Lundi 21 décembre 2020

« C’est l’art et seulement lui, qui m’a retenu, ah ! il me semblait impossible de quitter le monde avant d’avoir fait naître tout ce pour quoi je me sentais disposé, et c’est ainsi que j’ai mené cette vie misérable »
Ludwig van Beethoven, dans le « Testament d’Heiligenstadt » du 6 octobre 1802

Ludwig van Beethoven aimait rire et boire. Il aimait la compagnie, avait beaucoup d’amis et du succès auprès des femmes.

Il n’était pas beau mais disposait d’un charisme incroyable. Et il subjuguait les élites viennoises par sa virtuosité pianistique et ses talents d’improvisateur.

Sa musique se vendait très bien et il disposait de mécènes riches qui lui permettaient de vivre confortablement.

Il disposait donc énormément d’atouts dans sa vie pour vivre avec bonheur, passion et réussite.

Il écrit même dans une lettre :

« Parfois je pense devenir fou devant ma gloire imméritée, la chance me poursuit et j’ai déjà peur pour cette raison d’un nouveau malheur. »
Lettre de Beethoven à Nikolaus Zmeskall cité <ICI>

Mais une terrible maladie va le frapper : la surdité.

Beethoven a commencé à ressentir les premiers symptômes de la surdité vers l’âge de 26-27 ans (1796-1797). D’abord localisés au niveau de l’oreille gauche, des acouphènes persistants se sont ensuite propagés à l’oreille droite.

Pendant longtemps, il va vouloir cacher cette infirmité qu’il sent comme une humiliation : comment avouer mal entendre et être musicien ? Il va chercher la solution auprès des médecins, gardant l’espérance d’une guérison. Mais à cette époque les médecins avaient peu de moyens d’intervention et peu de méthodes d’investigations. Le feuilleton de la radio télévision belge, tout au long des dix épisodes, invite un spécialiste de l’histoire de la médecine pour évoquer l’état de l’art et aussi les remarquables progrès qui vont être réalisés tout au long du XIXème siècle. Pour lui, à l’époque de Beethoven, seuls les chirurgiens avaient la technique pour vraiment améliorer certains des problèmes de santé des malades, mais pour le reste il y avait peu de remèdes et beaucoup d’appel à la bienveillance de la nature et à la miséricorde de Dieu.

Beethoven va pour la première fois s’ouvrir de cette maladie à son ami de jeunesse et de Bonn, de 5 ans son ainé, : Franz Gerhard Wegeler qui est devenu médecin. Cette lettre envoyée de Vienne est datée du 29 juin 1801.

Au début de la lettre, il décrit une situation enviable :

« Tu veux savoir quelque chose de ma situation : eh bien, cela ne va pas trop mal. […] Lichnowski m’a versé une pension de 600 florins, que je dois toucher, aussi longtemps que je ne trouverai pas de position qui me convienne. Mes compositions me rapportent beaucoup, et je puis dire que j’ai plus de commandes que je n’y puis satisfaire. Pour chaque chose, j’ai six, sept éditeurs, et encore plus, si je veux m’en donner la peine. On ne discute plus avec moi : je fixe un prix, et on le paie. Tu vois comme c’est charmant. »

Mais dans la seconde moitié de la lettre, il aborde frontalement son handicap :

« Malheureusement, un démon jaloux, ma mauvaise santé, est venu se jeter à la traverse. Depuis trois ans, mon ouïe est toujours devenue plus faible. Cela doit avoir été causé par mon affection du ventre, dont je souffrais déjà autrefois, comme tu sais, mais qui a beaucoup empiré ; car je suis continuellement affligé de diarrhée, et, par suite, d’une extraordinaire faiblesse. Frank voulait me tonifier avec des reconstituants, et traiter mon ouïe par l’huile d’amandes. Mais prosit ! cela n’a servi à rien ; mon ouïe a toujours été plus mal, et mon ventre est resté dans le même état. Cela a duré ainsi jusqu’à l’automne dernier, où j’ai été souvent au désespoir. Un âne de médecin me conseilla des bains froids ; un autre, plus avisé, des bains tièdes du Danube : cela fit merveille ; mon ventre s’améliora, mais mon ouïe resta de même, ou devint encore plus malade. Cet hiver, mon état fut vraiment déplorable : j’avais d’effroyables coliques et je fis une rechute complète. […] Je puis dire que je mène une vie misérable. Depuis presque deux ans, j’évite toute société, parce que je ne puis pas dire aux gens : « Je suis sourd ». Si j’avais quelque autre métier, cela serait encore possible ; mais dans le mien, c’est une situation terrible. Que diraient de cela mes ennemis, dont le nombre n’est pas petit !

