Mardi 8 décembre 2015
«Nous avons regardé le Coran, comme nous avons regardé la Bible et les Evangiles, avec un regard de laïc»
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur dans leur interview avec Patrick Cohen le vendredi 04/12/2015
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur sont de remarquables décrypteurs des textes sacrés. J’ai été passionné par Corpus Christi et par l’Origine du christianisme. Je n’ai pas vu l’Apocalypse.
Et ils viennent de finir un travail sur le Coran. Ils ont écrit un livre : <Jésus selon Mahomet>
Et puis ils ont filmé 7 épisodes qui vont être diffusés à partir de ce soir à 20:55 <sur Arte : Jésus et l’Islam> puis le 9 et le 10 décembre.
C’est pour parler de cette étude qu’ils étaient les invités de Patrick Cohen, vendredi le 4 décembre. <Dès lors qu’on sort du catéchisme les textes sacrés sont passionnants>
Ils ont aussi fait l’objet d’un article du Monde joint. J’en tire ces extraits :
«Pourquoi, après le « Nouveau Testament », vous être tournés vers le Coran ?
Nous sommes partis de l’histoire des judéo-chrétiens, ces laissés-pour-compte qui, chassés de partout, se sont installés aux premières marches de ce qui deviendra le berceau de l’islam. Leur présence est attestée. C’est ainsi que nous en sommes arrivés au Coran et à la place tout à fait singulière qu’il fait à Jésus, prophète et messie dans l’islam, qui se trouve cité beaucoup plus souvent que Mahomet lui-même dans le texte. Puis nous nous sommes mis à travailler. Comme toujours, nous avons défini un petit objet : deux versets de la sourate 4 qui racontent la crucifixion de Jésus. En examinant chaque mot, on a pu tirer tous les fils qui arrivent jusqu’à l’islam.
[…] Le Coran est un livre très compliqué, un texte à la fois clair et obscur. Il n’est pas narratif, pas continu. Depuis le Moyen Age, les savants musulmans se perdent en conjectures pour retrouver l’ordre dans lequel le texte a été révélé, mis par écrit. Aujourd’hui, personne n’est d’accord. Autre difficulté : on trouve bien des inscriptions, des poésies antérieures au Coran, mais elles ont été mises par écrit après. Il y a de nombreux textes parallèles permettant de situer le contexte du Nouveau Testament, mais on n’en trouve pas l’équivalent dans le monde musulman.
En considérant le Coran comme un objet historique et non simplement comme la parole de Dieu, êtes-vous conscients d’avoir abordé des problématiques qui interfèrent avec l’actualité ?
On aborde un terrain sensible car, dogmatiquement, le Coran étant la parole de Dieu, il ne peut être ni traduit ni commenté. Il y a eu cette chose affreuse, la fermeture de la pensée critique islamique à notre XIe siècle, qui à mon avis pèse aujourd’hui de façon directe ou indirecte sur la conscience de bien des musulmans. Mais on s’est rendu compte, avec les chercheurs rencontrés, qu’il y a tout de même un essor de la recherche. […] Notre approche est résolument non confessionnelle. C’est valable aussi bien pour le Coran que pour le Nouveau Testament. Elle n’est pas polémique non plus. Notre projet est d’envisager le Coran comme un livre que l’on peut lire en tant qu’honnête homme. […]
Il y a un écart considérable entre le texte du Coran et ce que dit la tradition. Dans la lecture par la tradition, dominante au sein du monde musulman, Mahomet se serait détaché d’un humus païen, polythéiste. A l’inverse, d’autres chercheurs tendent à montrer que l’apparition de Mahomet s’est faite dans un environnement beaucoup plus compliqué. Ce ne sont pas des spéculations ; les références affleurent dans le texte. Ça renverse les perspectives, et c’est en cela que Jésus n’est pas un personnage périphérique ou anecdotique, mais le révélateur d’une tension interne.
[…] Ce que l’on peut déduire du Coran et de la tradition musulmane, c’est tout de même que Mahomet était un chef de guerre, un chef de tribu, que c’était un exégète, car il avait un grand savoir. Mais il y a aussi, dans le Coran, un portrait en creux : Mahomet y est accusé d’être un poète, un fou qui se dit inspiré de Dieu… Ce qui est intéressant, tous les épigraphistes et les numismates nous le disent, c’est que Mahomet disparaît complètement pendant près de soixante-dix ans après sa mort. Il réapparaît sur une monnaie soixante-six ans ou soixante-sept ans après, puis sur le Dôme du Rocher.
[…] Cette disparition et cette réapparition montrent qu’à un moment donné le calife Abd Al-Malik a besoin d’une figure intermédiaire pour constituer l’islam comme religion et comme religion d’un empire naissant. Il faut un intermédiaire entre Allah et les fidèles, que Jésus aurait pu être. La tradition a historicisé, a inventé un personnage. Et lui a donné un rôle politique, pas seulement théologique et guerrier. Il y a une incarnation dans l’islam qui passe par Mahomet. C’est une religion qui ne cesse de dire : « Nous en revenons à un monothéisme pur, antérieur, que les juifs ont corrompu, que les chrétiens ont travesti. » D’où le fait de se revendiquer d’Abraham, qui permet de « détenir » le premier des ancêtres, avant les juifs, qui ont Moïse, et les chrétiens, qui ont Jésus. Mais en même temps cela permet de donner un corps à cette figure intermédiaire, un corps sans visage, que petit à petit on ne va plus pouvoir représenter. L’interdit de la représentation de la figure de Dieu, qui vient du judaïsme, s’est mis par contagion sur Mahomet et l’ensemble des images. Mais il n’y a aucune raison théologique pour cela. […]
Qu’est-ce qui vous paraît le plus subversif dans votre série ?
Sans doute la mise en lumière de l’importance du christianisme, du judéo-christianisme et du judaïsme sur l’émergence de Mahomet. Nous montrons aussi que les trois monothéismes sont étroitement liés. Allah n’est pas un autre dieu que le dieu des chrétiens ou le Yahvé des juifs. On risque d’être accusés de christocentrisme. Pourtant c’est positif, car quand on s’aperçoit de ce lien intrinsèque entre les trois monothéismes, la question des adversités se pose autrement.
[…] Ce que nous apportons avec ce travail, c’est que nous mettons en regard de l’islam, non pas la tradition islamique et d’interprétation qu’il y a à l’intérieur du Coran, comme d’habitude, mais des historiens du judaïsme, des historiens du christianisme, des spécialistes des pères de l’Église. Du coup ces regards croisés, qui dépassent les querelles de clocher, révèlent des continents insoupçonnés.»
« Jésus et l’Islam », de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur. Série documentaire en sept épisodes de 52 minutes. Sur Arte le mardi 8 décembre à 20 h 55 (ép. 1 à 3), le mercredi 9 décembre à 22 h 25 (ép. 4 et 5) et le jeudi 10 décembre à 22 h 25 (ép. 6 et 7).
Heureusement qu’il existe des personnes qui apportent de l’intelligence dans ce monde de confusion.