Jeudi 14 avril 2016

Jeudi 14 avril 2016
«Ce pays qui aime les idées »
Sudhir Hazareesingh
Plusieurs intellectuels étrangers s’inquiètent de l’état des idées en France.
La France que ces intellectuels aiment est universaliste. Elle est incarnée par Voltaire, Rousseau, Diderot, Montesquieu, l’encyclopédie.
Plus récemment, Raymond Aron, Sartre, Braudel,  Levi Strauss, Bourdieu qui sont tous des penseurs qui traitent de l’universalité, des réflexions qui concernent le Monde et l’être humain dans son essence.
Aujourd’hui, nos intellectuels se referment sur l’Hexagone et livres après livres ne parlent que de la France, de son identité et de son malheur.
Faut-il rappeler quelques titres ?
La liste serait longue, il y a bien quelques essais pour sortir de la morosité comme <Le Réveil français, de Laurent Joffrin>
Mais même dans ce dernier cas, fi de l’universalisme, il n’est question que de la France, de l’Hexagone.
D’où cette inquiétude, des intellectuels étrangers sont beaucoup continuent à aimer la France. Le plus récent est un ouvrage de l’historien israélien, professeur à l’Université de Tel Aviv,  Shlomo Sand, qui signe aux éditions La Découverte La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq,
Schlomo Sand rappelle que « La grande qualité de l’intellectuel français, (…) est cet humanisme universaliste qui a commencé à être porté par Voltaire, par Rousseau, par Diderot… » pour regretter la situation actuelle.
Mais l’exergue du mot du jour est un livre <Ce pays qui aime les idées, histoire d’une passion française> de Sudhir Hazareesingh, professeur à Oxford. Il est né dans l’île Maurice dans une famille de lettrés et de hauts fonctionnaires d’origine indienne. Son ouvrage avait pour titre en version originale: «Comment les Français pensent. Portrait affectueux d’un peuple intellectuel ».
Je l’ai entendu dans plusieurs émissions de radio <Ici il était l’invité des Matins de France Culture> et aussi <Dans l’émission la Grande Table>
Mais pour partager avec vous ses réflexions, je m’appuie sur un article de l’Express : <La France croit devoir penser pour le reste du monde>
Voici un large extrait de cet entretien
«Votre dernier livre traduit en français, Ce pays qui aime les idées, est la synthèse d’une trentaine d’années consacrées à l’histoire des idées en France, mais aussi une tentative de réponse à la question: pourquoi les Français sont-ils si pessimistes ? Quelle est votre réponse, à vous, qui êtes familier des rives de la Seine et qui enseignez de l’autre côté du Channel, dans la prestigieuse université d’Oxford?
Le “malaise français” est au cœur des débats intellectuels depuis une vingtaine d’années: perte de repères idéologiques, crise du modèle républicain, euroscepticisme et rejet de la mondialisation, obsession du “déclinisme” devenue l’idée fixe de la classe politique. […]
Comment expliquez-vous le contraste entre le pessimisme collectif des Français et, à en croire les sondages, leur relatif optimisme individuel ?
J’y vois la résurgence d’un courant classique de l’individualisme français, à la fois frivole et cérébral, orienté vers ce que Benjamin Constant a appelé la “jouissance paisible de l’indépendance privée”. Dans Le Mystère français, Hervé Le Bras et Emmanuel Todd soulignent l’écart entre le pessimisme conscient des Français et leur optimisme inconscient au cours des trente dernières années: d’où la bonne tenue du taux de natalité, la baisse du nombre de suicides et d’homicides, les progrès de la réussite scolaire, l’émancipation des femmes et l’intégration des immigrés.
Cet état d’esprit n’est pas si nouveau. Il est ancré chez les élites depuis l’ère postrévolutionnaire, dites-vous. Y compris à gauche, où vous avez même repéré un “désespoir progressiste”? On ne sait plus à qui se fier…
Eh oui, la gauche n’a pas toujours baigné dans un optimisme béat, fondé sur la croyance au progrès. En 1863, au faîte de la gloire de Napoléon III, Proudhon écrit: “Je crois que nous sommes en pleine décadence, et plus je reconnais que j’ai été dupe de mon excessive générosité, moins il me reste de confiance dans la vitalité de ma nation.”
