et bien tant que la médecine se souciait avant tout de prévenir la maladie et de guérir les malades. Que se passerait-il du jour où la médecine se souciera d’accroître les facultés humaines ? Tous les hommes y auraient-ils droit, ou verrait-on se former une nouvelle élite de surhommes ?
Notre monde moderne se targue de reconnaître, pour la première fois de l’histoire, l’égalité foncière de tous les hommes. Il pourrait être sur le point de créer la plus inégale de toutes les sociétés. Tout au long de l’histoire, les classes supérieures ont toujours prétendu être plus intelligentes, plus fortes et dans l’ensemble meilleures que les classes inférieures. Généralement, elles s’illusionnaient. Le bébé d’une famille paysanne sans le sou avait toute chance d’être aussi intelligent que le prince héritier. Grâce aux nouvelles capacités médicales, les prétentions des classes supérieures pourraient bientôt devenir une réalité objective.
Ce n’est pas de la science-fiction. La plupart des scénarios de science-fiction décrivent un monde dans lequel des Sapiens – pareils à nous – jouissent d’une technologie supérieure : des vaisseaux spatiaux qui se déplacent à la vitesse de la lumière, par exemple, ou des fusils-laser. Les dilemmes éthiques et politiques qu’on trouve au cœur de ces intrigues sont empruntés à notre monde et ils ne font que recréer nos tensions émotionnelles et sociales sur une toile de fond futuriste. En revanche, les technologies futures sont à même de changer l’Homo sapiens lui-même, y compris nos émotions et nos désirs, pas simplement nos véhicules et nos armes. Qu’est-ce qu’un vaisseau spatial en comparaison d’un cyborg éternellement jeune, qui ne se reproduit pas et n’a pas non plus de sexualité, qui peut partager directement ses pensées avec d’autres êtres, dont les capacités de concentration et de remémoration sont mille fois supérieures aux nôtres et qui n’est jamais en colère ni triste, mais qui a des émotions et des désirs que nous ne saurions même commencer à imaginer ?
La science-fiction décrit rarement un avenir pareil, parce qu’une description exacte est par définition incompréhensible. Produire un film sur la vie d’un super-cyborg, c’est un peu donner Hamlet devant un public de Neandertal. En fait, les futurs maîtres du monde seront probablement plus différents de nous que nous ne le sommes des Neandertal. Au moins les Neandertal et nous sommes-nous humains ; nos héritiers seront pareils à des dieux.
[…]
Sauf catastrophe nucléaire ou écologique […] le rythme du développement technique conduira sous peu au remplacement d’Homo sapiens par des êtres entièrement nouveaux dont le physique sera différent, mais dont l’univers cognitif et émotionnel sera aussi très différent. La plupart des Sapiens trouvent cette perspective pour le moins déconcertante. Nous aimons à croire qu’à l’avenir des gens comme nous iront d’une planète à l’autre à bord de vaisseaux spatiaux. Nous n’aimons pas envisager la possibilité qu’il n’y ait plus d’êtres dont les émotions et les identités soient semblables aux nôtres, et que notre place soit prise par des formes de vie étrangères dont les capacités écraseront les nôtres.
[…]
Nous aurions du mal à admettre que les savants puissent manipuler les esprits aussi bien que les corps, et que les futurs Dr. Frankenstein pourraient donc créer quelque chose qui nous est réellement supérieur, un être qui nous regardera de haut, comme nous considérons les Neandertal.
Toutefois, Harari est un homme sérieux, sage et prudent. Il rappelle que d’autres prophéties ne se sont pas réalisées non plus et que dès lors rien ne dit que « la singularité technologique » existera un jour :
« Nous ne saurions savoir avec certitude si les Frankenstein d’aujourd’hui vont accomplir cette prophétie. L’avenir est inconnu, et il serait surprenant que les prévisions des toutes dernières pages se réalisent pleinement. L’histoire nous apprend que ce qui nous semble à portée de main ne se matérialise jamais en raison de barrières imprévues, et que d’autres scénarios qu’on n’avait pas imaginés se réalisent. Quand l’âge du nucléaire est arrivé dans les années 1940, on a vu se multiplier les prévisions sur le futur monde nucléaire de l’an 2000. Quand le spoutnik et Apollo 11 embrasèrent l’imagination du monde, tout le monde se mit à prédire que, d’ici la fin du siècle, on vivrait dans des colonies spatiales sur Mars et Pluton. Peu de ces prévisions ont été confirmées. Par ailleurs, nul n’avait prévu l’Internet. »
Il envisage cependant, la possibilité de la singularité :
« […]De combien de temps disposons-nous ? Nul ne le sait vraiment. Certains disent qu’en 2050 quelques humains seront déjà a-mortels. Des prévisions moins radicales parlent du siècle prochain, ou du prochain millénaire. Mais que valent quelques millénaires dans la perspective des 70 000 années d’histoire du Sapiens ?
