Avant le second tour de la présidentielle, Emmanuel Macron a accepté un entretien de 47 minutes avec Guillaume Erner sur France Culture. <Emmanuel Macron, grand entretien sur la culture et les idées>. Dialogue de haute tenue, notre Président est un homme intelligent, cultivé, intéressant à écouter.
Parallèlement, Marine Le Pen ne s’est pas présentée à l’entretien qui lui a été proposé par équité démocratique. Elle a envoyé un de ses soutiens : Hervé Juvin. Probablement qu’elle a pensé qu’il n’y avait pas beaucoup de ses électeurs qui écoutaient France Culture, peut être aussi qu’elle craignait que la comparaison avec Emmanuel Macron lui serait encore plus défavorable que le débat télévisé…
Lors de cet entretien Emmanuel Macron s’est défini comme appartenant à « l’extrême Centre » :
« « Les trois quarts des électeurs qui se sont exprimés pour trois projets. Un projet d’extrême droite (…) Un projet d’extrême gauche. (…) Et ce que je qualifierai comme un projet d’extrême centre, si on veut qualifier le mien, dans le champ central. Je trouve qu’il faut collectivement réfléchir, intellectuels d’un côté et responsables politiques de l’autre, à reconsidérer notre démocratie par rapport à cette relation à la radicalité, ce que j’appelle cette volonté de pureté. Parce qu’à la fin, on vit tous ensemble. (…) Ça suppose des compromis. La question, c’est comment on arrive à créer de l’adhésion, du respect, de la considération entre des citoyens qui peuvent penser très différemment, en leur montrant que ce n’est pas une trahison de leurs convictions profondes, mais que ce sont d’indispensables compromis qu’on trouve pour vivre en société. »
Certains évoquent le milieu de l’omelette et d’autres dont Emmanuel Macron l’« extrême centre. ».
L’origine de ce concept est disputée.
<Le Figaro> attribue l’invention de ce concept à son chroniqueur Alain-Gérard Slama qui l’aurait forgée en 1980 :
« La formule, évidemment critique, d’extrême centre s’est imposée à moi en 1980, dans un essai, «Les Chasseurs d’absolu. Genèse de la gauche et de la droite» (Grasset), dont le but était de démontrer que l’opposition droite-gauche, loin de fausser le jeu démocratique, confronte deux visions du monde, articulées certes selon des modalités très variables, mais relativement stables, et correspondant, pour l’essentiel, à deux tempéraments. En recourant à cette notion d’extrême centre, je visais, pour reprendre mes termes d’alors, « les maîtres de certitude qui agitent les clés de la Raison et de la Morale. » pour monopoliser le pouvoir au détriment du jeu normal de la démocratie, qui suppose conflit, pluralisme et alternance. »
<Wikipedia> prétend que ce concept fut défini, par l’historien Pierre Serna en 2005 pour caractériser le mode de gouvernement en France du Consulat à la Restauration.
Il me semble intéressant de reprendre ce que cet article raconte des travaux de cet historien sur cette période qui suit le moment le plus conflictuel de la révolution française qui avait inventé l’opposition gauche/droite :
« Ce régime d’extrême centre se développe en vue de sortir d’une crise politique et sociale. Il avance globalement une politique modérantiste dans les déclarations mais orientée dans les faits par des principes de libéralisme économique, et surtout conduite par un exécutif à tendance autoritaire.
[…] Il cherche à discréditer l’autre conception plus conflictuelle de la démocratie, issue de la Révolution française, dans laquelle le gouvernement repose sur l’existence d’une balance entre une droite et une gauche au sein d’un cadre parlementaire. Il s’agit d’opposer à l’alternative droite-gauche une rationalité technocratique et dépolitisée qui rassemble les acteurs les plus proches entre eux dans ces oppositions pour en rejeter aux extrêmes, donc réduire à l’impuissance, les acteurs les plus radicaux.
Les acteurs élitaires de ce rassemblement centriste sont issus principalement des institutions d’État dont ils bénéficient et des catégories socio-professionnelles supérieures qui les entourent, institutions qu’ils font tourner à l’avantage des possédants du moment.
