Jeudi 27/10/2016

Jeudi 27/10/2016
« Pardonne-moi mon Anne »
François Mitterrand, dans « Les lettres à Anne » qui ont été publiées le 13 octobre.
Et Mitterrand mourut. Plus précisément, on le sait maintenant, il demanda qu’on lui donne la mort parce que la souffrance était devenue trop grande et qu’il ne voulait pas que vivant, il perde le contrôle de lui-même.
Quelques mois auparavant, poussé par les évènements, il accepta ou plutôt participa finalement au dévoilement de l’existence de sa fille cachée : Mazarine. Et il organisa ses funérailles, mettant en scène ses deux familles : l’officielle avec Danielle Mitterrand et ses deux fils Jean-Christophe et Gilbert, la secrète Anne Pingeot et sa fille Mazarine.
Nous savons aujourd’hui, que Jean-Christophe et Gilbert rencontrèrent pour la première fois leur sœur Mazarine le matin de l’enterrement.
Beaucoup s’en offusquèrent. Le monarque républicain qui condamne la polygamie, présente dans les faits en France à cause de l’immigration, montre au monde entier que lui-même a pratiqué cette culture de la soumission des femmes.
J’étais dans ce camp.
J’aimais cette réponse d’André Gide à l’interpellation : M Gide, il ne faut pas juger : « Je ne juge pas, je condamne ! ».
Anne Pingeot a publié, 5 ans après le décès de Danielle Mitterrand, deux livres issus de la plume de François Mitterrand. Le plus imposant est le recueil de plus de 1000 lettres de François Mitterrand lui a adressées.
Anne Pingeot a accepté de répondre dans l’émission <A voix nue>, aux questions de Jean-Noël Jeanneney pendant 5 émissions d’une demi-heure chacune. Il est annoncé que ces entretiens seront les seuls auxquels, elle acceptera de répondre.
J’ai écouté ces 2 heures 30 d’émission, totalement sous le charme de cette femme de 73 ans à la voix jeune et enthousiaste, au rire cristallin. Irrésistiblement j’ai été poussé à entrer dans une librairie pour acheter ce livre, hélas pour moi un trop grand nombre avait déjà eu cette idée et il n’y avait plus d’exemplaire pour moi.
Le monde binaire du manichéisme, constitue une facilité coupable. Le monde, la vie sont complexité.
Nous apprenons donc qu’Anne Pingeot a rencontré pour la première fois François Mitterrand à l’âge de 14 ans alors que son père avait invité après une partie de golf, François Mitterrand et André Rousselet son grand ami et son exécuteur testamentaire, rencontre dont elle se souvient encore aujourd’hui.
C’est autour de 19 ans que commencèrent leurs échanges épistolaires en 1962. Cette histoire d’amour dura donc plus de 30 ans.
Au début des entretiens, Anne Pingeot révèle que c’est Hubert Védrine, président de l’institut François Mitterrand et Jean-Noël Jeanneney qui lui ont demandé si elle disposait de documents qui pourraient éclairer la vie de François Mitterrand, à l’occasion de son centième anniversaire. Et elle parle de ses doutes : « Fallait-il le publier ? (…) Je ne sais pas, je ne sais pas. Il savait que je conservais tout, par métier et par nature. Mais, est-ce qu’il voulait que ce soit publié… Vous voyez… Toujours, je me pose la question ».
Elle parle de l’influence de Jean-Noël Jeanneney à qui elle a posé la question et qui bien sûr, en qualité d’historien toujours à la recherche de sources premières, ne pouvait dire que oui. Elle lui reproche un peu de l’avoir poussé à publier. Elle parle aussi de ce dilemme : laisser le soin d’ouvrir et de traiter ces archives à d’autres et à titre posthume avec le risque de trahir ou de mal comprendre, ou s’en charger soi-même avec le risque d’une publication prématurée et de devoir recevoir toutes les critiques de tous ceux qui à juste titre auraient préféré attendre.
Elle explique comment a été possible pour une femme moderne et intelligente d’accepter cette vie dans l’ombre d’un homme pendant plus de 30 ans. Situation totalement révoltante à l’ère moderne et dans le contexte de l’émancipation féminine.
Elle utilise, elle-même le terme «inacceptable» et évoque le monde «réactionnaire» dans lequel elle a vécu son enfance : « Quand on a eu le droit de parler à table, je n’ai qu’entendu… Par exemple sur la vision de la femme : la femme est quelqu’un qui doit être soumis, qui ne doit avoir aucune vie intellectuelle, et ça ça a compté beaucoup quand même. Ça empêche. Il va falloir l’aide de François Mitterrand pour essayer autrement, dans une autre direction. En même temps, ce côté de soumission a fait en sorte que j’ai accepté l’inacceptable. »
Le reste de sa vie fut une suite de combats pour être indépendante, gagner sa vie, avoir son propre appartement. Elle évoque le début de son existence à Paris d’abord l’apprentissage des vitraux – qui ne mène à rien -, puis finalement du droit et l’Ecole du Louvre en parallèle, pour se retrouver dans le monde des musées. Rappelons qu’elle fut la conservatrice du musée d’Orsay.
Et très rapidement, à Paris, Mitterrand sera très présent. Elle utilise pourtant, pour le qualifier, du terme de « prédateur ».