Si le rideau est effectivement sur le point de tomber sur l’histoire du Sapiens, nous, qui sommes membres de ses dernières générations, nous devrions prendre le temps de répondre à une dernière question : que voulons-nous devenir ?
Cette question, parfois connue en anglais sous le nom de Human Enhancement Question – la question du « corps augmenté » ou du « développement humain artificiel » –, écrase les débats qui préoccupent actuellement la classe politique, les philosophes, les savants et les gens ordinaires. Après tout, le débat présent entre religions, idéologies, nations et classes est très probablement appelé à disparaître avec l’Homo Sapiens. Si nos successeurs fonctionnent bel et bien sur un niveau de conscience différent (ou, peut-être, possèdent quelque chose au-delà de la conscience que nous ne saurions même concevoir), il semble douteux que le christianisme ou l’islam les intéresse, que leur organisation sociale puisse être communiste ou capitaliste, ou que leur genre puisse être masculin ou féminin. […]
La plupart des gens préfèrent ne pas y penser. Même dans le domaine de la bioéthique, on préfère se poser une autre question : « Qu’est-il interdit de faire ? » Est-il acceptable de faire des expériences génétiques sur des êtres humains vivants ? Sur des fœtus avortés ? Des cellules-souche ? Est-il éthique de cloner des moutons ? Et des chimpanzés ? Et qu’en est-il des humains ?
Ce sont toutes des questions importantes, mais il est naïf d’imaginer que nous pourrions simplement donner un grand coup de frein et arrêter les grands projets scientifiques qui promeuvent l’Homo sapiens au point d’en faire un être d’une espèce différente. Car ces projets sont inextricablement mêlés à la quête de l’immortalité : le Projet Gilgamesh. Demandez donc aux chercheurs pourquoi ils étudient le génome, essaient de relier un cerveau à un ordinateur ou de créer un esprit à l’intérieur d’un ordinateur.
Neuf fois sur dix, vous recevrez la même réponse standard : nous le faisons pour guérir des maladies et sauver des vies humaines. Alors même que créer un esprit dans un ordinateur a des implications autrement plus spectaculaires que soigner des maladies psychiatriques, telle est la justification classique que l’on nous donne, parce que personne ne peut y redire quoi que ce soit. De là vient que le Projet Gilgamesh soit le vaisseau amiral de la science. Il sert à justifier tout ce que fait la science. Le Dr. Frankenstein est juché sur les épaules de Gilgamesh. Puisqu’il est impossible d’arrêter Gilgamesh, il est aussi impossible d’arrêter le Dr. Frankenstein.
La seule chose que nous puissions faire, c’est influencer la direction que nous prenons. Mais puisque nous pourrions bien être capables sous peu de manipuler nos désirs, la vraie question est non pas « Que voulons-nous devenir ? » mais « Que voulons-nous vouloir ? » Si cette question ne vous donne pas le frisson, c’est probablement que vous n’avez pas assez réfléchi. »
Vous comprenez maintenant mieux, le premier mot du jour consacré à ce livre : «L’Histoire commença quand les humains inventèrent les dieux et se terminera quand les humains deviendront des dieux.»

Lundi 6 juin 2016

Lundi 6 juin 2016
« Le projet Gilgamesh »
« Sapiens : Une brève histoire de l’humanité » pages 313-316
L’Histoire de notre espèce, tel que la décrypte Yuval Noah Harari dans son livre « Sapiens » rencontre à la fin de son ouvrage notre modernité.
Modernité sur laquelle travaillent les ingénieurs et les idéologues de la Silicon Valley.
Les esprits ouverts et critiques qui se rendent dans la silicon Valley reviennent tous avec une grande surprise, car ils pensaient que dans la Silicon Valley ils trouveraient quelques financiers et pour le reste quasi exclusivement des informaticiens, la fine fleur du génie informatique. Certes, ils trouvent cela, mais la surprise vient du fait du nombre de médecins, de biologistes et de chercheurs dans tout le spectre de la médecine.
