Lundi 8 février 2016

Lundi 8 février 2016
«Nous sommes si imprégnés par la logique de l’entreprise que nous l’appliquons à nos propres vies» 
Thibault Le Texier docteur en économie, chercheur en sciences humaines 
Le chercheur Thibault Le Texier vient de publier un ouvrage «le Maniement des hommes».
Dans cet ouvrage il interroge non le capitalisme mais la gestion des hommes. Ce qu’on appelle aujourd’hui le management.
Management voici encore une invention anglo-saxonne mais en réalité d’origine française.
Wikipedia nous apprend que «L’usage actuel en français du terme « management » provient pour beaucoup d’un emprunt direct au terme anglo-saxon « management ». Cependant, selon l’Oxford English Dictionary le verbe anglais « to manage » et le substantif « management » découlent eux-mêmes d’un terme français du XVe siècle, « mesnager », signifiant en équitation « tenir en main les rênes d’un cheval », provenant lui-même de l’italien « maneggiare » (et du latin « manus » : la main). Il a subsisté en français en équitation au travers du mot « manège ». Par extension, « mesnager » a désigné à partir du XVIe siècle en français le fait de tenir les rênes d’une organisation (exploitation agricole, fabrique, administration, etc.) et non seulement d’un cheval.»
Bien sûr cette origine fait référence au “bon ménage”, c’est à dire à la bonne gestion du ménage. Mais aussi à “ménager”. Notamment quand il est question d’équitation, il y a l’idée de ménager sa monture.
Dans un entretien à Libération, Thibault Le Texier explique :
« Au départ, le verbe «manager» signifiait «prendre soin, s’occuper de» : il s’agissait d’aider un être dépendant – un enfant, un vieillard, un malade, un animal de ferme… – à rétablir un équilibre naturel ou à se développer harmonieusement. Avec le taylorisme, c’est fini : le manager ne prend plus soin des managés. Le patron n’est pas là pour faire la charité, il est là pour faire tourner la boîte. S’il se préoccupe de la santé de ses employés, c’est uniquement pour les rendre plus dociles et plus productifs. Il ne s’agit plus, comme au XIXe siècle, d’une habitude paternaliste louée par l’Eglise et instituée dans les mœurs. De la même façon aujourd’hui, Google va offrir des corbeilles de fruits à ses salariés pour éviter de les voir se faire débaucher par la concurrence. »
Mais ce que dénonce surtout ce chercheur c’est la diffusion de l’esprit de management à toutes les dimensions de la vie.
Ainsi dans l’entretien à Libération, il dit notamment : 
«Le principal facteur de diffusion de cette rationalité [managériale], c’est la place centrale qu’a pris l’entreprise dans nos sociétés. En un siècle, elle a accaparé tous les moyens nécessaires à notre survie : elle nous permet de nous déplacer, de nous nourrir, de nous loger, de nous habiller, mais aussi de nous informer ou de prendre soin de nos enfants. Etant chaque jour au contact de dizaines d’entreprises, nous sommes de plus en plus imbibés par leur logique. Autrefois, on passait plus de temps au contact de la famille, de l’Eglise, de l’Etat… On baignait dans un fluide différent.»