Elle raconte cette liaison faite de crises et de réconciliations. Elle a voulu le quitter plusieurs fois, vivre sa vie avec des jeunes de son âge : «  J’ai évidemment essayé de le quitter, beaucoup. Ces lettres sont souvent le reflet des essais. Mais pour simplifier, personne n’arrivait à être aussi intéressant. Personne n’était aussi fascinant. C’est tellement important de ne jamais s’ennuyer. »
Mais « à la fin je lui reprochais ses lettres trop belles. Je trouvais que la vie, ça aurait été mieux. »
Et François Mitterrand d’écrire : «Anne au cœur donné et à l’âme fière. Tu es ma lumière, mais que t’ai-je donné, plus que tu dis, moins qu’il ne faut. Notre histoire est si difficile qu’elle a bien le droit d’être unique.»
Mitterrand était un homme secret qui disposait de plusieurs cercles de relations qui ne se rencontraient pas. Probablement qu’Anne Pingeot, fut au cours de ces plus de trente ans la personne qui le connaissait le mieux, à qui il a révélé le plus de choses.
Anne Pingeot aussi raconte le François Mitterrand, homme politique : « Chaque hameau était marqué… C’était systématique. Il avait un vrai contact avec les gens. Et moi je l’ai suivi, au début. J’ai assisté aux réunions de conseil municipal. Il connaissait tout. C’est ça qui lui a donné cette connaissance que les autres n’ont plus maintenant. Ils ne savent plus ce que c’est. Ils ont des attachés parlementaires, il allait dans les champs, voir les gens. »
Et puis il y a cette confidence lorsqu’elle avait pris la décision de le quitter pour se marier avec un ingénieur de grande école, il part en Inde, et se heurte de plein fouet à la misère du monde. Il lui raconte dans ses missives, et dans le “journal de bord” qu’il tient et lui rapporte à son retour.
Anne Pingeot : « Lui, sa réaction, c’est de partir dans un slum [bidonville], en Inde, auprès d’un Père assez extraordinaire d’ailleurs. Moi ça m’a bouleversée. Et je suis restée. »
François Mitterrand : «Le Père Laborde a peut-être 45 ans, est maigre, à forte mâchoire, des cheveux gris bien peignés, un rire frais, presque enfantin, des lunettes de fer. Il ne se déplace qu’à bicyclette, ou en train. Il sait tout faire, et n’est qu’humilité. J’irai demain m’installer avec lui dans son cagibi du slum, et je suis déjà embauché pour aider un jeune médecin libanais qui soigne comme il peut. (…) Pas d’air, pas d’arbres, des milliers de gens dans la rue. (…) Selon Christian, la moyenne de vie est de 30 ans. Il soigne des gens dans la rue, amassés le long des rigoles.(…) Je me force terriblement, je n’ai pas la vocation du malheur. »
Mais c’est aussi la maternité qui fit rester Anne Pingeot dans le cercle intime de François Mitterrand. Elle évoque cette importance, pour elle, d’avoir eu un enfant avec lui : « Et au fond, je pensais que c’était le seul acte altruiste qu’il avait fait. Et le comble, c’est que cet acte altruiste a été un des bonheurs de sa vie. »
Car elle raconte que l’enfance de Mazarine fut finalement très proche de son père qui passait, sauf quand il était en voyage, les soirées et les nuits avec elles. Elle raconte qu’il lui racontait des histoires et qu’il chantait pour l’endormir… Comme nous le faisions pour nos enfants.
Dans ces émissions j’appris aussi que contrairement à ce qu’on a affirmé, François Mitterrand aimait la musique : Beethoven, Schumann, Dvorak mais aussi Leo Ferré et Barbara.
Dans la dernière émission, Anne Pingeot lit quelques poésies qu’il lui a écrites. Je partage avec vous celle-ci :
«Pour les fleurs que tu n’as pas reçus
Pour les livres que je ne t’ai pas lus,
Pour les pays que nous n’avons pas vus,
Pour les bonheurs perdus,
Je te demande pardon, mon Anne
Pour l’amour que je t’ai mesuré,
Pour la paix que je t’ai refusée
Pour les heures que je ne t’ai pas données
Pour l’espérance délaissée
Je te demande pardon, mon Anne
Pour les paroles inutiles
Pour les silences distraits
Pour les rendez-vous manqués
Pour les pas dispersés
Pour les prières oubliées
Je te demande pardon, mon Anne
Pour la ferveur de chaque jour,
Pour l’attente de chaque nuit
Pour la pensée de chaque matin
Pour la passion de chaque étreinte
Pardonne-moi mon Anne. »
Lors de sa présidence, François Mitterrand partagea donc ses soirées et nuits parisiennes avec Anne Pingeot et sa fille. Les ultimes mois de sa vie, il les passa avenue Frédéric-Le-Play, dans le VIIe arrondissement de Paris, où Anne Pingeot était à ses côtés, chaque jour, chaque nuit.
Le 22 septembre 1995, l’ultime lettre que François Mitterrand adresse à Anne Pingeot —se clôt par ces mots
« Tu as été la chance de ma vie. Comment ne pas t’aimer davantage ? »
Au terme de ce long mot consacré à un homme que j’ai longtemps détesté mais aussi à une femme qui m’émeut, j’abandonne le mot de Gide : « Je ne juge pas je condamne » pour celui de Jean Cocteau qui fut le mot du jour du 9 septembre 2013
 «Surtout, surtout… sois indulgent,
Hésite sur le seuil du blâme.
On ne sait jamais les raisons
Ni l’enveloppe intérieure de l’âme,
Ni ce qu’il y a dans les maisons,
Sous les toits, entre les gens. »