Je n’ai jamais mieux compris cette réalité étonnante que lorsque j’ai écouté cette passionnante émission : <de France Culture, Du grain à moudre et qui posait cette question : Le numérique fait-il de nous une civilisation supérieure ?>
Dans cette émission, outre, des spécialistes du numérique, une spécialiste de la Préhistoire était aussi invité : Marylène Patou-Mathis, et son regard décalé était absolument passionnant.
Mais pourquoi tous ces chercheurs dans le domaine médical ?
Car il y a bien une philosophie en œuvre dans l’imaginaire des penseurs des GAFA, le big data, les objets connectés, la capacité de fabriquer des organes humains, de remplacer des membres détruits par des objets créés etc… : La quête de l’immortalité.
Il y a désormais de nombreux articles et livres qui ont abordé cette question de manière très sérieuse. Car cela est très sérieux, il ne s’agit pas de quelques paroles en l’air, mais d’un but de recherche où des entreprises privées injectent des milliards de dollars.
Vous trouverez ci-après un article de 2013 : <L’homme qui vivra 1 000 ans est déjà né>
Dans cet article, le journaliste s’entretient avec Laurent Alexandre,
Laurent Alexandre, né le 10 juin 1960, n’est pas un farfelu. C’est un chirurgien-urologue français qui en outre a créé un site de vulgarisation médicale très sérieux que toutes les personnes qui s’intéressent à leur santé connaissent : doctissimo
Il a écrit un livre au titre très explicite : <La mort de la mort>
Luc Ferry vient de publier un ouvrage « La révolution transhumaniste : comment la technomédecine et l’uberisation du monde vont bouleverser nos vies » où il parle aussi de ces perspectives tout en restant plus prudent en parlant plutôt d’allongement de la durée de vie.
Dans un échange très fécond il a dialogué avec Michel Onfray et Alain Finkelkraut dans <l’émission de ce dernier de ce samedi 4 juin 2016>.
Mais que dit Yuval Noah Harrari de cette quête qu’il appelle « le projet Gilgamesh » ?
Il rappelle d’abord le mythe<de l’épopée de Gilgamesh>
« [Il s’agit ] du mythe le plus ancien qui nous soit parvenu : le mythe de Gilgamesh, de l’antique Sumer, dont le héros est l’homme le plus fort et le plus capable du monde : le roi Gilgamesh d’Uruk, qui pouvait vaincre tout le monde au combat. Un jour, meurt son meilleur ami, Enkidu. Gilgamesh resta assis à côté de son corps et l’observa plusieurs jours durant, jusqu’à ce qu’il vît un ver sortir de la narine de son ami. Saisi d’horreur, Gilgamesh résolut de ne jamais mourir. Il trouverait bien le moyen de vaincre la mort. Gilgamesh entreprit alors un voyage au bout de l’univers, tuant des lions, bataillant contre des hommes-scorpions et trouvant le chemin des enfers. Là, il brisa les mystérieuses « choses de pierre » d’UrShanabi, le nocher du fleuve des morts, et trouva Utnapishtim, le dernier survivant du Déluge originel. Mais Gilgamesh échoua dans sa quête et s’en retourna les mains vides, toujours aussi mortel, mais avec un surcroît de sagesse. Quand les dieux créèrent l’homme, avait-il appris, ils avaient fait de la mort la destinée inévitable de l’homme, et l’homme doit apprendre à vivre avec elle. »
Et il introduit ce sujet de la manière suivante :
« De tous les problèmes apparemment insolubles de l’humanité, il en est un qui est resté le plus contrariant, intéressant et important : le problème de la mort. Avant la fin des Temps modernes, la plupart des religions et des idéologies tenaient pour une évidence que la mort était notre inéluctable destin. De plus, la plupart des religions en firent la principale source de sens dans la vie. Essayons donc d’imaginer l’islam, le christianisme ou la religion de l’Égypte ancienne sans la mort. Toutes ces religions ont enseigné aux fidèles qu’ils devaient s’accommoder de la mort et placer leurs espoirs dans l’au-delà plutôt que de chercher à vaincre la mort pour vivre éternellement ici sur terre. Les meilleurs esprits s’employaient à donner un sens à la mort, non pas à essayer d’en triompher. »
[…]
« Les adeptes du progrès ne partagent pas ce défaitisme. Pour les hommes de science, la mort n’est pas une destinée inévitable, mais simplement un problème technique. Si les gens meurent, ce n’est pas que les dieux l’aient décrété, mais en raison de divers échecs techniques : crise cardiaque, cancer, infection. Et chaque problème technique a une solution technique. Si le cœur flanche, on peut le stimuler par un pacemaker ou en greffer un autre. Si un cancer se déchaîne, on peut le tuer par des médicaments ou des rayons. Les bactéries prolifèrent ? Les antibiotiques les soumettront. Certes, pour l’heure, nous ne pouvons résoudre tous les problèmes techniques, mais nous y travaillons. Nos meilleurs esprits ne perdent pas leur vie à essayer de donner un sens à la mort. Ils s’occupent plutôt à étudier les systèmes physiologiques, hormonaux et génétiques responsables de la maladie et du vieillissement. Ils mettent au point de nouveaux médicaments, des traitements révolutionnaires et des organes artificiels qui allongeront nos vies et pourraient un jour vaincre la Grande Faucheuse.
