Vendredi 02/10/2015

Vendredi 02/10/2015
«L’économie du partage [ou collaborative] [ravage] des pans entiers de l’économie traditionnelle, avec une agressivité qui fait honte aux mots même de « partage » ou de « collaboration »»
Xavier de la Porte
«Ce qui a lieu en ce moment avec l’économie dite du partage – ou collaborative – est tout à fait passionnant…
Oui, c’est sans doute une tendance lourde et qui touche au cœur de la question que vous allez aborder ce matin Frédéric Lordon, autour de l’idée qu’il faut défendre le social. Parce qu’a priori – c’est ce qu’on a pensé pendant quelques années – ce nouveau pan de l’économie est paré de toutes les vertus. Une économie décentralisée, entre pair, qui reposerait sur la confiance, une économie qui créerait une forme de lien social parce que quand vous louez un logement, vous discutez avec avec la personne qui le loue, parce que vous échangez avec la personne qui vous conduit quelque part, s’offre tout à coup un visage joyeux et humain de multiples services. Et puis, l’économie collaborative, elle substitue l’usage à la propriété, ce n’est pas rien. Concrètement, ça veut dire qu’il importe moins de posséder un bien que d’avoir accès à son usage. Ainsi : pourquoi posséder une voiture si on peut co-voiturer ou en louer une à un voisin pour les quelques heures où elle nous est utile ? Avec deux vertus en corollaire : c’est meilleur pour l’environnement (c’est le grand argument, pas faux, du co-voiturage), et c’est un moyen de lutter contre la crise, puisque je peux adjoindre aux revenus de mon travail, ceux de menus tâches, de la location de mon appartement ou de ma perceuse.
Mais voilà, très vite, on a commencé à voir le problème. D’abord, un problème quasi philosophique : la marchandisation de tout. Je ne suis pas chez moi pendant une semaine, je loue mon appartement. J’ai une RTT, je fais taxi. Tout se marchandise, jusqu’à mon temps libre.
Et puis, on s’est aperçu que la promesse de base était aussi à questionner : la substitution de l’usage à la propriété. Certes, pouvoir louer une voiture sur Drivyy en deux clics me dispense d’en avoir une, mais la dernière fois que je l’ai fait, je suis tombé sur un type qui était en train d’acheter toute une flotte de voitures, de « citadines », comme il me l’a expliqué. Ce n’est pas une disparition de la propriété, c’est un transfert. Plus grave, dans le cas de AirBnb – la plateforme de location de logement – on s’est aperçu que les grands gagnants étaient ceux qui possédaient plusieurs appartements et les mettaient en location sur le site (ce qui est très différent de l’étudiant qui met son studio sur la plateforme et doit squatter chez des copains pendant ce temps, qui lui est beaucoup moins gagnant). On est très loin d’une promesse de la réduction des inégalités. Sachant que par ailleurs, les plateformes organisatrice de cette économie deviennent elles-mêmes des géants qui lèvent régulièrement des centaines de millions de dollars.
Et puis, ces derniers mois, on a pu constater aussi bien du côté de l’hôtellerie que des taxis, que cette économie du partage pouvait ravager des pans entiers de l’économie traditionnelle, avec une agressivité qui fait honte aux mots même de « partage » ou de « collaboration ». Et qu’elle le faisait sans grand souci pour ceux qui y trouvaient des sources de revenu. Parce que mon copain de Drivvy, avec sa flotte de citadines, de quelle protection bénéficie-t-il ? Comment il cotise pour sa retraite ? S’il tombe malade et ne peut plus passer les annonces, laver ses voitures, qu’est-ce qui se passe ?
Ce sont là des problèmes sociaux, au sens le plus classique du terme, des problèmes de droit du travail, et qui commencent timidement à occuper les tribunaux.
Mais comment lutter contre cela ? On sent une forme d’impuissance…
C’est bien le problème. Quelle forme peut prendre la lutte sociale ? Parce qu’on remarque que les syndicats sont assez désarmés. Cette économie grandissant hors du salariat, et se caractérisant – ce qui n’est pas rien – par le fait qu’il n’y a pas de lieu de travail à proprement parler, pas de collectif, et des patrons lointains car se contentant de jouer les intermédiaires techniques, c’est très compliqué d’appliquer les formes traditionnelles de la lutte sociale. D’ailleurs, on voit bien que ce qui commence à fonctionner aux Etats-Unis (où l’on a vu avec des conflits sociaux entre des travailleurs et des plateformes de ce type, notamment avec des chauffeurs Uber californiens réclamant le statu de salariés), ce ne sont pas les luttes syndicales, mais les class action, c’est-à-dire des actions collectives menées par des gens qui ont un problème commun (au départ, aux Etats-Unis, c’étaient des consommateurs s’estimant lésés). Cette forme de mobilisation convient peut-être mieux à des travailleurs qui sont éparpillés, qui sont chacun dans des conditions de travail différentes.
Mais il y a peut-être un travail plus théorique à faire…
Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
J’en ai discuté il y a quelques jours avec Evgueni Morozov, le jeune chercheur biélorusse devenu le contempteur le plus célèbre de la Silicon Valley. Lui explique qu’il faut réinscrire tout cela dans un contexte plus large. Pour lui, la Silicon Valley est la nouvelle frontière du néo-libéralisme (eh ouais, il emploie des gros mots comme ça Morozov). La Silicon Valley, sous couvert de fatalisme de la modernité technologique, arrive à faire croire à tout le monde qu’il est bon pour nous de mettre à bas tout le système de protection sociale parce que la technologie va nous permettre de régler tous les problèmes : comment régler les problèmes de l’obésité ? Pas avec des politiques de santé publiques, mais en dotant chacun de capteurs permettant de contrôler son absorption de sucre. Et Morozov élargit encore le point de vue. Pour lui, nous ne vivons pas du tout le post-capitalisme comme certains cherchent à nous le faire croire. Nous vivons au contraire la post-social-démocratie, avec la fin d’une période historique pendant laquelle on a considéré qu’il était dans le rôle de l’Etat de protéger les citoyens. Et cet idéal social-démocrate cède sous le coup d’un capitalisme des plus débridées qui n’hésite pas à affronter directement les Etats (comme le fait en ce moment Uber, et comme le font la plupart des géants de l’économie numérique en trouvant les moyens possibles pour ne payer d’impôt dans des pays où ils font des bénéfices pourtant considérables), qui n’hésitent pas à affronter les Etats donc, et même à proclamer leur obsolescence.
Bon, il est possible que Morozov exagère un peu et voit les choses en noir (d’ailleurs, la décision rendue hier par le Conseil Constitutionnel de confirmer l’interdiction en France d’Uber Pop tendrait à prouver que les Etats sont toujours vivants). Mais il est bien possible qu’à chaque fois que nous faisons cette toute petite chose qui nous facilite la vie comme commander un livre sur Amazon, comme prendre un Uber, nous participions à notre manière – toute petite manière – à la victoire d’une logique qui n’est pas forcément des plus désirables.»
Pour prolonger cette réflexion de Xavier de la Porte, avez vous appris qu’Amazon  <va embaucher des livreurs à la tâche> aux USA pour livrer ses colis, ?
Le géant américain présente cette « innovation » de la manière suivante : « Devenez votre propre chef: livrez quand vous voulez, autant que vous voulez ». C’est un hymne à la liberté !
Mais « Ces emplois plus flexibles sont toutefois précaires car ils ne garantissent aucun droit au chômage ou à une assurance invalidité. »
Le rêve de certains capitalistes devient réalité : des employés disponibles et jetables comme des kleenex.

