Vendredi 3 juin 2016
« Les fonds de Alexander Webster et Robert Wallace »
Une autre histoire racontée par Harari dans Sapiens pages 302 à 305
Harari va nous raconter une nouvelle histoire de deux hommes de Dieu très prévoyants, si prévoyants que pour les choses terrestres ils font assez peu confiance à Dieu, mais beaucoup dans les mathématiques.
« En 1744, deux pasteurs presbytériens d’Écosse, Alexander Webster et Robert Wallace, décidèrent de créer un fonds d’assurance-vie qui verserait des pensions aux veuves et aux orphelins des ecclésiastiques morts. Ils proposèrent que chaque pasteur verse une petite fraction de son revenu au fonds, qui placerait leur argent. Si un pasteur mourrait, sa veuve toucherait des dividendes sur les profits réalisés par le fonds. Ainsi pourraient-elles vivre confortablement pour le restant de ses jours.
Mais pour déterminer à combien devait s’élever la cotisation des pasteurs pour que le fonds eut de quoi honorer ses obligations, Alexander Webster et Robert Wallace avaient besoin de pouvoir prédire :
combien de pasteurs mourraient chaque année ;
combien de veuves et d’orphelins ils laisseraient
et combien d’années les veuves survivraient à leur époux. »
A ce stade, l’auteur facétieux, relève l’attitude réservée des deux pasteurs devant la providence et les textes sacrés :
« Remarquez bien ce que les deux hommes d’église ne firent pas. Ils n’implorèrent pas Dieu dans leurs prières pour qu’il leur révèle la réponse. Ils ne recherchèrent pas une réponse dans les saintes écritures ni dans les œuvres des anciens théologiens. Ils n’entrèrent pas non plus dans une dispute philosophique abstraite. »
Quand on s’éloigne des livres sacrés, il est possible de faire appel à l’intelligence et au raisonnement scientifique :
« Écossais, ils avaient le sens pratique. Ils contactèrent un professeur de mathématiques de l’université d’Édimbourg, Colin Mac Laurin. Tous trois recueillirent les données sur l’âge auquel les gens mouraient et s’en servirent pour calculer combien de pasteurs étaient susceptibles de trépasser chaque année.
Leur travail se fondait sur diverses percées récentes dans le domaine des statistiques et des probabilités, dont la loi des grands nombres de Jacob Bernoulli. Ce dernier avait codifié un principe : sans doute était-il est difficile de prédire avec certitude un fait unique, comme la mort d’un particulier, mais il était possible de prédire avec une grande exactitude l’occurrence moyenne de nombreux événements semblables. Autrement dit, si Mac Laurin ne pouvait se servir des mathématiques » pour dire si Alexander Webster et Robert Wallace mourraient l’année suivante, avec suffisamment de données il pouvait leur dire combien de pasteurs presbytériens écossais mourraient très certainement l’année suivante ».
Par chance, ils avaient des données toutes prêtes dont ils pouvaient se servir. Les tables de mortalité qu’Edmond Halley avait publiées un demi-siècle auparavant se révélèrent particulièrement utiles. Halley avait analysé les dossiers de 1238 naissances et 1174 décès obtenus auprès de la ville de Breslau, en Allemagne. Les tableaux d’Halley permettaient de voir par exemple, qu’une personne de 20 ans a une chance sur 100 de mourir une année donnée, mais qu’on passe à une chance sur 39 pour une personne âgée de 50 ans.
Partant de ces chiffres, Alexander Webster et Robert Wallace conclurent qu’il y aurait en moyenne, à tout moment, 930 pasteurs presbytériens écossais vivants. Une moyenne de 27 mourrait chaque année, dont 18 qui laisseraient une veuve. Cinq des pasteurs sans veuves laisseraient des orphelins, et deux des pasteurs quittant une veuve éplorée laisseraient aussi des enfants nés de précédents mariages qui n’avaient pas encore atteint l’âge de seize ans. Ils calculèrent, en outre combien de temps s’écoulerait probablement avant qu’une veuve ne meurt à son tour ou se remarie (ces deux éventualités suspendant le versement de la pension).
Ces chiffres permirent à Alexander Webster et Robert Wallace de déterminer le montant de la cotisation des pasteurs soucieux de pourvoir aux besoins des leurs. Avec 2 livres, 12 shillings et 2 pence par an, un pasteur avait la certitude que sa veuve toucherait au moins 10 livres chaque année : une somme rondelette en ce temps-là. S’il estimait que cela ne suffisait pas, libre à lui de cotiser davantage, jusqu’à six livres, onze shillings et trois pence par an, ce qui assurerait à sa veuve la coquette somme de 25 livres par an.
En 1765, suivant leurs calculs, le fonds de prévoyance des enfants des pasteurs de l’église d’Écosse auraient un capital de 58 348 £. Leurs calculs se révélèrent d’une exactitude stupéfiante. Cette année-là, le capital du fonds s’élevait à 58 347 £, soit une livre de moins que prévu ! »
Cette œuvre que les deux pasteurs ont démarré en 1744, existe toujours :
« Aujourd’hui, le fonds de Webster et Wallace, connu simplement sous le nom de « Scottish Widows » est une des plus grandes compagnies d’assurance du monde. Avec des actifs d’une valeur de 100 milliards de livres sterling, elle assure non seulement les veuves écossaises, mais quiconque veut souscrire une police d’assurance. »
Bien sûr, Harari raconte une histoire vraie pour mieux comprendre l’évolution de Sapiens
« Les calculs de probabilité comme ceux qu’utilisèrent nos deux pasteurs écossais allaient devenir le fondement de la science actuarielle (qui est au centre du marché des pensions et des assurances), mais aussi de la démographie (elle aussi fondée par un homme d’église, l’anglican Robert Malthus). Et la démographie fut à son tour la pierre d’angle sur laquelle Charles Darwin (qui faillit devenir pasteur anglican) construisit sa théorie de l’évolution. […]
Il suffit de regarder l’histoire de l’éducation pour mesurer où ce processus nous a conduit. Pendant la majeure partie de l’histoire, les mathématiques ont été un domaine ésotérique que même les gens instruits étudiaient rarement.
Dans l’Europe médiévale, la logique, la grammaire et la rhétorique formaient le noyau dur de l’éducation, tandis que l’enseignement des mathématiques allait rarement au-delà de l’arithmétique élémentaire et de la géométrie. Personne n’étudiait les statistiques. La théologie était la reine incontestée de toutes les sciences. […]
Les cours de statistiques font désormais partie des matières obligatoires de base en physique et en biologie, mais aussi en psychologie, en sociologie, en économie et en sciences politiques. […]
Confucius, bouddha, Jésus et Mahomet eussent été interloqués si on leur avait dit que, pour comprendre l’esprit humain et guérir ses maladies, il fallait commencer par étudier les statistiques. »
Je trouve cette histoire ainsi que le développement final de Harari extrêmement instructif : ce sont des hommes d’Eglise qui ont préféré faire appel à la rationalité des calculs et des lois statistiques expérimentées par les hommes pour faire progresser la connaissance humaine et aussi adoucir les épreuves que nous connaissons sur cette terre par des mécanismes de solidarité.