Récemment encore, on n’aurait jamais entendu des hommes de science, ou quiconque, tenir un langage aussi péremptoire. « Vaincre la mort ? Sottise ! Nous essayons simplement de soigner le cancer, la tuberculose et la maladie d’Alzheimer », protestaient-ils. Les gens évitaient la question de la mort parce que l’objectif semblait trop insaisissable. Pourquoi susciter des espérances déraisonnables ? Mais nous en sommes à un stade où nous pouvons parler sans détours. Le grand projet de la Révolution scientifique est d’apporter à l’humanité la vie éternelle. »
Bien sûr cet objectif peut être encore assez lointain. Mais Harari montre aussi comment ce projet ne vient pas de nulle part, mais est aussi le fruit de l’évolution récente de l’imaginaire de Sapiens :
« Combien de temps prendra le Projet Gilgamesh – la quête de l’immortalité ? Cent ans ? Cinq cents ? Mille ? Quand on songe au peu que nous savions sur le corps humain en 1900, et à la masse de connaissances accumulées en un siècle, on est fondé à être optimiste. Des spécialistes de génie génétique ont dernièrement réussi à multiplier par six l’espérance de vie moyenne du ver Caenorhabditis elegans . Pourquoi ne pas en faire autant pour Homo sapiens ? Des spécialistes en nanotechnologie travaillent à un système immunitaire bionique composé de millions de nano-robots, qui habiteraient nos corps, ouvriraient les vaisseaux sanguins obstrués, combattraient virus et bactéries, élimineraient les cellules cancéreuses et inverseraient même le processus de vieillissement. Quelques chercheurs sérieux suggèrent qu’en 2050 certains hommes deviendront a-mortels (non pas immortels, parce qu’ils pourraient toujours mourir d’une maladie ou d’une blessure, mais a-mortels : en l’absence de traumatisme fatal, leur vie pourrait être prolongée à l’infini).
Que le Projet Gilgamesh réussisse ou non, dans une perspective historique il est fascinant de voir que la plupart des religions et idéologies modernes ont déjà exclu la mort de l’équation. Jusqu’au XVIIIe siècle, la plupart des religions mettaient la mort et ses suites au centre de la question du sens de la vie. À compter du Siècle des Lumières, les religions et idéologies comme le libéralisme, le socialisme et le féminisme se désintéressèrent totalement de la vie après la mort. Qu’advient-il d’un communiste après sa mort ? D’un capitaliste ? Et d’une féministe ? Il est absurde de chercher la réponse dans les écrits de Marx, d’Adam Smith ou de Simone de Beauvoir. Le nationalisme est la seule idéologie moderne qui accorde encore à la mort un rôle central. Dans ses moments plus poétiques et désespérés, il promet à quiconque meurt pour la nation qu’il vivra à jamais dans sa mémoire collective. Mais cette promesse est si nébuleuse que même la plupart des nationalistes ne savent trop qu’en faire. »
Deux réflexions encore sur ce sujet :
D’abord du philosophe André Comte-Sponville qui devant cette perspective de la mort de la mort a dit qu’il détesterait une société issue d’une telle évolution d’abord parce que ce serait un monde uniquement de vieux et ensuite que ce serait un monde de trouillards.
