Jeudi 19 mars 2015
«Traiter avec le diable ?»
Pierre Grosser
Le secrétaire d’Etat américain Kerry vient de déclarer <Au final nous devrons négocier [avec Bachar el Assad] >. Alors que le Président français avait déclaré que Bachar El-Assad étant à la fois « le principal responsable du malheur de son peuple et de la montée des groupes terroristes en Syrie », il ne peut pas être « un interlocuteur crédible pour lutter contre Daech et préparer l’avenir » de ce pays. Depuis la diplomatie américaine est revenu partiellement sur ses déclarations.
Toujours est-il, que de plus en plus les Etats occidentaux expriment des positions tranchées et binaires : ligne rouge, axe du mal, dictateur avec qui il est interdit de parler. Avec ces positions si « peu diplomatiques », il sont le plus souvent acculés à se déjuger et laisser la ligne rouge être franchie sans réagir ou finalement parler quand même avec celui qu’ils avaient banni du champ diplomatique. Bref, ils se décrédibilisent.
L’émission de France Culture <Du Grain à moudre avait réalisé une émission sur le thème : avec qui ne peut-on pas négocier ?>
Des invités défendaient la position qu’on ne pouvait négocier avec Bachar El-Assad mais le plus intéressant était Pierre Grosser auteur de l’ouvrage : « Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au XXIe siècle »
Pierre Grosser parle de « La « disneyisation » des relations internationales [qui] amène à diviser le monde en diables, victimes et sauveurs. Le monde non-occidental serait un zoo de dictateurs qui n’ont pas compris le sens de l’histoire, mais aussi un stock de victimes absolues et d’icônes de la résistance, souvent féminines ([telles] Aung San Sui Kyi en Birmanie ou les femmes « victimes » de l’islamisme), implorant l’Occident pour qu’il agisse ».
Il précise encore que les diables peuvent être des figures du Mal, mais que toutes celles-ci ne sont pourtant pas des ennemis et que tous les ennemis ne sont pas des diables. Ce diable peut être un individu, un régime ou une puissance, mais aussi le terrorisme, la tyrannie ou la violence de masse s’exerçant contre les civils. On peut citer le cas d’Oussama Ben Laden, Saddam Hussein ou Bachar al-Assad sans compter l’Iranien Mahmoud Amaninejad.
Bref, on place un régime ou un homme dans le camp du mal ou du diable et on s’interdit de négocier avec lui.
Israël ne veut pas négocier avec le Hamas ni avec l’Iran. Et si on suit certains européens, il ne faudrait pas négocier avec la Russie de Poutine !
Mais on ne fait pas la paix avec ses amis ! on négocie et on traite forcément avec ses ennemis !
Les Alliés n’ont pas hésité de traiter avec Staline pour lutter contre Hitler, Staline responsable selon les dernières analyses de <9 millions de morts sur le territoire de l’Union Soviétique>
Par suite Nixon et Kissinger sont allés négocier avec Mao <A qui on attribue plusieurs dizaine de millions de victimes de ses concitoyens>.
El-Assad est un très petit joueur à côté de ces criminels.
Mais la diabolisation de l’ennemi est surtout une marque d’incohérence et d’inconséquence dans le panorama diplomatique d’aujourd’hui où les Etats occidentaux ne sont plus prêts financièrement à assurer les frais d’un conflit « total » et les peuples « à verser l’impôt du sang ».
Parce qu’on peut ne pas négocier avec Hitler mais alors il faut le détruire et accepter le coût que cela représente.
Et sinon, et nous sommes aujourd’hui dans ce cas, il faut accepter de négocier.
Vous trouverez ci-après une analyse du livre de Grosser : http://politique-etrangere.com/2014/07/24/traiter-avec-le-diable-les-vrais-enjeux-de-la-diplomatie-au-xxie-siecle/
Je cite cet article :
« L’auteur s’interroge ainsi sur les processus de diabolisation de l’adversaire et les impasses auxquels ces derniers conduisent le plus souvent. Il entend identifier les « prismes cognitifs » qui bloquent la relation à l’autre une fois celui-ci diabolisé : « Il s’agit de mettre le doigt sur les perceptions et les raisonnements qui, loin d’éclairer l’action politique, l’entraînent sur des voies potentiellement dangereuses ».
[…] Les mécanismes de diabolisation fonctionnent à partir d’une (dis)qualification morale qui fige mentalement le jugement et, partant, les situations rendent ainsi « difficiles les interactions avec l’ennemi, une fois que celui-ci a été diabolisé ». Le propos de Grosser rejoint celui d’autres historiens des relations internationales, qui conduisent depuis plusieurs années des travaux sur les attitudes mentales et les images de l’autre, attitudes et images qui jouent inévitablement sur les processus de décision. «
Je reprendrai la conclusion » la diplomatie a été précisément créée pour traiter avec des monstres »
C’est une invite à réfléchir et ne pas se laisser enfermer dans des choix simplistes et binaires.