Mercredi 5 octobre 2016
«L’externalisation de notre vie amoureuse»
Christopher Trout, journaliste sur le magazine en ligne Engadget
Xavier de la Porte suit avec attention les dernières nouveautés qui nous viennent le plus souvent des Etats-Unis.
Externaliser est le maître mot des grandes entreprises pour toutes les tâches peu rentables ou celles dont elles ne veulent pas s’encombrer.
Et certains ont donc imaginé, d’externaliser aussi certaines des phases de la vie amoureuse…
«Vous connaissez tous les sites et applications de rencontres amoureuses, de OkCupid à Tinder. Tous ces lieux, pour apporter satisfaction à celui ou celle qui les fréquente nécessitent, du temps et des compétences. Il faut savoir se présenter, bien choisir les profils des cibles potentielles, il faut discuter – même un minimum – il faut fixer un rendez-vous etc. D’aucun diraient que c’est un vrai boulot.
D’où l’idée ingénieuse d’en faire un business, en proposant aux usagers de ces plateformes de le faire pour eux. Dans un papier tout à fait instructif du magazine Engadget, le journaliste Christopher Trout raconte ce nouveau business de l’externalisation de notre vie amoureuse. Il raconte donc ces entreprises qui s’appellent TinderDoneForYou ou Swagoo, qui vous proposent d’atteindre exactement votre but. Qu’il soit une rencontre d’un soir ou l’amour d’une vie, ces entreprises les promettent (TinderDoneForYou vous garantit qu’il vous faudra au maximum 12 rendez-vous pour trouver l’homme ou la femme de votre vie). Pour ce faire, il va d’abord s’agir d’optimiser votre profil. Il y aura d’abord de longues conversations avec un conseiller auquel vous direz tout. L’entreprise peut si vous le voulez, rédiger la présentation qui sera inscrite sur le site. Puis il faudra faire des photos qui vous avantagent (où l’on apprend au passage que des photographes se sont professionnalisés dans la photographie à destination des réseaux sociaux, et de Tinder en particulier) Celles-ci seront sélectionnées par un panel de conseillers humains (12 femmes si vous êtes un homme). Ensuite, ce sont encore des conseillers qui vont sélectionner les profils qui sont susceptibles de vous intéresser (en fonction de ce que vous leur avez dit) et qui vont même caler les rendez-vous. (Certaines entreprises vous faisant des propositions de lieux, de vêtements à porter, et même de sujets de conversation). Bref, vous payez (de 450 à 1300 dollars) et vous n’avez plus qu’à vous asseoir en face du sujet de votre désir.
Mais cette économie de l’amour externalisé ne se limite pas à la rencontre. Il existe des sites qui promettent d’être un meilleur amoureux, en, par exemple, vous faisant parvenir un cadeau à destination de la femme aimée, dont vous avez forcément oublié l’anniversaire (ces sites visent un public masculin, allez savoir pourquoi). D’autres sites vous aident à quitter l’être anciennement aimé en rédigeant le texto ou le mail de rupture (voire en envoyant un cadeau de rupture, où l’on apprend aussi qu’il existe des cadeaux de rupture). Et il y a même des sites qui vous promettent la gestion la plus parfaite de votre divorce, depuis le choix de l’avocat jusqu’à la proposition d’agendas partagés pour la gestion des enfants.
Notre premier réflexe serait de trouver cela complètement débile. Mais ce serait en négliger certains aspects. D’abord, malgré la grande naïveté de ces entreprises (et d’ailleurs, le journaliste se rit des choix qui sont faits pour lui), elles vont à l’encontre d’une algorithmisation des processus amoureux puisque à chaque étape, même si elles recourent à des data-scientists (des spécialistes des données), elles font une large part à l’humain. Ce qui est en soi intéressant.
Malgré tout, on pourrait trouver étrange cette proposition de délégation de nos choix amoureux. Cela dit, je me souviens avoir discuté à Mumbai avec de jeunes indiennes appartenant manifestement aux classes les plus élevées. Elles parlaient un anglais parfait, se destinaient à de brillantes carrières et étaient, à leur manière, tout à fait entreprenantes. Pourtant, elles défendaient mordicus le mariage arrangé. A mes questions étonnées, elles répondirent : “eh bien nos parents sont ceux qui nous connaissent le mieux et ils ont une expérience que nous n’avons pas, ils feront le meilleur choix pour nous.” Après tout, tous ces sites et applications ne promettent pas autre chose, mais dans un autre horizon culturel, où la tradition cède la place à une marchandisation extensive.
Bref, on accuse beaucoup les machines et l’informatique de prendre des décisions à notre place, mais il faudrait plutôt regarder notre paresse, notre crainte du choix, et l’aptitude de certains à en faire une économie.»
Voilà, quand on pensait que les algorithmes allaient tout faire, on en revient à l’archaïsme des mariages arrangés par les parents ou à la modernité de la sous traitance de toutes les étapes qui mènent au couple, voire au-delà …