De vieux, inutile d’expliquer mais de trouillards ? Tout simplement parce que la mort serait repoussé mais vous pourriez quand même être tué dans un accident, une explosion, un feu etc. Aujourd’hui nous faisons des tas de choses sans trop y penser parce que nous avons intégré le fait d’être mortel. Mais dans un monde où l’immortalité serait le standard, nous n’oserions plus agir devant le moindre risque.
Ensuite mon fils Alexis qui m’a dit simplement un jour quand nous discutions de cela : « Mais qu’appelle t’il « vie » ces gens-là ? Tu aurais mille ans mais rien de ce que tu es aujourd’hui n’aurait subsisté : tu aurais d’autres organes, probablement un autre cerveau, on aurait probablement remplacé tout ce qui fait ton être physique aujourd’hui ».
Alexis, qui fête ses 25 ans aujourd’hui, possède déjà une bien belle sagesse.
Souhaiterions-nous vivre dans ce monde d’a-mortel ?

Vendredi 3 juin 2016

Vendredi 3 juin 2016
« Les fonds de Alexander Webster et Robert Wallace »
Une autre histoire racontée par Harari dans Sapiens pages 302 à 305
Harari va nous raconter une nouvelle histoire de deux hommes de Dieu très prévoyants, si prévoyants que pour les choses terrestres ils font assez peu confiance à Dieu, mais beaucoup dans les mathématiques.
« En 1744, deux pasteurs presbytériens d’Écosse, Alexander Webster et Robert Wallace, décidèrent de créer un fonds d’assurance-vie qui verserait des pensions aux veuves et aux orphelins des ecclésiastiques morts. Ils proposèrent que chaque pasteur verse une petite fraction de son revenu au fonds, qui placerait leur argent. Si un pasteur mourrait, sa veuve toucherait des dividendes sur les profits réalisés par le fonds. Ainsi pourraient-elles vivre confortablement pour le restant de ses jours.
Mais pour déterminer à combien devait s’élever la cotisation des pasteurs pour que le fonds eut de quoi honorer ses obligations, Alexander Webster et Robert Wallace avaient besoin de pouvoir prédire :
 combien de pasteurs mourraient chaque année ;
 combien de veuves et d’orphelins ils laisseraient
 et combien d’années les veuves survivraient à leur époux. »
A ce stade, l’auteur facétieux, relève l’attitude réservée des deux pasteurs devant la providence et les textes sacrés :
« Remarquez bien ce que les deux hommes d’église ne firent pas. Ils n’implorèrent pas Dieu dans leurs prières pour qu’il leur révèle la réponse. Ils ne recherchèrent pas une réponse dans les saintes écritures ni dans les œuvres des anciens théologiens. Ils n’entrèrent pas non plus dans une dispute philosophique abstraite. »
Quand on s’éloigne des livres sacrés, il est possible de faire appel à l’intelligence et au raisonnement scientifique :
« Écossais, ils avaient le sens pratique. Ils contactèrent un professeur de mathématiques de l’université d’Édimbourg, Colin Mac Laurin. Tous trois recueillirent les données sur l’âge auquel les gens mouraient et s’en servirent pour calculer combien de pasteurs étaient susceptibles de trépasser chaque année.
Leur travail se fondait sur diverses percées récentes dans le domaine des statistiques et des probabilités, dont la loi des grands nombres de Jacob Bernoulli. Ce dernier avait codifié un principe : sans doute était-il est difficile de prédire avec certitude un fait unique, comme la mort d’un particulier, mais il était possible de prédire avec une grande exactitude l’occurrence moyenne de nombreux événements semblables. Autrement dit, si Mac Laurin ne pouvait se servir des mathématiques » pour dire si Alexander Webster et Robert Wallace mourraient l’année suivante, avec suffisamment de données il pouvait leur dire combien de pasteurs presbytériens écossais mourraient très certainement l’année suivante ».
Par chance, ils avaient des données toutes prêtes dont ils pouvaient se servir. Les tables de mortalité qu’Edmond Halley avait publiées un demi-siècle auparavant se révélèrent particulièrement utiles. Halley avait analysé les dossiers de 1238 naissances et 1174 décès obtenus auprès de la ville de Breslau, en Allemagne. Les tableaux d’Halley permettaient de voir par exemple, qu’une personne de 20 ans a une chance sur 100 de mourir une année donnée, mais qu’on passe à une chance sur 39 pour une personne âgée de 50 ans.
