Mercredi 13 Janvier 2016

Mercredi 13 Janvier 2016
« La définition de la santé »
Michel Serres
En restant sur le sujet des vœux de bonne année, le mot qui apparait le plus souvent c’est «bonne santé».
Dans l’esprit de beaucoup cela signifie probablement absence de maladie.
Mais est-ce bien la bonne définition de la santé ?
Par ce mot du jour, je partage une réflexion de Michel Serres qu’il a déployée dans son émission hebdomadaire sur France Info <Le sens de l’info du 20 décembre 2015>
 
Michel Serres : 
« La santé il faudrait d’abord la définir […]
Je voudrais citer un livre fameux livre paru en 1940, signé d’un certain docteur <René Leriche> (1879-1955) qui était issu d’une famille de médecins lyonnais et qui s’intitulait « Chirurgie de la douleur ».
Ce médecin avait vécu les horreurs de la guerre 14-18 et avait tenté de créer une chirurgie moins agressive, moins douloureuse, un peu plus anesthésique. Il était devenu le champion de la lutte contre la douleur.
Dans ce livre, il cite une phrase qu’il avait prononcée en 1937 et qui l’avait rendu très célèbre : […] « La santé, c’est la vie dans le silence des organes »
Cette définition est simple, elle est géniale et correspond au vécu des gens qui oublient leur corps quand ils sont en bonne santé. Car quand vous êtes en bonne santé, aucun geste ne vous coûte, ce qui signifie qu’aucun organe ne proteste contre le geste que vous faites, l’action que vous menez. C’est bien le silence des organes. […].
J’ai une objection maintenant.
Cette phrase signifie que quand les organes bougent, s’expriment, parlent, ils n’expriment que la douleur, que la souffrance. Ce serait donc une définition que négative […].
Il y a eu une révolution médicale avec l’invention de la pénicilline [1928], des antibiotiques [dont la pénicilline fut le premier d’entre eux] et d’autres médicaments qui ont complétement bouleversé notre rapport à la maladie car il permettait la guérison de la maladie.
Et sont apparus à la même époque les antalgiques, les analgésiques, les anesthésiques etc qui ont complément bouleversé notre rapport à la souffrance et à la douleur. […] Dès lors, la définition de la santé change et la [définition du docteur Leriche n’est plus exacte.]
Collectivement, l’espérance de vie se met à croitre, l’arrivée des guérisons et des recouvrements de la santé augmentent considérablement.
On parle aujourd’hui de ce silence-là, du bien-être, de l’état de forme. Et par conséquence on dit bien que lorsque les organes parlent, ils expriment le plaisir.
Dans le passé la santé était définie individuellement par le rapport à la douleur et aujourd’hui la santé est définie collectivement dans les statistiques par rapport à l’espérance de vie et individuellement par rapport au bien-être.
Il y a eu un changement colossal, comme un renversement de la définition de la santé [de négatif à positif]. […]
On a démontré désormais que l’action des différents ministères,  la création de l’OMS, la création de la sécurité sociale ont tellement changé notre rapport au corps qu’on pense même que ces actions collectives sont plus importantes dans la révolution que je parle que les [inventions médicales] à proprement parler.
Autrefois la santé était un don du ciel, un don de la nature, un don du hasard et on ne faisait que se battre contre [la maladie] alors qu’aujourd’hui notre santé est entre nos mains en grande partie.
La définition aujourd’hui de la santé est statistiquement collective, deuxièmement le bien-être et troisièmement nous en sommes responsables. […]
En 2013, par exemple aux Etats-Unis, 17 citoyens américains sont morts pour cause de terrorisme et 400 000 sont morts pour cause de tabac.
Si 400 000 sont morts pour cause de tabac, c’est qu’ils fumaient et s’ils fumaient, c’est qu’ils voulaient bien fumer.
La santé devient un problème éthique, elle est grandement entre nos mains.
On voit donc combien la définition du professeur Leriche devient désuète.
Nous avons changé de médecine, nous avons changé de société et nous avons changé de morale. »
Bonne santé à tous pour 2016