Le concept, par le choix du terme « extrême », est ainsi inscrit dans une représentation tripolaire qui remplace la bipolarité classique gauche sociale – droite gestionnaire : gauche, centre et droite cessent de s’inscrire dans une linéarité axiale à deux extrémités et connaissant des demi-couleurs entre des couleurs plus prononcées. Les extrêmes viennent à se voir comme trois pôles d’attraction qui aspirent la matière politique dans un sens radical propre à chacun d’eux, ce qui est l’objet de dénonciations mutuelles, et en particulier par l’extrême centre. »
Dans cette vision, l’extrême centre macronien vient de loin.
Wikipedia nous apprend que ce concept de l’extrême centre a été ensuite repris par le politologue anglais Tariq Ali en 2015 et puis par le Québécois Alain Deneault en 2016.
<Alain Deneault> né en 1970, est un philosophe québécois. Il a écrit des essais appelés « Gouvernance » et « La Médiocratie » avant de réfléchir sur la politique de l’extrême centre. Telerama avait publié un article en 2016 < Alain Deneault fustige la Politique de l’extrême centre>. Je cite un extrait de cet article :
« Il parle de « révolution anesthésiante ». Celle qui remplace la politique par la « gouvernance » et réduit la démocratie au management. Celle qui nous invite à nous situer toujours au centre, à penser mou, à mettre notre esprit critique dans notre poche et à « jouer le jeu » du système libéral dominé par la logique de l’entreprise privée. »
Mais le cœur de ce mot du jour est consacré à l’article qu’il a publié sur le site « AOC » le 11 mai 2022 : « L’extrême centre est un extrémisme»
Ainsi parle Alain Deneault :
« L’idéologie d’extrême centre, dans laquelle nous nous enlisons, est extrémiste.
Son programme est écocide du point de vue industriel, inique du point de vue social et impérialiste du point de vue managérial.
Le projet de l’extrême centre : garantir la croissance des entreprises et l’augmentation des dividendes versés à leurs actionnaires ; leur assurer l’accès aux paradis judiciaires et fiscaux ; réduire l’écologie politique à un marketing du verdissement ; étouffer tout discours social de l’État et minimiser les dépenses publiques dans les secteurs sociaux et culturels.
Donc, favoriser l’essor de souverainetés privées au service desquelles se place l’État. Faire oublier la mission sociale de l’État devient primordial, et ce, même dans le contexte d’une crise de santé publique ; un acte de « guerre » est alors proclamé plutôt qu’une responsabilité sociale et collective. »
Je pense qu’Alain Deneault va un peu loin lorsqu’il écrit que cette politique tend à « étouffer tout discours social de l’État ». L’État social existe toujours, mais le discours de la gouvernance, du libéralisme conduit à essayer de le contraindre toujours davantage et de l’éloigner du champ politique, en essayant de convaincre que les décisions sont rationnelles et éloignées de toute idéologie.
Et ce dernier point est un mensonge. Toute décision politique constitue un choix qui avantage certains et désavantage d’autres. Alain Deneault esquisse qui sont les bénéficiaires de cette politique qui est parfaitement idéologique et se base sur un récit et des croyances.
En pleine crise COVID, Macron a bien eu un discours sur l’état social, sur les chaînes de valeur, sur la rémunération des personnes qui sont vraiment importantes pour notre société, pour préserver la vie et l’essentiel.
La crise passée, ce sont toujours les financiers, les traders, les spéculateurs, les optimisateurs fiscaux qui tirent toute la richesse vers eux.
Une fois que l’extrême centre parvient à vous convaincre que ses choix sont uniquement dictés par la raison, la connaissance des mécanismes il franchit une autre étape : tous les autres avis deviennent illégitimes et extrémistes :
« L’extrême centre est extrême également dans la mesure où, d’un point de vue moral, il se montre intolérant à tout ce qui n’est pas lui. Loin de se situer lui-même quelque part sur l’axe gauche-droite, il supprime carrément l’axe pour ne plus faire exister, au titre de discours légitime, que le sien. Tout au plus relègue-t-il dans tous « extrêmes » les propositions, abusivement assimilées entre elles, qui ne coïncident pas avec son programme.
La visée de l’extrême centre – une politique qui a la médiocratie pour modalité et la gouvernance pour discours théorique – est de naturaliser le principe ultralibéral et darwiniste social qui préside aujourd’hui, et de l’assimiler à un simple art de gérer. Et de le faire de manière tellement imposante qu’on n’arrive même plus à le nommer, à le mettre en doute, à le jauger. […]
L’extrême « centre » se présente en s’autoproclamant au juste milieu de toute chose, mais il n’a rien de centriste. Dans d’inouïs efforts de relations publiques, le « centre » dont il se réclame est alors synonyme de pondération : c’est un concept publicitaire.
