Vendredi 26 Juin 2015

Vendredi 26 Juin 2015
« Plus nous nous comprenons comme « pluriels », plus il devient facile de trouver des points communs avec les autres»
Salman Rushdie
En butinant dans de vieilles archives j’ai retrouvé cet entretien de 2008 de TELERAMA avec Salman Rushdie, l’écrivain que l’ayatollah Khomeini a condamné à mort parce qu’il avait écrit «Les verset sataniques » : http://www.telerama.fr/livre/salman-rushdie-des-cultures-diverses-cohabitent-en-moi,37179.php
Dans cet entretien il est interrogé sur son dernier livre mais il évoque surtout comment vivre ensemble par-delà les différences culturelles
Quelques extraits :
« L’Est », « l’Ouest », ça n’existe pas : ces mots brassent trop large. Les dissensions au sein de chacun de ces mondes sont trop importantes pour qu’on les considère comme des blocs. D’autant que les échanges culturels entre eux ont toujours été beaucoup plus riches qu’on ne le dit. Savez-vous par exemple que les Ottomans faisaient fabriquer à Venise des objets artisanaux dont ils avaient eux-mêmes dessiné les ornements ? Et je ne parle pas des similitudes : je pensais, quand j’ai commencé mes recherches sur la Renaissance, que l’objectif de mon roman serait de construire un pont entre deux cultures séparées par un gouffre, mais je n’ai pas cessé de trouver des échos entre elles. Mon projet en a été profondément modifié. Ces ressemblances ne concernaient pas que le gratin de ces sociétés : tous ces personnages shakespeariens de la rue, les pickpockets, les prostituées, les bandits, les hommes des bas-fonds, dont Falstaff est le roi incontesté, existaient à Florence comme dans l’empire moghol. Ces mondes pouvaient se comprendre parce qu’ils se ressemblaient – que ce soit par leur libertinage (qui l’eût cru, dans la cour de l’empereur moghol, un musulman ?), par l’abus de narcotiques, ou même par les sursauts de puritanisme qui, périodiquement, venaient mettre fin à cet hédonisme[…]
Nous sommes tous pluriels à un certain degré. On ne se conduit pas de la même façon devant des enfants et devant notre employeur, on peut être commentateur politique et fan de foot. Malheureusement, les politiques identitaires frappent notre époque comme une malédiction : on demande aux gens de dire une fois pour toutes « je suis musulman », « je suis occidental », alors que chacun d’entre nous pourrait être décrit de quinze façons différentes. Plus nous nous comprenons comme « pluriels », plus il devient facile de trouver des points communs avec les autres. Parfois, un détail suffit ! Je me souviens d’un dîner où j’étais assis à côté du peintre Francis Bacon. L’homme avait la réputation d’être difficile et grognon, du coup j’étais un peu angoissé. A un moment, j’ai sorti de ma poche mon inhalateur contre l’asthme et, quand il a vu cela, Bacon a changé de visage. Il m’a dit : « Vous êtes asthmatique ? Moi aussi ! », et il a sorti le sien pour me le montrer. Tout d’un coup, on était amis…
[…]
Croire que tout est culturel – donc relatif – et qu’il n’existerait pas de valeurs universelles est une grave erreur. C’est pour cela que je crois à la Déclaration universelle des droits de l’homme. Dire « c’est dans leur culture de tuer les écrivains, alors laissons-les faire », ou « c’est dans leur culture de couper le clitoris des femmes, ne nous en mêlons pas », si vous réfléchissez sérieusement à la question, vous savez que ces mœurs ne sont pas acceptables. Les humains ont 98 % d’ADN en commun, comment croire que rien n’est valable pour tous les hommes, quelle que soit leur culture ? Comment nier l’existence de valeurs universelles, transculturelles ? Je vous donnerai deux exemples : d’abord, nous sommes une espèce animale qui se définit par le langage, qui a besoin de parler pour se réaliser pleinement. Tout ce qui limite cette capacité est donc un crime existentiel, un crime contre notre nature. Et, de la même façon, je suis persuadé qu’il existe un instinct moral en chacun de nous : nous naissons avec le désir de faire la différence entre le bon et le mauvais. Si vous pensez comme moi, alors vous conviendrez que certaines questions éthiques dépassent toutes les différences culturelles… »
On voudrait nous ranger dans des cases. En mathématiques identité veut dire identique. Le monde des humains n’est pas fait de groupe d »‘identiques » mais de gens qui se ressemblent et qui sont tous différents.
Nous appartenons à des ensembles multiples. Ainsi si je devais me définir, je dirais que j’appartiens bien sûr à la nation française, mais aussi à l’ensemble des humains nés en Lorraine, et à tant d’autres communautés de « ceux qui aiment la musique classique », « ceux qui aiment rire et faire rire »;  « ceux qui aiment vivre à Lyon », « ceux qui considèrent que les valeurs de solidarité doivent être plus importants que les valeurs de compétition », « ceux qui aiment faire du vélo », « ceux qui sont pour la liberté d’expression la plus large », « ceux qui ont un cancer », « ceux qui aiment se poser et réfléchir », « ceux qui aiment le chocolat » etc…
Je partage avec chacun de vous plusieurs de ses appartenances et de la même sorte je n’en partage pas d’autres.
Parler d’identité constitue une erreur scientifique et une faute morale.