Mardi 13 octobre 2015

« Avoir fixé ces grands courants sous-jacents, souvent silencieux, et dont le sens ne se révèle que si l’on embrasse de longues périodes de temps. Les événements retentissants ne sont souvent que des instants, que des manifestations de ces larges destins et ne s’expliquent que par eux » 
« Fernand Braudel
Ecrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1985, p. 13. »

Quand j’ai commencé à lire Fernand Braudel, c’était dans les années 1980, pendant mes années de Droit que j’avais entamé après avoir échoué après 3 années passées en mathématiques supérieures et en mathématiques spéciales au Lycée Kléber à Strasbourg, j’ai compris que je m’étais fourvoyé et que j’aurais dû faire des études d’Histoire.

J’ai tenté cette aventure, après être arrivé à Lyon, en 2002, et j’ai même réussi la licence d’Histoire avec mention « Bien » à l’âge de 46 ans. Mais j’ai dû interrompre cette aventure, au niveau du master, en raison des contraintes de la vie qui ne m’autorisaient pas de continuer cette fantaisie.

Ceci pour dire que Fernand Braudel est important pour moi.

Braudel distingue les temps de l’Histoire : le temps de l’immédiateté, de l’événementiel dans lequel nous sommes plongés :  des crises, des conflits, des réconciliations et des évènements de quelques mois ou de quelques années qui se déroulent dans notre vie.

Et puis il y a le temps des États, plus long qui dépasse notre temps humain.

Et enfin il y a le temps long, celui qu’il décrit par des grands courants sous-jacents.

Et dans le temps troublé d’aujourd’hui où on parle de la Syrie, de l’Irak, de la Turquie, de la Russie, de la France de l’Allemagne, du Pape  je voudrais partager avec vous cet écrit de Braudel sur la Méditerranée en 1985 :

« Et la Méditerranée au-delà de ses divisions politiques actuelles, c’est trois communautés culturelles, trois énormes et vivaces civilisations, trois façons cardinales de penser, je crois, de manger, de boire, de vivre…
En vérité, trois monstres toujours prêt à montrer les dents, trois personnages à interminable destin, en place depuis toujours, pour le moins depuis des siècles et des siècles.
Leurs limites transgressent les limites des états, ceux-ci étant pour elle des vêtements d’Arlequin , et si légers !
Ces civilisations sont en fait les  seuls destins de long souffle que l’on puisse suivre sans interruption à travers les péripéties et les accidents de l’histoire méditerranéenne.

Trois civilisations :

L’Occident tout d’abord peut-être vaut-il mieux dire la chrétienté, vieux mot trop gonflé le sens ; peut-être vaut-il mieux dire la romanité : Rome a été et reste le centre de ce vieil univers latin, puis catholique, qui s’étend jusqu’au monde protestant, jusqu’à l’Océan et à la mer du Nord, au Rhin et au Danube, au long desquelles la contre-réforme a planté ses églises baroques comme autant de sentinelles vigilantes ; et jusqu’au monde d’outre Atlantique comme si le destin moderne de Rome avait été de conserver dans sa mouvance l’empire de Charles Quint sur lequel  le soleil ne se couchait  jamais.

Le second univers, c’est l’islam, autre immensité qui commence au Maroc et va au-delà de l’océan indien jusqu’à l’Insulinde, en partie conquise et convertie par lui au XIIIe siècle après l’ère chrétienne. L’islam, vis-à-vis de l’Occident, c’est le chat vis-à-vis du chien. On pourrait dire un contre-Occident, avec les ambiguïtés que comporte toute opposition profonde qui est à la fois rivalité, hostilité et emprunt.
Germaine Tillon dirait des ennemis complémentaires. Mais quels Ennemis, quelle Rivaux !
Ce que fait l’un, l’autre le fait. L’Occident a inventé et vécu les croisades ; l’islam a inventé et vécu le djihad, la guerre sainte.
La chrétienté aboutit à Rome ; l’islam aboutit au loin à la Mecque et au tombeau du prophète, un centre nullement aberrant puisque l’islam court au long des déserts jusqu’au profondeur de l’Asie, puisqu’il est à lui seul, l’autre méditerranée, la contre-Méditerranée prolongée  par le désert.