Partant de ces chiffres, Alexander Webster et Robert Wallace conclurent qu’il y aurait en moyenne, à tout moment, 930 pasteurs presbytériens écossais vivants. Une moyenne de 27 mourrait chaque année, dont 18 qui laisseraient une veuve. Cinq des pasteurs sans veuves laisseraient des orphelins, et deux des pasteurs quittant une veuve éplorée laisseraient aussi  des enfants nés de précédents mariages qui n’avaient pas encore atteint l’âge de seize ans. Ils calculèrent, en outre combien de temps s’écoulerait probablement avant qu’une veuve ne meurt à son tour ou se remarie (ces deux éventualités suspendant le versement de la pension).
Ces chiffres permirent à Alexander Webster et Robert Wallace de déterminer le montant de la cotisation des pasteurs soucieux de pourvoir aux besoins des leurs. Avec 2 livres, 12 shillings et 2 pence par an, un pasteur avait la certitude que sa veuve toucherait au moins 10 livres chaque année : une somme rondelette en ce temps-là. S’il estimait que cela ne suffisait pas, libre à lui de cotiser davantage, jusqu’à six livres, onze shillings et trois pence par an, ce qui assurerait à sa veuve la coquette somme de 25 livres par an.
En 1765, suivant leurs calculs, le fonds de prévoyance des enfants des pasteurs de l’église d’Écosse auraient un capital de 58 348 £. Leurs calculs se révélèrent d’une exactitude stupéfiante. Cette année-là, le capital du fonds s’élevait à 58 347 £, soit une livre de moins que prévu ! »
Cette œuvre que les deux pasteurs ont démarré en 1744, existe toujours :
« Aujourd’hui, le fonds de Webster et Wallace,  connu simplement sous le nom de « Scottish Widows » est une des plus grandes compagnies d’assurance du monde. Avec des actifs d’une valeur de 100 milliards de livres sterling, elle assure non seulement les veuves écossaises, mais quiconque veut souscrire une police d’assurance. »
Bien sûr, Harari raconte une histoire vraie pour mieux comprendre l’évolution de Sapiens
« Les calculs de probabilité comme ceux qu’utilisèrent nos deux pasteurs écossais allaient devenir le fondement de la science actuarielle (qui est au centre du marché des pensions et des assurances), mais aussi de la démographie (elle aussi fondée par un homme d’église, l’anglican Robert Malthus). Et la démographie fut à son tour la pierre d’angle sur laquelle Charles Darwin (qui faillit devenir pasteur anglican) construisit sa théorie de l’évolution. […]
Il suffit de regarder l’histoire de l’éducation pour mesurer où ce processus nous a conduit. Pendant la majeure partie de l’histoire, les mathématiques ont été un domaine ésotérique que même les gens instruits étudiaient rarement.
Dans l’Europe médiévale, la logique, la grammaire et la rhétorique formaient le noyau dur de l’éducation, tandis que l’enseignement des mathématiques allait rarement au-delà de l’arithmétique élémentaire et de la géométrie. Personne n’étudiait les statistiques. La théologie était la reine incontestée de toutes les sciences. […]
Les cours de statistiques font désormais partie des matières obligatoires de base en physique et en biologie, mais aussi en psychologie, en sociologie, en économie et en sciences politiques. […]
Confucius, bouddha, Jésus et Mahomet eussent été interloqués si on leur avait dit que, pour comprendre l’esprit humain et guérir ses maladies, il fallait commencer par étudier les statistiques. »
Je trouve cette histoire ainsi que le développement final de Harari extrêmement instructif : ce sont des hommes d’Eglise qui ont préféré faire appel à la rationalité des calculs et des lois statistiques expérimentées par les hommes pour faire progresser la connaissance humaine et aussi adoucir les épreuves que nous connaissons sur cette terre par des mécanismes de solidarité.

Jeudi 2 juin 2016

Jeudi 2 juin 2016
« En 1568, la Hollande était une simple province espagnole,
80 ans plus tard les Hollandais avaient évincé les espagnols pour devenir les maîtres des grandes routes océaniques et l’Etat le plus riche d’Europe.
