Jeudi 14 Janvier 2016
« C’est chose tendre que la vie, et aisée à troubler… »
Montaigne – Essais – Livre III Chapitre IX « De la vanité «
André Comte-Sponville est un philosophe français né en 1952 à Paris. Il vient de publier un ouvrage ayant ce beau titre : «C’est chose tendre que la vie», inspirée d’une citation de Montaigne que j’ai choisie pour mot du jour d’aujourd’hui.
Et pour compléter cette réflexion je partage avec vous une Interview qu’André Comte-Sponville a offert à Libération dans son édition du 28 décembre 2015 «Se désencombrer pour retrouver ce qui compte»
En voici quasi l’intégralité :
Cette année a été particulièrement difficile, avez-vous éprouvé le besoin de «couper» ? Comment faites-vous pour «faire le vide» ?
«Couper», ce n’est pas le mot qui convient. Il m’arrive de changer de rythme, notamment quand je m’installe à la campagne pour quelques jours ou semaines. Mais je n’en continue pas moins d’écouter la radio, de regarder les informations télévisées, de lire les journaux… Je n’éprouve pas le besoin de me couper du monde. «Faire le vide», oui, parfois, mais pour retrouver la plénitude du corps et de la vie, du présent qui passe et demeure, du travail ou du repos, de la solitude ou de l’intimité à deux… Peu de chose y suffit : un peu de calme, de silence, de tendresse, de sensualité, d’activité, d’attention… Moments de simplicité et de paix, qui n’abolissent aucun combat mais qui les mettent tous, au moins pour un temps, à distance. C’est bien ainsi. Si nous avons été bouleversés par les attentats de janvier et de novembre, c’est que nous pensons que la vie vaut mieux que la mort. Il serait incohérent de ne pas savoir profiter du simple fait d’être vivant, lorsque l’horreur nous épargne ou ne nous atteint qu’indirectement. Refuser de se laisser emporter par le malheur, l’angoisse ou la haine, c’est aussi une façon de résister au terrorisme.
«Faire le vide» peut être une nécessité mais n’est-ce pas aussi fuir la réalité ?
Qui peut fuir ce qui nous enveloppe ? N’ayez pas peur : le monde sera toujours là ! Il ne s’agit pas de fuir la réalité, mais pas non plus de courir après en permanence ! Savoir ralentir, savoir s’arrêter parfois, c’est plutôt se donner les moyens d’habiter le réel, de prendre du recul, de retrouver en soi une capacité d’attention, de réflexion, de résolution… Se désencombrer de l’inessentiel, pour retrouver ce qui compte vraiment. Fuir non pas la réalité mais l’agitation, la dispersion, le «divertissement», au sens pascalien du terme. On n’en agira que mieux !
Vous êtes un adepte de la méditation. Comment pratiquez-vous cette activité ?
C’est un exercice indissociablement corporel et spirituel : se tenir assis, le dos droit (c’est le contraire de l’avachissement, mais aussi de la prosternation), le corps immobile, l’esprit attentif. Attentif à quoi, puisqu’on ne fait rien ? Au simple fait de vivre, de respirer, à ce qu’on sent et ressent, l’air qui passe dans les narines, cette douleur dans le genou, ce bruit dans le lointain, cette angoisse qui sourd, cette sérénité parfois qui s’installe… Regarder ses pensées venir et se dissiper («comme des nuages dans le ciel», disent les textes zen), sans s’y attacher ni les combattre. Ne pas juger. Ne pas rejeter. Laisser venir et partir. Action minimale, attention maximale. Ne rien faire, mais à fond !
Que vous apporte cette pratique ?
Rien de miraculeux. Mais un moment de silence, de lucidité, de simplicité, de tranquillité… C’est le contraire d’une prière : pas de mots, pas de demande, pas d’adoration ; juste l’attention silencieuse au corps qu’on est, au monde qui nous contient, à la continuité changeante du présent. Cela fait – parfois, rarement – comme un moment d’éternité.
C’est quoi un «moment d’éternité» ?
Qu’est-ce que l’éternité ? Pas un temps infini (car alors ce serait terriblement ennuyeux) mais un présent qui reste présent. C’est donc le présent même, dont nous sommes ordinairement séparés par le regret ou la nostalgie, l’espoir ou la crainte. L’éternité n’est pas l’immuabilité, mais la perduration toujours actuelle du devenir. Non la permanence, mais l’impermanence en acte et en vérité ! Il ne s’agit pas de vivre dans l’instant, ce que nul ne peut, mais d’habiter le présent qui dure et change. Quel que jour qu’on soit, c’est toujours aujourd’hui. Quelle que soit l’heure, c’est toujours maintenant. Et ce perpétuel maintenant est l’éternité même. C’est cela, que la philosophie m’a aidé à penser, la méditation m’aide à le vivre, y compris quand je fais tout autre chose que méditer ! On ne court le plus souvent qu’après l’avenir. Mais on ne court qu’au présent.
Tout simplement se désencombrer de ce qui n’est pas essentiel pour retrouver ce qui compte vraiment et habiter le présent.