Aujourd’hui, le troisième personnage ne découvre pas aussitôt son visage. C’est l’univers grec, l’univers orthodoxe. Au moins toute l’actuelle péninsule des Balkans, la Roumanie, la Bulgarie, la Yougoslavie presque entière, la Grèce elle-même, pleine de souvenirs, où l’Hellade antique s’évoque et semble revivre ; en outre, sans conteste, l’énorme Russie orthodoxe.
Mais quel centre lui reconnaître ? Constantinople, direz-vous, la seconde Rome, et Sainte-Sophie en son cœur. Mais Constantinople depuis 1453, c’est Istanbul la capitale de la Turquie. L’islam turc a gardé son morceau d’Europe après avoir possédé toute la péninsule des Balkans au temps de sa grandeur. Un autre centre a sans doute joué son rôle, Moscou, la troisième Rome… Mais lui aussi a cessé d’être un pôle rayonnant de l’orthodoxie. Le monde orthodoxe d’aujourd’hui, est-ce un monde sans père ? »
Fernand Braudel : La Méditerranée : l’Espace et L’Histoire Collection Champs de Flammarion, 1985, page 157-160

Depuis 1985, il s’est passé des choses mais inscrites dans la longue durée on traduira : La Russie est redevenue orthodoxe et Moscou le centre du monde orthodoxe.

Nous voyons des conflits, nous voyons des islamistes qui revendiquent le califat et veulent abolir les frontières entre l’Irak et la Syrie et nous nous étonnons que la Russie ne se range pas spontanément à nos côtés.

Mais voilà, il y a autour de la Méditerranée 3 mondes, que la révolution industrielle, les guerres mondiales et le communisme n’ont pas effacé , l’Occident dont font partie les Etats Unis, l’Islam et le monde Orthodoxe qui s’épient, se jalousent, s’allient et s’affrontent.

Il n’est même pas certain que la révolution numérique aura raison de ce partage qui dure depuis des siècles et des siècles.

France Culture a diffusé pendant l’été 5 émissions consacrées à Fernand Braudel.

http://www.franceculture.fr/personne-fernand-braudel.html

P.S. : Normalement vous savez tout cela, mais peut-être pour un rappel salutaire quelques dates :

Le christianisme catholique peut être daté du moment où l’empire romain est devenu chrétien sous Théodose. C’est lui qui En 380  publia l’édit de Thessalonique : « Tous les peuples doivent se rallier à la foi transmise aux Romains par l’apôtre Pierre, celle que reconnaissent le pontife Damase et Pierre, l’évêque d’Alexandrie, c’est-à-dire la Sainte Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »

Pour l’Islam, prenons comme date l’hégire qui désigne le départ des compagnons de Mahomet de La Mecque vers Médine, en 622.

Pour l’Orthodoxie qui a pris son envol à partir du moment où l’empire d’Orient avec pour capitale Constantinople s’est séparé de l’empire d’Occident. Mais la date symbole est certainement celle du Schisme de 1054 où le Pape de Rome et le patriarche de Constantinople se sont mutuellement excommuniés.

Enfin le protestantisme qui est analysé par Braudel comme un avatar du catholicisme et qui de toute évidence appartient à l’Occident, on peut revenir à la date du  31 octobre 1517 où Martin Luther aurait placardé sur les portes de l’église de la Toussaint de Wittemberg ses 95 thèses condamnant violemment le commerce des indulgences pratiqué par l’Église catholique, et plus durement encore les pratiques du haut clergé — principalement de la papauté.

Voici donc la profondeur historique des évènements auxquels notre monde et nos pays sont confrontés.

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