Jeudi 1 octobre 2015

«Un gouvernement se constitue non pour distribuer des portefeuilles, […] mais pour faire aboutir une réforme, une amélioration qu’on estime dans l’intérêt du pays.
Et c’est cela qui doit déterminer les alliances. »
Pierre Mendès-France

<Parmi ces émissions de Radioscopie rediffusées par France Inter, j’ai été particulièrement intéressé par celle où Jacques Chancel avait reçu en décembre 1973 : Pierre Mendès France : <Ne plus gouverner c’est encore choisir>

Pierre Mendès-France ne fut que quelques mois au pouvoir en tant que président du conseil entre avril 1954 et février 1955, mais on en parle encore comme d’une référence.

Il appartenait au parti radical-socialiste, il s’est toujours présenté comme un homme de gauche mais beaucoup de politiques de droite comme de gauche, le reconnaissent comme un modèle.

Michel Rocard s’est toujours réclamé de lui.

Il me semble que le gouvernement actuel de la France qui se réclame de la gauche et du réalisme économique et politique devrait s’en inspirer.

Toute l’émission est passionnante, tant cet homme parle de vérité et d’intelligence. Mais je mets l’accent sur trois développements

Jacques Chancel lui lance :

« Un homme politique au Pouvoir n’a pas le temps d’approfondir, il a trop de responsabilité. »

Et Mendès-France de répondre :

« C’est pourquoi il doit toujours travailler quand il n’est pas au pouvoir. Il doit arriver au pouvoir préparé. Dire quand j’y serai il sera toujours temps de décider, cela c’est une erreur »

Après avoir rappelé l’importance des Partis politiques dans une démocratie, il explique :

« Ce qui est critiquable c’est quand l’intérêt d’un parti passe au-dessus de l’intérêt général.
Les dirigeants d’un Parti au moment de prendre une décision au lieu de prendre en compte en priorité l’intérêt de la nation font prévaloir l’intérêt de leur formation politique, parce qu’il y a des élections prochaines ou qu’il y a une manœuvre parlementaire à réaliser.
C’est cela que j’ai critiqué non pas l’existence des partis. »


« Ce qui est fondamental c’est que les hommes dans le cadre d’une action gouvernementale se soient mis d’accord préalablement sur ce qu’ils allaient faire.
Un gouvernement se constitue non pour distribuer des portefeuilles, non pas pour favoriser telle opération à l’horizon mais pour faire aboutir une réforme une amélioration qu’on estime dans l’intérêt du pays.
Et c’est cela qui doit déterminer les alliances. Si des hommes sont d’accord pour faire quelque chose, il n’y a pas de raison d’en exclure certains.
Si des hommes ne sont pas d’accord pour faire quelque chose je trouve que c’est une escroquerie de les réunir. Parce qu’arriver au gouvernement ils s’annulent, ils se paralysent.
Le critère déterminant c’est ce qu’on veut faire ensemble.

