Mercredi 19 juin 2019

«On ne mange pas son prochain comme cela, qu’on soit néandertalien ou sapiens.»
Pascal Picq « Le sens des choses » première émission (16:30)

Donc les hommes mangent de la viande depuis des centaines de milliers d’année. De manière différenciée selon la région de la planète qu’ils occupent, le climat et la présence plus ou moins importante de végétaux capable de les nourrir.

Les esprits taquins diront, mais il y a des civilisations qui sont végétariennes !

Certes, mais selon les recherches récentes le végétarisme est apparu entre -600 et -500 avant notre ère, dans la vallée de l’Indus, au sein de la culture hindoue et du développement du jaïnisme qui est une religion (source : Histoires de l’Alimentation de Jacques Attali page 46). Car il a fallu le récit, le sacré et le développement des mythes pour renoncer à manger de la viande. Mais nous y reviendrons certainement. Constatons cependant que c’est très récent dans l’échelle de l’histoire humaine.

Mais s’ils mangent de la viande, l’idée qu’ils peuvent manger leurs congénères qui constituent « de la viande de proximité » peut être crédible.

Il pourrait même être questionné si le cannibalisme était très largement développé chez les premiers hommes.

Mais, il faut au préalable rappeler quelques définitions

« Le cannibalisme » est un terme générique qui n’est pas réservé aux humains. En fait, le cannibalisme est une pratique qui consiste à consommer un individu de sa propre espèce et s’applique à tous les animaux. Un « être humain cannibale » est plus précisément « un anthropophage ».

L’anthropophagie (du grec anthrôpos, « être humain », et phagía qui se rapporte à l’action de « consommer ») est donc la pratique du cannibalisme qui concerne exclusivement l’espèce humaine.

Il n’y a aucun doute que l’anthropophagie existait chez les premiers hommes, l’importance du phénomène n’est pas connue avec certitude.

Dans l’émission que j’ai citée hier Pascal Picq dit :  

« Pour les ancêtres des Néandertaliens qu’on appelle par commodité les pré-Néandertaliens, notamment sur des sites d’Espagne où il y a beaucoup de découvertes, vers 600 000 à 400 000 ans il y avait une stratégie de cannibalisme qui était quand même assez importante. On n’aime pas trop en parler, il y a des tabous autour du cannibalisme alors on se dit que c’était du cannibalisme rituel ou occasionnel ou de disette. Il semble quand même qu’il y avait une stratégie assez poussée comme on en connaîtra chez les amérindiens à d’autres époques, ce qui avait beaucoup scandalisé les espagnols lors de la conquête des Amériques.

Le nombre d’os qui ont été grattés, passes au silex et aux feux est absolument considérable. »

Il semble que le site le plus ancien actuellement connu est Atapuerca, en Espagne près de Burgos, vieux de 800 000 ans. On a trouvé en 1994, 11 ossements humains (enfants, femmes, hommes) avec des marques de décapitation, des stries de boucherie et des fractures anthropiques (notamment sur des os à moelle) opérées par des outils en pierre, le tout mêlé à des restes d’animaux (bisons, cerfs, moutons sauvages).

Ce <site> donne la parole à la préhistorienne Marylène Patou-Mathis :

« L’origine de ces pratiques semble (…) très ancienne. En effet, les ossements humains les plus anciens que nous connaissions en Europe, trouvés dans le site de la Gran Dolina d’Atapuerca, au nord de l’Espagne, et datés de 800 000 ans, étaient mêlés à des restes d’animaux et portent des marques de décapitation, des stries de  » boucherie  » et des fractures résultant d’une action humaine (notamment sur des os à moelle). Femmes, hommes et enfants auraient été consommés »

<Il y a aussi cet article du Figaro>

Pascal Picq donne raison à Jacques Attali lorsque ce dernier dit sa conviction, plus par intuition que par science, que le cannibalisme est structurant, dans la condition humaine, parce que manger l’autre, c’est manger le mal pour en recevoir la force

Et Pascal Picq d’ajouter :

« C’est peut être le cas que nous avons, en Ardèche, au Baume Moula ou on a trouvé des restes d’ossements humains néandertaliens qui portent des marques de traitement de boucheries. [Grâce à d’autres prélèvements sur les os] on est certain qu’il y a eu consommation de viande humaine »

Située face au Rhône, la grotte de Baume Moula-Guercy se trouve sur la commune de Soyons, un peu au sud de Valence. <Cet article> nous apprend qu’il y a près de 120 000 ans, un clan néandertalien établi dans la grotte de la Baume Moula-Guercy, en Ardèche aurait pratiqué l’anthropophagie en raison … du réchauffement climatique.

Il existe aussi le site de la Caune de l’Arago en France sur la commune de Tautavel, dans les Pyrénées-Orientales, et qui a donné naissance à « l’homme de Tautavel ». Cet article de la Dépêche de Toulouse évoque du « Cannibalisme rituel ».

