Vendredi 11 mars 2016
« Sans l’art, l’homme est, certes, efficace, mais, au fond, il n’est guère meilleur qu’un chimpanzé se servant d’une pierre pour casser une noix.
Or l’intelligence humaine naît du baiser des Muses.»
Or l’intelligence humaine naît du baiser des Muses.»
Nikolaus Harnoncourt
Le 5 décembre 2015, alors qu’il devait encore honorer quelques concerts qui avaient été prévus à son agenda, Nikolaus Harnoncourt a écrit à son public par un billet manuscrit : «Cher public. L’état de mes forces physiques me contraignent à renoncer à mes projets futurs.»
Et il est mort le 5 mars 2016, 3 mois après, à l’âge de 86 ans.
Oui ! Parce que lui n’aspirait pas à la retraite, sa vie était vouée à l’art et à la musique.
Il existe des activités qui occupent notre temps et certaines qui le remplissent.
C’est une grâce infinie quand le métier, l’activité rémunérée permet de remplir notre espace et notre vie. Ce fut le destin de Nikolaus Harnoncourt, un rebelle, un homme qui disait non.
Il était violoncelliste à l’orchestre symphonique (pas le Philharmonique) de Vienne et il disait non : non on ne doit pas jouer Bach comme on le joue, ni Mozart.
Il a alors créé un petit ensemble nommé le concentus musicus de Vienne qui jouait sur instruments d’époque et s’est dans un premier temps concentré sur l’interprétation de la musique baroque. Avec ses amis, Ils ont analysé, répété et réinventé une manière d’interpréter pendant 7 ans, entre eux, avant de se révéler au public par des concerts.
Et leur interprétation, la sonorité des instruments tout le discours musical comme allait le conceptualiser Harnoncourt créèrent des grandes polémiques, les uns criaient « au génie », les autres « Au Fou ».
La première fois que j’entendis les concertos brandebourgeois joués par le concentus musicus je me suis résolument rangé dans la seconde catégorie.
Et puis j’ai évolué, j’ai la faiblesse de croire que Harnoncourt aussi. Parce que les premières interprétations étaient peut être authentiques mais écorchaient les oreilles. Ce n’est plus le cas et désormais on n’interprète plus Bach, plus Mozart après Harnoncourt qu’avant lui. C’est cela la marque des grands hommes.
La chanteuse Patricia Petitbon lui a rendu un bel hommage :
«Il m’a fait comprendre que la musique c’était savoir faire des choix, savoir être libre, savoir être sincère, trouver sa propre voie même si elle n’est pas forcément comprise par les autres. Je le voyais comme un sculpteur de marbre : il avait un bloc de marbre devant lui, il le fracassait et en faisait ce qu’il voulait. Il incarnait la volupté, la générosité, il n’avait pas peur d’aller au-delà, il était incroyablement lumineux. Il avait cette capacité de se fondre dans l’instant et dans l’éternité de la musique»
L’express a republié une interview du 24 janvier 2007 que vous trouverez ici : http://www.lexpress.fr/culture/musique/la-musique-va-bien-au-dela-de-la-beaute_478639.html dont j’ai tiré l’exergue du mot du jour et dont je cite les extraits suivants :
« L’art est du domaine de l’imaginaire et nous a été donné comme contrepoint au monde matériel. De nos jours, nous vivons le triomphe de l’utilitaire: plus l’homme possède, plus il croit être heureux. C’est donc tout naturellement que l’on est arrivé à se persuader que l’art, et donc son apprentissage à l’école, ne servait à rien. On semble ne pas comprendre qu’on ne produira ainsi que des hédonistes et que l’on risque de voir disparaître la dimension qui différencie l’homme de l’animal. Sans l’art, l’homme est, certes, efficace, mais, au fond, il n’est guère meilleur qu’un chimpanzé se servant d’une pierre pour casser une noix. Or l’intelligence humaine naît du baiser des Muses. […]
[…] De nos jours, la musique met en avant l’approche anglo-saxonne, qui privilégie la prestation instrumentale. Tout doit être « bien joué ». Malheureusement, j’ai l’impression que beaucoup de gens se satisfont de cette situation: trouver une homogénéité. Mais où est le contenu? C’est là que le bât blesse. L’art ne peut être réduit à des paramètres techniques. La musique n’est pas un loisir, une détente; elle intervient dans notre vie, et peut donc déranger. Le plus simple, bien sûr, c’est de refuser l’affrontement et de ne rechercher qu’une forme de beauté qui puisse distraire du quotidien. L’art devient un simple ornement. Or plus on s’efforce de comprendre la musique, plus on voit qu’elle va bien au-delà de la beauté.[…]
Très souvent, lorsqu’on vit un moment tendu, on constate que le verbe n’est d’aucune aide. La musique, elle, dans presque chaque situation émotionnellement forte, peut atteindre l’âme. […] Je n’utiliserai à aucun moment un instrument parce qu’il est ancien. Je le choisis parce qu’il me permet de transposer au mieux ma vision d’une œuvre. On ne peut jamais reproduire le passé. Il faudrait les musiciens de l’époque, la lumière de l’époque, les spectateurs de l’époque – qui ne connaissent pas, au contraire de nous, la musique des siècles suivants. J’aime Shakespeare, Michel-Ange ou Monteverdi non pour leur époque, mais pour leurs chefs-d’œuvre, qui transcendent le temps. L’homme change, sans doute. Mais une grande partie de lui restera toujours identique tant qu’il sera mortel. C’est pour cela que les expériences de nos ancêtres nous sont à ce point accessibles. Si vous lisez Pascal, vous apprenez qu’il existe deux façons de penser: une qui s’attache à la raison arithmétique et l’autre, à la raison du cœur. Je suis d’accord. Et quand le cœur n’y est pas, il n’y a plus rien.»
Sur YouTube vous trouverez énormément de vidéos de ce musicien exigeant et fascinant :