Le secret de la réussite hollandaise : le crédit »
Vraie histoire de l’Espagne et des Pays Bas racontée par Harari Sapiens pages 372 à 375
Pour expliquer le capitalisme qui se base sur le crédit et la confiance, Harari prend un exemple historique qui se situe au début du XVIIème siècle : Le déclin et la montée en puissance, comme dans un miroir entre l’Espagne et les Pays-Bas :
« On trouve un aperçu de la toute nouvelle puissance du crédit dans le combat acharné opposant l’Espagne au Pays-Bas. Au XVIe siècle, l’Espagne est l’état le plus puissant d’Europe, dominant un vaste empire mondial. Elle gouvernait une bonne partie de l’Europe, d’énormes morceaux de l’Amérique du Nord et du Sud, les Philippines et tout un chapelet de bases le long des côtes d’Afrique et d’Asie. Chaque année des flottes chargées de trésors américains et asiatiques regagnaient les ports de Séville et de Cadix. Les Pays-Bas n’étaient qu’un petit marais venteux dépourvu de ressources naturelles un petit coin des dominions du roi d’Espagne.
En 1568, les hollandais, majoritairement protestants, se soulevèrent contre leur suzerain catholique espagnol. Au début, les rebelles ressemblaient à des Don Quichotte bataillant contre d’invincibles moulins à vent. 80 ans plus tard les hollandais avaient non seulement arraché leur indépendance à l’Espagne, mais aussi évincé les Espagnols et leurs alliés portugais pour devenir les maîtres des grandes routes océaniques et bâtir un empire mondial qui fit d’eux l’État le plus riche d’Europe.
Le secret de la réussite hollandaise le crédit.
Les bourgeois hollandais, qui n’avaient guère le goût du combat sur terre, recrutèrent des armées de mercenaires appelées à combattre les Espagnols pour leur compte.
Pendant ce temps, eux-mêmes prenaient la mer avec une flotte toujours plus importante. Si les armées de mercenaires et les flottes équipées de canons coûtaient une fortune, les hollandais avaient plus de facilité à financer leurs expéditions militaires que le puissant empire espagnol, parce qu’ils avaient la confiance du système financier européen en plein essor quand le roi espagnol ne cessait de la compromettre par négligence.
Les financiers accordèrent suffisamment de crédit aux hollandais pour qu’ils puissent monter des armées et des flottes, qui leur permirent de dominer les routes commerciales à travers le monde et leur assurèrent ainsi de confortables profits. Ces profits leur permirent de rembourser leurs emprunts, renforçant ainsi la confiance des financiers. Amsterdam devenaient à vue d’œil l’un des ports d’Europe les plus importants, mais aussi La Mecque financière du continent.
Comment les hollandais gagnèrent-il la confiance du système financier ?
Primo, ils veillèrent à rembourser les emprunts dans les délais et intégralement, rendant le crédit moins risqué pour les prêteurs.
Secundo, le système judiciaire de leur pays était indépendant et protégeaient les droits des particuliers : notamment, les droits attachés à la propriété privée.
Les capitaux s’éloignent des dictatures qui ne défendent pas les particuliers et leurs biens pour affluer dans les pays qui défendent l’état de droit et la propriété privée. »
Pour expliquer cela, le génial auteur de Sapiens copie Montaigne qui disait «  je n’enseigne pas je raconte »
« Imaginez-vous en fils d’une solide famille de financiers allemands. Votre père voit une occasion de développer ses affaires en ouvrant des succursales dans les grandes villes européennes. Il vous envoie à Amsterdam et dépêche votre frère cadet à Madrid, vous donnant à chacun 10 000 pièces d’or à investir. Votre frère prête son capital initial avec intérêt au roi d’Espagne, qui en a besoin pour lever une armée afin de combattre le roi de France. Vous décidez de prêter le vôtre à un marchand qui souhaite investir dans la brousse, à la pointe sud d’une île désolée qu’on appelle Manhattan, certain que l’immobilier va monter en flèche tandis que l‘Hudson se transformera en grande artère commerciale. Les deux prêts doivent être remboursés dans un an.
L’année passe. Le marchand hollandais vend la terre achetée avec un joli bénéfice et vous rembourse avec les intérêts promis. Votre père est content. À Madrid, cependant, votre petit frère commence à s’inquiéter. La guerre contre la France a bien tourné pour le roi d’Espagne, mais il s’est laissé entraîner dans un conflit avec les Turcs. Il a besoin de chaque sou pour financer la nouvelle guerre, et estime que c’est bien plus important que de rembourser de vieilles dettes. Votre frère envoie des lettres au palais et demande à des amis bien-être auprès de la cour d’intercéder. En vain, non seulement votre frère n’a pas touché les intérêts promis mais il a perdu le principal. Votre père est mécontent.