Pour te donner une idée de cette étrange surdité, je te dirai qu’au théâtre je dois me mettre tout près de l’orchestre pour comprendre les acteurs. Je n’entends pas les sons élevés des instruments et des voix, si je me place un peu loin. Dans la conversation, il est surprenant qu’il y ait des gens qui ne l’aient jamais remarqué. Comme j’ai beaucoup de distractions, on met tout sur leur compte. Quand on parle doucement, j’entends à peine ; oui, j’entends bien les sons, mais pas les mots ; et d’autre part, quand on crie, cela m’est intolérable. »

Et il lui fait cette demande :

« Je te supplie de ne rien dire de mon état à personne »

Il écrit quelques jours plus tard à un autre ami proche Karl Amenda, théologien et violoniste :

« Mon cher, mon bon Amenda, mon ami de tout cœur, avec une émotion profonde, avec un mélange de douleur et de joie j’ai reçu et lu ta dernière lettre. À quoi puis-je comparer ta fidélité, ton attachement envers moi ! Oh ! cela est bien bon, que tu me sois toujours resté si ami. […] Combien je te souhaite souvent auprès de moi ! car ton Beethoven est profondément malheureux. Sache que la plus noble partie de moi-même, mon ouïe, s’est beaucoup affaiblie. Déjà, à l’époque où tu étais près de moi, j’en sentais les symptômes, et je le cachais ; depuis, cela a toujours été pire. Si cela ne pourra jamais être guéri, il faut attendre (pour le savoir) ; cela doit tenir à mon affection du ventre. Pour celle-ci, je suis presque tout à fait rétabli ; mais pour l’ouïe, se guérira-t-elle ? Naturellement, je l’espère ; mais c’est bien difficile, car de telles maladies sont les plus incurables. »

On comprend bien que cette découverte est dramatique pour le compositeur et musicien. Beethoven est désemparé et il fuit de plus en plus les conversations et tente de cacher son état. En 1802, son médecin, Johann Adam Schmidt, lui conseille une cure de repos et de silence à la campagne. Beethoven décide de partir pour Heiligenstadt qui est une petite ville au nord de Vienne, où il espère trouver un peu de calme. Et le 6 octobre 1802, il décide d’écrire une lettre bouleversante, connue aujourd’hui sous le titre de « Testament de Heiligenstadt ». Il ajoutera un petit texte le 10 octobre 1802.

Cette lettre est adressée à ses frères, mais probablement à toute l’humanité, au moins à tous ses amis et connaissances. Elle contient toute la souffrance et la détresse du musicien face à la tragédie qu’il vit.

Elle ne sera jamais envoyée ni à ses frères ni à quiconque, mais sera retrouvée après sa mort par Anton Schindler et Stephan von Breuning dans un tiroir secret de l’armoire de Beethoven aux côtés de la Lettre à l’immortelle Bien-aimée.

On ne sait pas s’il s’agit d’un vrai testament. Beethoven rédigera par la suite deux autres testaments : en 1824, puis peu avant sa mort, en 1827

Ce document peut aussi se lire comme une trace que l’on laisse derrière soi avant de se suicider même si dans le texte il affirme avoir renoncé à se suicider pour continuer à composer.

De manière surprenante, dans l’entête de sa lettre datée du 6 octobre 1802, il laisse un espace et n’écrit pas le nom de son second frère : Johann :

« Pour mes frères Carl et [espace ] Beethoven.

Il veut d’abord expliquer qu’il entend les critiques qu’on peut lui adresser de fuir la société, d’être « misanthrope », irritable, mais il veut se justifier et expliquer la raison profonde de son attitude :

« Ô vous ! hommes qui me tenez pour haineux, obstiné, ou qui me dites misanthrope, comme vous vous méprenez sur moi.

Vous ignorez la cause secrète de ce qui vous semble ainsi, mon cœur et mon caractère inclinaient dès l’enfance au tendre sentiment de la bienveillance, même l’accomplissement de grandes actions, j’y ai toujours été disposé, mais considérez seulement que depuis six ans un état déplorable m’infeste, aggravé par des médecins insensés, et trompé d’année en année dans son espoir d’amélioration. »

Et en des mots simples il explique sa surdité et les situations insupportables que cela crée pour lui :

« j’étais ramené durement à la triste expérience renouvelée de mon ouïe défaillante, et certes je ne pouvais me résigner à dire aux hommes : parlez plus fort, criez, car je suis sourd, ah ! comment aurait-il été possible que j’avoue alors la faiblesse d’un sens qui, chez moi, devait être poussé jusqu’à un degré de perfection plus grand que chez tous les autres, un sens que je possédais autrefois dans sa plus grande perfection, dans une perfection que certainement peu de mon espèce ont jamais connue »

Et il avoue qu’il a pensé au suicide :

« Mais quelle humiliation lorsque quelqu’un près de moi entendait une flûte au loin et que je n’entendais rien, ou lorsque quelqu’un entendait le berger chanter et que je n’entendais rien non plus ; de tels événements m’ont poussé jusqu’au bord du désespoir, il s’en fallut de peu que je ne misse fin à mes jours. »

Et dans ce document il affirme qu’il se serait suicidé s’il n’avait pas la conscience, la certitude, l’intuition, je ne sais quel est le bon mot, qu’il avait encore tant d’œuvres à donner à l’humanité :

