Mardi 8 mars 2016
«Mon éditeur est furieux et me prend pour un parasite»
Umberto Eco
Umberto Eco est décédé le 19 février 2016 d’un cancer à 84 ans.
Il est connu notamment pour ses deux romans initiaux « Le Nom de la rose » (1980) puis le Pendule de Foucault (1988).
Mon ami Fabien m’avait prêté un livre moins connu : <un livre de petites histoires dont le titre est « Comment voyager avec un saumon »>
En hommage, je partage avec vous l’Histoire qui a donné son nom à ce livre :
Comment voyager avec un saumon
A en croire les journaux, notre époque est troublée par deux grands problèmes : l’invasion des ordinateurs et l’inquiétante expansion du Tiers-Monde. C’est vrai, et moi je le sais. Dernièrement, j’ai fait un voyage bref, un jour à Stockholm et trois à Londres.
À Stockholm, j’ai eu le temps d’acheter un saumon fumé énorme, à un prix dérisoire. Il était soigneusement emballé dans du plastique, mais on m’a conseillé, puisque j’étais en voyage, de le garder au frais. Facile à dire.
Heureusement, à Londres mon éditeur m’avait réservé une chambre de luxe, équipée d’un frigo-bar. Arrivé à l’hôtel, j’ai eu l’impression d’être dans une légation de Pékin pendant la révolte des Boxers. Des familles campant dans le hall, des voyageurs enfouis sous des couvertures dormant sur leurs bagages… Je m’informe auprès des employés, tous Indiens, plus quelques Malais. Ils me répondent que la veille, le grand hôtel s’était doté d’un système informatique qui, par manque de rodage, venait de tomber en panne deux heures auparavant. Impossible désormais de savoir si les chambres étaient libres ou occupées. Il fallait attendre. En fin d’après-midi, l’ordinateur était réparé et j’ai pu prendre possession de ma chambre. Préoccupé par mon saumon, je le sors de ma valise et me mets en quête du frigo-bar. D’habitude, les frigo-bars des hôtels normaux contiennent deux bières, deux eaux minérales, quelques mignonnettes, un petit assortiment de jus de fruits et deux sachets de cacahuètes.
Celui de mon hôtel, gigantesque, contenait cinquante mignonnettes de whisky, gin, Drambuie, Courvoisier, Grand Marnier et autres calvados, huit quarts Perrier, deux de Badoit, deux d’Évian, trois bouteilles de Champagne, plusieurs canettes de stout, de pale-ale, de bières hollandaises et allemandes, du vin blanc italien et français, des cacahuètes, des biscuits salés, des amandes, des chocolats et de l’Alka-Seltzer. Aucune place pour mon saumon. Deux grands tiroirs s’offraient à moi : j’y ai déversé tout le contenu du frigo-bar, j’ai installé mon saumon au frais, et je ne m’en suis plus occupé.
Le lendemain à quatre heures, mon bestiau trônait sur la table et le frigo-bar était de nouveau rempli jusqu’à la gueule de produits de qualité. J’ouvre les tiroirs et constate que tout ce que j’y ai déposé la veille est encore là. Je téléphone à la réception et demande d’avertir le personnel d’étage que s’ils trouvent le frigo vide ce n’est pas que je consomme tout mais c’est à cause d’un saumon. On me répond que cette information doit être donnée à l’ordinateur central, car le personnel n’étant pas anglophone, il ne peut recevoir des ordres parlés, mais seulement des instructions en Basic.
J’ai ouvert deux autres tiroirs pour y transférer le nouveau contenu du frigo-bar, dans lequel j’ai ensuite logé mon saumon. Le lendemain à quatre heures l’animal gisait sur la table et commençait à dégager une odeur suspecte. Le frigo regorgeait de bouteilles et mignonnettes, quant aux quatre tiroirs, ils rappelaient le coffre-fort d’un speak-easy au temps de la prohibition. Je téléphone à la réception et apprends qu’ils ont eu une nouvelle panne d’ordinateur. Je sonne et tente d’expliquer mon cas à un type portant les cheveux attachés en catogan : hélas, il parlait un dialecte qui, d’après ce que m’a expliqué par la suite un collègue anthropologue, n’était pratiqué qu’au Khéfiristan à l’époque où Alexandre le Grand fêtait ses épousailles avec Roxane.
Le matin suivant, je suis allé régler ma note. Elle était astronomique. Il apparaissait qu’en deux jours et demi, j’avais consommé plusieurs hectolitres de Veuve Clicquot, dix litres de whiskys divers et variés, y compris quelques malts très rares, huit litres de gin, vingt-cinq litres de Perrier et d’Évian, plus quelques bouteilles de San Pellegrino, davantage de jus de fruits qu’il n’en faudrait pour maintenir en vie tous les enfants de l’UNICEF, une quantité d’amandes, de noix et de cacahuètes à faire vomir le légiste chargé de l’autopsie des personnages de La Grande Bouffe.
J’ai essayé de m’expliquer, mais l’employé, en souriant de toutes ses dents noircies par le bétel, m’a certifié que l’ordinateur avait enregistré tout ça. J’ai demandé un avocat, on m’a apporté une mangue.
Mon éditeur est furieux et me prend pour un parasite. Le saumon est immangeable. Mes enfants m’ont dit que je devrais boire un peu moins. (1986)
Umberto Eco avait beaucoup d’humour. C’est un extrait du « Nom de la Rose » consacré au rire que j’avais utilisé pour le premier mot du jour d’après la tuerie de Charlie Hebdo le 7 janvier :
C’était la réponse que le moine aveugle qui avait tué les jeunes moines qui avait lu un livre sur le rire, avait fait à cette question de l’enquêteur joué par Sean Connery : « Mais qu’estce qui t’a fait peur dans ce discours sur le rire ? »
« Le rire libère de la peur du diable, […] Le rire distrait, quelques instants de la peur.
Mais la loi s’impose à travers la peur, dont le vrai nom est crainte de Dieu. […]
Et que serions nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut être le plus sage et le plus affectueux des dons divins ? »
« Jorge de Burgos »
Le nom de la Rose, Septième jour : Nuit
Umberto Ecco
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Le rire est essentiel à notre vie, mais le rire ne plait pas aux idéologies totalitaires dont les religions monothéistes sont de dignes représentantes.
Car le rire est critique, le rire est contestation