Mercredi 12/03/2014

Mercredi 12/03/2014
« L’introduction du marché – qui suppose l’égalité juridique entre les contractants –
mine les sociétés d’ordres et de statuts.
[…] la montée en puissance des mécanismes de marché
a sa part dans l’établissement de la démocratie. »
Laurence Fontaine
Laurence Fontaine est une historienne qui vient de publier aux éditions Gallimard Le marché, histoire et usages d’une conquête sociale.
Dans cet ouvrage, elle défend le marché, certes régulé, mais elle affirme que le marché est un des seuls moyens pour les plus pauvres et les plus démunis pour sortir de leur état et pour retrouver les voies de l’égalité et de l’honneur. Elle prend le contre-pied de ceux qui pensent que le marché est l’ennemi de l’égalité et des modestes.
J’ai découvert cette historienne et ses thèses dans l’émission : Les-matins de France Culture du 06-01-2014.
En revanche le mot du jour est extrait d’un entretien publié par le Point dont voici un extrait :
[…] pourquoi s’en prendre aux mécanismes de l’échange entre les hommes, et non aux hommes eux-mêmes ? Le marché ne fait, en effet, que refléter les préférences des individus ; il est aussi l’occasion de manifester leur capacité à coopérer (d’où la polysémie du mot « commerce » – comme dans « il est d’un commerce agréable »), mais aussi leur cupidité. Le marché, je le montre dans mon livre, est un legs de l’histoire. Il s’est lentement dégagé des interdits qui en bloquaient le développement – comme l’interdit du crédit à intérêt par l’Église. Le commerce de l’argent a longtemps été confié à des étrangers dans la cité, à des groupes discriminés. N’étant pas citoyens, ils ne risquaient pas d’utiliser leur enrichissement à des fins politiques. Si la finance, aujourd’hui, est mal régulée, c’est peut-être parce que la gauche ne s’y est pas beaucoup intéressée : elle trouvait ça dégoûtant…
[pour théoriser un marché comme espace symbolique de l’échange entre acteurs économiques autonomes…]Au départ, il y a une transaction, et c’est de là qu’il faut partir. La fixation d’un prix, après discussion, entre une personne qui fait une offre et une autre qui détermine le montant qu’elle est prête à payer. C’est cet accord entre des personnes qui est important. Ensuite, en effet, viennent les lieux de socialité où se concrétisent ces transactions. Étudier leur histoire nous renseigne sur la manière dont le marché a évolué au fil des âges. J’ai voulu découvrir la manière dont il s’est dégagé progressivement des entraves qui avaient été mises à son développement par les pouvoirs.
Vous insistez beaucoup sur la dimension morale du marché : c’est le lieu où l’individu peut conquérir son autonomie – les femmes en particulier ; et il présuppose une égalité juridique entre contractants – ce pourquoi il serait incompatible avec les sociétés d’ordres et d’états. Pourquoi ?
Parce que les sociétés d’ordres sont fondées sur la distinction de groupes sociaux de nature profondément inégalitaire. Les nobles doivent constamment démontrer et afficher leur supériorité. Ils ne sauraient échanger sur un marché libre avec des individus qui n’appartiennent pas à la même caste qu’eux. Un aristocrate ne connaît que le don et le privilège, pas l’échange marchand et le prix négocié, puisque c’est lui qui est censé fixer la valeur des choses. On le voit bien avec l’exemple des œuvres d’art : si un grand seigneur a goûté un tableau, il s’en fera de nombreuses copies. La valeur de l’œuvre tient à l’appréciation de cet aristocrate, et non, comme aujourd’hui, à la cote de son créateur. D’ailleurs, le noble ne va pas lui-même au marché ; il y envoie ses serviteurs. Il ne saurait s’abaisser à négocier un prix sans déroger. Et lorsque ses fournisseurs lui envoient leur facture, il les corrige de sa main, afin de montrer que c’est lui qui établit les prix. Ce que j’ai montré, c’est comment l’introduction du marché – qui suppose l’égalité juridique entre les contractants – mine les sociétés d’ordres et de statuts. Contrairement à une idée répandue, la montée en puissance des mécanismes de marché a sa part dans l’établissement de la démocratie.
[…] J’ai voulu montrer, dans mon livre, que ces petits colporteurs, ces marchands ambulants, font partie du même système que les puissants marchands qui envoient leurs bateaux à l’autre bout du monde. Tout se tient dans le marché. Le local et le lointain sont solidaires. Le capitalisme, c’est quoi ? Faire de l’argent avec du temps. Cela concerne tous ceux qui agissent sur un marché.
[…]
Pour vous, l’accès au marché est l’intérêt de tous et, en particulier, des plus démunis et des exclus du monde du travail. Pourquoi ?
Parce que le marché est l’un des lieux d’expression privilégiés de la créativité personnelle. Je m’intéresse aux stratégies de survie des pauvres dans les pays du Sud, comme ici, dans l’Europe de la crise. Il paraît évident que l’accès au marché permet de sortir la tête hors de l’eau. J’ai étudié le cas de familles pauvres à plusieurs époques de notre histoire : l’imagination déployée est, dans certains cas, extraordinaire. Mais pour démarrer une activité, il faut du capital, et c’est ce qui a toujours fait défaut aux pauvres. Tout le monde devrait pouvoir accéder à ce capital de départ. En outre, l’accès au marché entraîne d’autres bénéfices, comme l’amélioration de l’hygiène et du niveau d’éducation. On a longtemps attribué au calvinisme la propreté étonnante des intérieurs hollandais, dès le XVIe siècle. Je montre qu’il s’agissait, pour des familles vivant du commerce laitier, de protéger leur production qui se serait gâtée sinon. L’apparition de la femme marchande au XVIIe siècle, en France, m’apparaît aussi comme une conquête féminine.
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