Le cannibalisme avait donc de multiples causes, la disette, certains évoque aussi la volonté de terroriser un ennemi ou encore la consommation de facilité : il était plus facile de tuer un homme que grand nombre d’animaux.

Mais il semblerait que l’aspect rituel était très important dans ces pratiques.

Et Pascal Picq prétend que :

« Il y a encore beaucoup de rituels, même aujourd’hui, dans lesquels les cendres des morts ou même les parties des morts sont intégrés dans des plats de façon que l’on réintègre leur âme leur force ou certains aspects de leur spiritualité. »

J’ai voulu en savoir un peu plus et j’ai trouvé des chasseurs cueilleurs qui au XXème siècle vivaient dans les forêts tropicales de l’est du Paraguay : les Guayaki.

Guayaki signifie « rats féroces » mais ce sont leurs voisins et rivaux qui les appelaient ainsi, eux-mêmes s’appelaient « Aché » « vraies personnes » dans leur langue.

Il semble donc qu’avant 1960, il restait un groupe de Guayaki qui consommait tous leurs morts. Wikipedia nous apprend

« Les morts étaient mangés, quelle que soit la cause du décès. Si le décès avait lieu trop tard dans la journée ou bien la nuit, le cadavre était couvert de fougères, car il était interdit de manger la plupart des viandes à la nuit tombante. Ce n’est donc que le lendemain que le corps était découpé, avant d’être rôti sur un gril […]. Tous les membres du groupe participaient au repas sauf le père, la mère et le conjoint principal de la victime. Les fils et les filles du défunt pouvaient ou non être amenés à manger leur géniteur. Si le mort avait été victime d’un autre membre du groupe, celui-ci était exclu du repas ainsi que son père et sa mère. La pratique renvoie à celle de la chasse et au fait que le chasseur ne peut consommer le gibier qu’il a lui-même tué. Le repas suivait les règles qui gouvernent la consommation de gibier : ne pas rire, ne pas manger couché ou lorsque la nuit est tombée. Mais une fois la viande humaine consommée, les os du cadavre étaient brisés, sucés, puis jetés dans le feu ; le crâne était pilé et ses morceaux brûlés, la fumée emportant alors l’âme vers le ciel. La crémation des os répondait en fait à une double exigence : permettre la montée d’Owé — l’âme céleste, bénéfique — vers le ciel, et écarter Ianwé — l’âme tellurique, associée à tous les esprits mauvais et redoutée par les Aché.»

Vous pourrez en savoir davantage sur Wikipedia et plus encore dans cet article d’une ethnologue spécialiste des Guayaki : Hélène Castres «  Rites funéraires Guayaki »

Finalement, l’anthropophagie reste quand même un tabou, quelque chose que les hommes ne faisaient pas naturellement, il fallait un motif, un rite.

Et Pascal Picq dit cette phrase que j’utilise comme exergue pour résumer ce mot du jour :

« On ne mange pas son prochain comme cela, qu’on soit néandertalien ou sapiens »

A partir de l’Art préhistorique, il révèle aussi un fait qui me parait étrange et surprenant :

« A Lascaux sont représentés des aurochs, des cerfs, des chevaux, des bouquetins quelques prédateurs et on a pensé pendant longtemps que c’était des fresques, des représentations qui pouvaient avec quelques cultes rendre la chasse plus propice. Que Nenni ! En fait on s’aperçoit qu’ils mangeaient du renne. On peut imaginer qu’il existe une différence, comme l’exprime l’art préhistorique à Lascaux et ailleurs entre les espèces qu’on représente qui sont des espèces symboliques qui relient à leur cosmogonie, à leur conception de la création du monde et de ce que doit être le monde, dans les mondes imaginaires et le monde de l’au-delà et ils ne mangeaient pas les mêmes animaux que ceux représentés. »

Pascal Picq nous dit donc que les animaux que les hommes préhistoriques mangeaient n’étaient pas ceux qu’ils représentaient dans les grottes.

Pour revenir au cannibalisme humain

Wikipedia nous rapporte, que dans les terribles monstruosités auxquels le XXe siècle a donné naissance, il y eut une résurgence d’anthropophagie de masse pour des raisons de disette : pendant la famine soviétique de 1921-1922 et durant le siège de Leningrad. Et aussi en Chine :

« Selon l’universitaire chinois Yang Jisheng, Mao Zedong engage de 1958 au début 1960, le Grand Bond en avant qui « provoque un gigantesque désastre économique ». Pour approvisionner les villes, mais aussi pour briser la résistance paysanne comme en URSS sous le régime de Staline, « les paysans sont affamés ». Yang Jisheng indique que le nombre de personnes ayant perdu la vie de façon « anormale » pour l’ensemble de la Chine est de 36 millions et que des cas de cannibalisme sont alors constatés dans l’ensemble du territoire chinois. »

Je redonne le lien vers l’émission du « Sens des choses : de quoi manger est-il le nom » : Le sens religieux de la nourriture : cannibalisme et interdits religieux.

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Nous allons prendre avec Annie un week-end prolongé. Le prochain mot du jour sera publié le 24 juin 2019

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