« C’est l’art et seulement lui, qui m’a retenu, ah ! il me semblait impossible de quitter le monde avant d’avoir fait naître tout ce pour quoi je me sentais disposé, et c’est ainsi que j’ai mené cette vie misérable – vraiment misérable ; un corps si irritable, qu’un changement un peu rapide peut me faire passer de l’euphorie au désespoir le plus complet – patience, voilà tout, c’est elle seulement que je dois choisir pour guide, je l’ai fait – durablement j’espère, ce doit être ma résolution, persévérer, jusqu’à ce que l’impitoyable Parque décide de rompre le fil, peut-être que cela ira mieux, peut-être non, je suis tranquille – être forcé de devenir philosophe déjà à 28 ans, ce n’est pas facile, et pour l’artiste plus difficile encore que pour quiconque  »

Il lègue alors ses biens à ses deux frères en leur recommandant de ne pas se disputer et d’être heureux. Et il donne ce conseil humaniste :

« Recommandez à vos enfants la vertu, elle seule peut rendre heureux, pas l’argent, je parle par expérience, c’est elle qui même dans la misère m’a élevé, je la remercie autant que mon art, pour m’avoir fait éviter le suicide – adieu et aimez-vous »

Après plusieurs jours de désespoir, l’état psychique de Beethoven s’améliore. Plongé dans l’écriture de ses deuxièmes et troisièmes symphonies notamment, Beethoven retrouve son énergie créatrice.

<Wikipedia> écrit :

« Mais Beethoven sortit victorieux de cette crise, résolu à affronter son destin plutôt que de s’abattre : c’était le début de la période « Héroïque » qui allait durer jusqu’en 1808 et l’apothéose de la Cinquième symphonie. »

Beethoven perd complètement ses capacités auditives en 1818. Il est possible de le savoir avec une certaine certitude, grâce aux écrits, aux lettres de Beethoven mais aussi grâce aux fameux cahiers de conversation de Beethoven. Ces cahiers de conversation sont de véritables témoignages des dix dernières années de la vie de Beethoven.

Sur le site de <resmusica> un article du 26 mars 2020 revient plus en détail sur les causes possibles de surdité, mais relate aussi comment Beethoven va tenter de lutter concrètement contre son impossibilité d’entendre :

« Il commande à Conrad Graf, facteur de piano de la Cour Impériale de Vienne, un instrument à quadruple cordes, utilise un résonateur, fixe un cornet acoustique sur un serre-tête pour composer, ou une baguette de bois tendue entre ses dents et la caisse de résonance du piano. »

Il utilise la possibilité de faire vibrer la masse osseuse pour essayer de sentir les vibrations et sentir ainsi la musique.

Il va aussi faire appel à un ingénier bavarois Johann Nepomuk Maelzel pour qu’il fabrique des cornets acoustiques, de plus en plus perfectionnés, pour tenter d’entendre.

Maelzel qui sera aussi l’inventeur du métronome qu’il présentera à Beethoven qui en sera enchanté et donnera des indications métronomiques concernant notamment ses symphonies. Indications extrêmement rapides que la plupart des chefs négligent pour adopter des tempos beaucoup plus lents.

Le site <Médecine des arts> essaie de mettre en lien la surdité et l’œuvre musicale.

Car ce qui est extraordinaire c’est que c’est pendant sa période de surdité que Beethoven va écrire ses plus grands chefs d’œuvres, ceux qui vont révolutionner la musique et constituent encore, pour les mélomanes d’aujourd’hui, une offrande inouïe à l’Art et à l’humanité. Une œuvre qui par sa seule existence justifie l’humanité, alors que le désastre écologique qui est en cours, du fait de l’homme, nous fait désespérer de notre espèce et nous demander s’il était utile qu’elle se développe pour devenir l’espèce dominante.

Beethoven entendait la musique à l’intérieur de son esprit et de son corps isolé des sons extérieurs.

Le site <resmusica> rappelle la première interprétation de la 9ème symphonie :

« En 1824 pour la création de la Symphonie n° 9, il est complètement sourd, reste le dos tourné à la salle ne constatant son triomphe qu’après que la cantatrice Karoline Unger le prend par les épaules pour qu’il constate l’ovation du public.»

Le testament d’Heiligenstadt ainsi que les lettres cités se trouvent en intégralité sur ce site https://fr.wikisource.org/wiki/Vie_de_Beethoven/Lettres

Vous pourrez y lire aussi une autre lettre qu’il a écrit, le 16 novembre 1801, à son ami Wegeler et dans laquelle il a cette phrase

« Je veux saisir le destin à la gueule. Il ne me courbera certainement pas tout à fait. »

Comme œuvre, je vous propose aujourd’hui <L’andante du quatuor à cordes N° 9> qui a été écrit en 1806 et fait partie des 3 quatuors à cordes opus 59 « Razumovsky » dans une interprétation du quatuor Belcea.

Et si vous voulez entendre l’œuvre en entier dans la <version lumineuse du Quatuor Alban Berg de Vienne>

<1511>

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