[…]
La «rationalité managériale» vise l’efficacité, l’organisation, le contrôle et la rationalisation. Par exemple, on standardise les environnements et les façons d’interagir avec eux, on rationalise la taille des pièces, la place des meubles, la hauteur des tables. A terme, toutes les tables du monde seront probablement à la même hauteur ! Si certains métiers sont davantage préservés, plus aucun territoire n’est imperméable à cette logique managériale. […]
Il y a un siècle, lorsque Taylor invente le management scientifique, l’entreprise est comme une grande famille : le patron est un père pour ses employés, et tout un réseau de relations familiales lient les membres de l’entreprise. Pour Taylor, tous ces liens personnels plombent la productivité – parce qu’on ne peut pas virer tel proche, parce qu’on recrute tel gendre alors qu’il est incompétent, etc. Taylor cherche alors à remplacer les relations de confiance et de proximité par des relations de contrôle indirectes. Désormais, le chef est celui qui mesure, qui organise, qui fixe des objectifs. Avant, les ouvriers possédaient leurs propres outils et leurs manières de faire, et ils pouvaient négocier directement avec le patron le prix de leur travail, leurs délais, etc. Avec le taylorisme, c’est le patron qui détermine tout cela, c’est à prendre ou à laisser. L’ouvrier devient un simple exécutant. Aujourd’hui, ce système s’applique partout, du secteur des services aux tâches domestiques, en passant par l’administration publique. La gestion est devenue universelle.[…]
De nos jours, on a du mal à penser la gestion tant on baigne dedans. La rationalité managériale est devenue un véritable sens commun, une évidence. Par exemple, personne ne questionne plus le principe d’efficacité, l’un des points cardinaux du management. Avant le XIXe siècle, ni l’efficacité ni le profit ne constituaient des critères de choix déterminants : on leur préférait généralement la solidarité familiale, la loyauté ou encore la confiance. Désormais, même en politique, l’efficacité est une valeur suprême – davantage que la justice ou la souveraineté. On peut décider de politiques très efficaces et parfaitement injustes sans que ça ne choque grand monde ! […]
Si l’entreprise a eu un tel succès, c’est parce qu’elle a extraordinairement amélioré notre quotidien. Elle a permis une abondance de biens et de confort indéniable. Et c’est elle qui incarne aujourd’hui le progrès, la modernité, la sacro-sainte croissance. Il ne faut donc pas céder à la théorie du complot : c’est nous qui, chaque jour, avec notre argent, plébiscitons les entreprises en achetant leurs produits. C’est un système très démocratique : chaque entreprise n’a que le pouvoir que nous lui donnons – même si on voit bien que les plus grandes peuvent influencer considérablement les consommateurs.
Le management a aussi été un levier d’émancipation sociale. Par exemple, des femmes au foyer ont appliqué le taylorisme à l’organisation de leurs tâches domestiques dès les années 1900, sous les encouragements de certaines féministes. Parce que ça pouvait leur donner une certaine dignité sociale : elles n’étaient plus des «bobonnes», elles devenaient des «ingénieures domestiques». De même, dans les usines, certains ouvriers ont réclamé eux-mêmes l’instauration du taylorisme, dans l’espoir de mettre des bornes à l’autorité des contremaîtres – une autorité parfois arbitraire et souvent despotique… Car tout n’était pas rose dans l’entreprise familiale, loin de là ![…]
Bien souvent, nous sommes tellement imprégnés par cette logique que nous l’appliquons à nos propres vies. De plus en plus, on nous demande de jouer à la fois le rôle du manager et celui du managé, de nous gérer nous-mêmes. Une fois bien disciplinés, on n’a plus besoin de chef : on va se fixer nous-mêmes nos objectifs, mesurer nos performances, remplir notre fiche d’évaluation, etc. Et on va le faire au travail, mais aussi dans notre vie privée. Des tas de manuels de coaching nous expliquent par exemple comment rationaliser les courses de Noël, la préparation du dîner, l’éducation de nos enfants, ou comment rencontrer l’âme sœur grâce aux méthodes de la Harvard Business School…[…]
Aujourd’hui, l’évolution des connaissances est si rapide que même des gens de 50 ans sont jugés has been et inutiles. Juger les individus essentiellement à l’aune de leur fonctionnalité et de leur efficacité peut avoir des conséquences désastreuses. On en a l’exemple tous les jours.
Le management serait une façon de gouverner, de l’ordre du politique ? […]
Le manager n’est ni un propriétaire ni quelqu’un qui recherche le profit. On a été sensibilisés aux excès du capitalisme, et on comprend relativement bien maintenant comment il fonctionne. Le management, en revanche, est souvent regardé comme une technique neutre et sans danger, une simple question d’efficacité. Le fait qu’il passe ainsi inaperçu, alors même qu’il imprègne en profondeur nos institutions et nos valeurs, est l’une de ses grandes forces. Il est donc plus que temps de le passer au crible de la critique. »
C’est une réflexion qui me parait féconde à tout esprit critique, c’est à dire un esprit non manichéen qui fait la part des choses et essaye de comprendre ce qui se passe dans sa vie et autour de lui.