C’est pourquoi depuis longtemps l’idée d’un programme de gouvernement m’a paru absolument essentiel. »

Je pense que tous ces propos et tous ces conseils restent très actuels.

Mais il me semble qu’on s’en éloigne parfois ou même souvent.

Être préparé quand on arrive au pouvoir. Je pense que ce fut le cas en 1988 quand Michel Rocard pris la tête du gouvernement.

Fut-ce le cas en 2012 ?

Préférer l’intérêt de la nation à l’intérêt du Parti.

Il me semble avoir lu que des stratèges du PS bien que considérant qu’Alain Juppé serait préférable comme Président à Nicolas Sarkozy, souhaitent tout faire pour privilégier la victoire aux primaires de l’ancien Président car le Président actuel pense qu’il dispose de plus de chance de gagner contre l’un que contre l’autre.

Si tel est le cas, on ne suit pas le conseil de Pierre Mendès-France.

Enfin le dernier développement qui constitue encore une évidence : pour bien gouverner il faut mettre ensemble des gens qui sont d’accord sur l’essentiel et se mettre dans le cadre d’un programme de gouvernement que tout le monde aura accepté.

Force est de constater que ce n’est pas le cas.

On élit un président sur ses promesses.

Une fois au pouvoir l’élu fait ce qu’il peut au gré des événements et des lobbys.

Et si on trouve dans les deux camps des personnes qui seraient capable de gouverner ensemble, chacun des camps se trouvent très divisés sur ce qu’il y a à faire, et Mendès de dire «Si des hommes ne sont pas d’accord pour faire quelque chose je trouve que c’est une escroquerie de les réunir»

Le gouvernement de l’Allemagne est beaucoup plus proche de ce que décrit Pierre Mendès-France.

Certains diront, c’est à cause de la 5ème République et de l’élection du Président au suffrage universel.

Il est vrai que sur ce point Pierre Mendès-France était totalement opposé à l’élection du président au suffrage universel et cela dès le début.

On comprend mieux pourquoi la France a du mal à faire des réformes et les hommes au pouvoir à se faire réélire.

Sur la page de Radio France, sur laquelle cette émission est republiée, il y a une courte biographie de ce grand politique, surnommé PMF, né en 1907 et mort le 18 octobre 1982 :

Sa carrière en quelques lignes :
Il s’initie à la vie politique dès 1924 dans les mouvements étudiants d’opposition à l’extrême-droite puis est élu député de l’Eure en 1932, à 25 ans.
Radical-socialiste, il participe à la coalition du Front Populaire. Il est membre de l’éphémère second gouvernement Blum en mars et avril 1938.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, après avoir été incarcéré par le régime de Vichy, il parvient à rejoindre la Résistance et s’engage dans les Forces Aériennes Françaises Libres. Il est commissaire aux Finances puis ministre de l’Économie nationale dans le gouvernement provisoire du Général de Gaulle de septembre 1943 à avril 1945.

Nommé Président du Conseil par le Président René Coty, en juin 1954, il cumule cette fonction avec celle de Ministre des Affaires Étrangères .
S’il parvient à conclure la paix en Indochine, à préparer l’indépendance de la Tunisie et à amorcer celle du Maroc, ses tentatives de réforme en Algérie entraînent la chute de son gouvernement, cible à la fois de ses adversaires colonialistes et de ses soutiens politiques habituels anti-colonialistes. Il quitte alors la présidence du gouvernement en février 1955, après avoir été renversé par l’Assemblée Nationale sur la question très sensible de l’Algérie française.
Ministre d’État sans portefeuille du gouvernement Guy Mollet en 1956, il démissionne au bout de quelques mois en raison de son désaccord avec la politique du Cabinet Mollet menée en Algérie.
Il vote contre l’investiture de Charles de Gaulle à la présidence du Conseil en juin 1958, puis abandonne tous ses mandats locaux après sa défaite aux élections législatives du mois de novembre de la même année.
Élu député de la 2e circonscription de l’Isère en 1967, puis battu l’année suivante, il forme un « ticket » avec Gaston Defferre lors de la campagne présidentielle de 1969.

Bien qu’il n’ait dirigé le gouvernement de la France que pendant un peu plus de sept mois, il constitue une importante figure morale pour une partie de la gauche en France. Au-delà, il demeure une référence pour la classe politique française, incarnant le symbole d’une conception exigeante de la politique.

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