Les premières pages de votre essai sont consacrées au discours du ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin contre l’intervention armée en Irak, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le 14 février 2003. C’est plutôt inattendu, comme entrée en matière?
J’ai choisi ce discours parce que c’est un condensé de l’esprit français, un mélange de virilité et de verve enracinées dans ce que la rhétorique française a de meilleur. Un appel à la raison et à la logique cartésienne, construit sous le signe d’oppositions binaires: conflit-harmonie, intérêt personnel- bien commun, politique de puissance-moralité… L’auteur se fait le porte-parole d’une sagesse ancestrale: “Nous sommes les gardiens d’un idéal, nous sommes les gardiens d’une conscience…” Avec le recul, cet exercice apparaît comme un ultime morceau de bravoure, le dernier acte d’une magnifique tradition universaliste.
N’est-ce pas le cas de nombreuses nations que de se considérer comme investies d’une mission, les Etats-Unis, la Russie, Israël…?
Certes, mais la France a la particularité de mettre en avant ses prouesses morales et intellectuelles, et la conviction de devoir penser pour le reste du monde. Au XIXe siècle, Auguste Comte affirme que Paris est le centre de l’humanité, parce que l'”esprit philosophique” y règne. L’historien Ernest Lavisse écrit en 1890 que la mission de la France est de “représenter la cause de l’humanité”. La Révolution française a été la source des idéaux messianiques français: liberté, égalité, fraternité, droits de l’homme…
Vous avez été frappé par l’étrange culte à la culture célébré par les Français. Il s’agit vraiment d’une spécificité nationale ?
J’en suis convaincu. Ce culte se reflète dans la consécration de l’écrivain, véritable guide spirituel de la société, et dans l’importance accordée au style, à la syntaxe, au mot juste, au monde des idées. En 1944, un petit manuel avertis sait les soldats britanniques du débarquement: “Vous aurez souvent l’impression [que les Français] se disputent violemment, alors qu’ils ne font que débattre d’une idée abstraite.”
Du début des années 1950 à la fin des années 1970, j’ai répertorié le “nouveau roman”, la “nouvelle vague”, la “nouvelle histoire”, la “nouvelle philosophie”, la “nouvelle société”, la “nouvelle gauche”, la “nouvelle droite” – sans oublier la “nouvelle cuisine”…
[…] A quoi repérez-vous la sensibilité “néoreligieuse” de la société française laïcisée ?
Au vocabulaire. L’intellectuel est un “clerc”; son engagement, une “foi”; sa rupture avec une idéologie, une “hérésie” ou une “délivrance”… Rappelez-vous Edgar Morin racontant son adhésion au communisme comme “l’espérance du salut dans la rédemption collective”. Et depuis la Révolution, les héros nationaux entrent au Panthéon, une ancienne église, et de Gaulle est devenu le Saint-Père national.
[…] Dernière caractéristique des Français cartésiens, selon vous, l’inclination pour l’utopie…
Cette prédisposition utopiste puise sa source chez Rousseau, qui considère que la faculté première de l’homme est l’imagination. Les œuvres de Louis-Sébastien Mercier, Saint-Simon, Charles Fourier, Etienne Cabet sont toutes marquées par la révolte contre l’injustice et par l’ambition d’épanouir la nature humaine. Par ailleurs, le raisonnement utopique est marqué par son caractère systématique et radical. 
Ces idéaux progressistes ont contribué à l’adhésion de très nombreux Français au communisme. Car, au fond, les promesses du Parti communiste français ne renvoyaient-elles pas à l’ambition des Lumières de former des citoyens instruits partageant une morale laïque commune, à l’aspiration rousseauiste à régénérer l’homme, au désir de Fourier de promouvoir une plus grande harmonie sociale, au culte de la perfection et de l’industrie de Saint-Simon, à la “dictature bienveillante” de Cabet… ?  »
Je trouve très revigorant de lire ce regard plutôt bienveillant mais aussi critique d’un étranger sur la France.
Et j’aime cet exergue, car je crois en effet, que la France est un pays qui aime les idées, et moi j’aime cela.