Et, pour comble, le roi dépêche auprès de votre frère un officier du trésor qui lui signifie, sans détour, que le roi compte bien recevoir un autre prêt du même montant, tout de suite. Votre frère n’a pas d’argent à prêter. Il écrit à papa, essayant de le persuader que cette fois, c’est la bonne. Le roi s’en sortira. Le pater familias a un faible pour le petit dernier : le cœur gros, il consent. De nouveau, 10 000 pièces d’or disparaissent dans le Trésor espagnol. On ne les reverra plus.
Pendant ce temps, à Amsterdam les perspectives sont brillantes. Vous accordez de plus en plus de prêts aux marchands hollandais, qui remboursent vite et intégralement.
Mais votre chance ne dure pas indéfiniment. Un de vos clients habituels a le pressentiment que les sabots vont bientôt faire fureur à Paris et vous demande de quoi ouvrir un magasin de souliers dans la capitale française. Vous lui prêtez l’argent. Malheureusement, les galoches ne sont pas au goût des Françaises, et le marchand maussade refuse de rembourser son emprunt.
Votre père est furieux. Il vous dit à tous les deux qu’il est temps de lâcher les hommes de loi. À Madrid votre frère engage des poursuites contre le monarque espagnol, tandis qu’à Amsterdam vous faites un procès au magicien des galoches d’antan.
En Espagne, les tribunaux sont soumis au roi : son bon plaisir décide du sort des juges, et ceux-ci redoutent le châtiment qui les attend s’ils ne se plient pas à son bon vouloir. Aux Pays-Bas, la justice est séparée de l’exécutif, elle n’est tributaire ni des bourgeois ni des princes du pays.
La cour madrilène rejette la plainte de votre frère ; la cour Amstellodamoise tranche en votre faveur et vous octroie un privilège sur les actifs du marchand de galoches afin de le forcer à vous rembourser. Votre père en a tiré la leçon. Mieux vaut faire des affaires avec les marchands qu’avec les rois, et mieux vaut en faire en Hollande qu’à Madrid. […]
Les peines de votre frère ne s’arrêtent pas là. Le roi d’Espagne a désespérément besoin d’argent frais pour payer son armée. Il est certain que votre père a des réserves. Il forge de toutes pièces des accusations de trahison contre votre frère. S’il ne lui fournit sur-le-champ 20 000 pièces d’or, il le jettera dans un cachot et l’y laissera croupir jusqu’à ce que mort s’en suive.
C’est plus que votre père ne peut supporter. Il paye la rançon de son fils chéri, mais se jure de ne plus jamais faire d’affaires en Espagne. Il ferme sa succursale madrilène et envoie votre frère à Rotterdam. Deux succursales en Hollande : cela semble être une bonne idée. Il s’est laissé dire que même les capitalistes espagnols sortent leur fortune en fraude du pays. Eux aussi comprennent que, s’ils veulent garder leur argent, et s’en servir pour acquérir plus de richesse, mieux vous l’investir dans un pays où prévaut l’État de droit et où la propriété privée est respectée : au Pays-Bas, par exemple.
Le roi d’Espagne a dilapidé le capital de confiance des investisseurs au moment même où les marchands hollandais gagnaient leur confiance. Et ce sont les marchands hollandais, non pas l’État hollandais, qui ont construit l’empire hollandais.
Le roi d’Espagne n’eut de cesse de financer et maintenir ses conquêtes en levant des impôts impopulaires.
Les marchands hollandais financèrent la conquête en empruntant, et de plus en plus aussi en vendant des parts dans leurs compagnies qui permettaient aux détenteurs de toucher une portion des profits.
Les investisseurs prudents qui n’auraient jamais donné leur argent au roi d’Espagne, et qui auraient réfléchi à deux fois avant de faire crédit au gouvernement hollandais se firent une joie d’investir des fortunes dans les compagnies par actions hollandaises qui furent le pivot d’un nouvel Empire. ».
C’est un peu romancé, mais c’est bien ainsi que l’Empire espagnol déclina et que les marchands hollandais firent fortune, construisirent un Etat riche et prospère et bâtirent un Empire commercial.
Confiance, état de droit, respect des contrats, furent les règles qui assurèrent leur prospérité.