Des journaux détenus par les milieux d’affaires qui le commanditent, et dont il provient lui-même, s’assurent de distribuer les bons points « centriste » à tous ceux qui colportent un programme pourtant radical : ceux-là qui défendent la maximisation des profits au détriment de l’équité sociale et d’un rapport intelligent au vivant sont alors dits péremptoirement rationnels, raisonnables, responsables, pondérés, sensés, voire normaux.
A contrario, tout acteur public ou citoyen qui s’opposera à cette vulgate risquera les attributions inverses : irresponsable, déraisonnable, paranoïaque, rêveur, dangereux, voire fou. Des éditocrates à la petite semaine estampilleront ces qualifications sur les visages des uns et des autres de sorte qu’elles passent pour des faits eux-mêmes.
C’est précisément de cette façon prévisible qu’Emmanuel Macron s’est présenté explicitement comme d’«extrême centre » sur les ondes de la radio publique, quelques jours avant le second tour de la présidentielle, un être d’équilibre entre des forces débridées. »
Et il finit par cette exécution d’un mirage :
« En cela, le parti La République en marche se présente lui-même telle une entreprise : ses députés sont traités en salariés, son rapport à la politique est soumis à la seule plasticité du marketing. Et comme dans bien des opérations propagandistes du genre, c’est d’abord l’absence de scrupule qui sidère.
Ce n’est plus un fabriquant automobile qui s’arroge le nom de Picasso pour nommer un véhicule ou une entreprise de l’agro-industrie qui laisse tomber sa fraise dans un bol de céréales au son des cymbales d’une prestigieuse symphonie, mais un marchand de rêve électoral qui reprend à son compte le signifiant révolution, le slogan anticapitaliste « Nos vies valent mieux que leur profit » ou le nom du programme adverse « L’avenir en commun ». […]
Évidemment, cela ne l’empêche pas de confier les politiques publiques et la gestion des institutions de la République à des firmes de conseil multinationales, de réduire explicitement à « rien » ceux qui, dans les gares, déambulent en suivant leur destin sans avoir réussi comme lui, de nier le statut de citoyen à ceux qui doutent de l’innocuité d’un vaccin, puis de nommer comme ministre de l’Intérieur celui qui présentera Marine Le Pen comme étant « trop molle » dans l’expression de son islamophobie, un Garde des Sceaux qui instrumentalisera l’institution judiciaire pour régler ses comptes avec les magistrats face auxquels il plaidait antérieurement, un assistant à l’Élysée qui cassera du militant pacifiste le soir, tout en faisant du saccage écologique l’objet d’un nouveau marché pour que nous en relèvent les grandes entreprises l’ayant provoqué. »
Comme toujours ces développements ne constituent pas « la vérité » mais une utile réflexion pour permettre de se poser des questions.
Car il se passe en ce moment quand même de curieuses choses dans notre démocratie.
Il n’y a pratiquement pas eu de campagne présidentielle.
Le candidat qui a été élu, l’a été parce que les électeurs l’ont moins rejeté que les autres.
Ce candidat n’a présenté aucun programme cohérent et complet.
De temps à autre, il fait une déclaration et semble développer un point de son programme, mais souvent pour y ajouter un nuage de flou.
La démocratie c’est voter pour une femme ou un homme, mais dont on connait le programme !
Et dimanche nous devons élire des députés.
Celles et ceux à qui on promet une majorité et même une majorité absolue, se réfèrent au programme du Président qui n’existe pas !
Si quelqu’un trouve cela normal, c’est qu’il n’a rien compris à ce qu’était une démocratie.
Si le sujet de l’extrême centre vous intéresse, j’ai repéré d’autres articles
La revue de critique communiste « Contretemps » a publié en 2017 : <Extrême centre>
L’historien Pierre Serna a élargi son analyse à l’époque actuelle. Il a publié « L’extrême centre ou le poison français ». Slate a publié un <Article> sur ce livre
Ainsi que <Retronews> et le journal « La Marseillaise » : <Quand l’historien Pierre Serna met à nu l’« extrême centre » de la Macronie>
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