Jeudi 1er septembre 2016
« Quand quelque chose arrive,
quand ce quelque chose on n’en n’a pas idée,
quand on ne l’a pas souhaité, ni espéré, ni craint
Alors la première chose à faire, est [d’user] de l’exactitude des mots, constater ce qui arrive sans se laisser intimider ni émerveiller par les mots anciens. »
Machiavel cité par Patrick Boucheron
Patrick Boucheron est cet historien qui a une chaire au Collège de France et qui lors de sa leçon inaugurale «Que peut l’Histoire» a cité un extrait des Misérables que j’ai repris comme mot du jour du 5 février 2016 et qui commence ainsi : «Tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, ….»
Voici cette citation remise dans son contexte :
et on a alors demandé à Patrick Boucheron d’intervenir :
Je suis historien médiéviste, mais je suis aussi un disciple de Machiavel. Machiavel disait : « Quand quelque chose arrive, quand ce quelque chose on n’en n’a pas idée, quand on ne l’a pas souhaité, ni espéré, ni craint, Alors la première chose à faire, est [d’user] de l’exactitude des mots, constater ce qui arrive sans se laisser intimider ni émerveiller par les mots anciens. »
[…] « Fascisme », sans doute, il a encore, malheureusement, de beaux jours devant lui. […] En tant que citoyen, ce dont j’ai vraiment peur, c’est que nous ne puissions pas inventer les mots de la riposte. C’est-à-dire que nous nous laissions à ce point déborder par ce mauvais gouvernement, par l’appauvrissement de la langue politique. Dès lors qu’on se met, faute de mieux, de guerre lasse, à employer les mots de l’adversaire, mots anciens ou nouveaux peu importe, Par exemple l’ « assistanat » [dans la réflexion sociale] ou l’ « étranger » dans la réflexion identitaire, ces mots empoisonnés, on a perdu ! Ce qu’il y a de plus machiavelien, de plus politique aujourd’hui c’est notre capacité ou non d’inventer les mots exacts du constat. »
Patrick Boucheron a d’ailleurs, pendant cet été, parlé de Machiavel tous les jours sur France Inter
<Un été avec Machiavel>
Nos pauvres hommes politiques, ou plutôt communicants parlent de guerre, de fascisme, de laïcité, d’identité. Certains vont même jusqu’à prétendre qu’expliquer c’est déjà commencer à excuser.
Comprendre ce qui nous arrive, pourquoi des jeunes peuvent être fascinés par une idéologie millénariste de la mort ?
Constater que depuis la dernière guerre les pays occidentaux ont beaucoup bombardé des petits pays non occidentaux, le Viet Nam, l’Afghanistan, l’Irak et n’ont en fin de compte jamais gagné, c’est à dire atteint leurs buts de guerre.
Et on continue à bombarder.
Quand, pour se venger, pour se venger (la répétition est voulue) la France va bombarder des villes tenues par Daech, ne tuent-ils que des djihadistes ? S’il y a des abris anti bombardement qui sont les premiers qui les occupent ?
Alors nos bombardements tuent des civils, des enfants, des femmes qui ont la malchance d’habiter la bas et de ne pouvoir fuir leurs tyrans.
Parce qu’il s’agit d’armes sophistiqués et non de ceintures d’explosifs faut-il appeler cela d’un autre nom que terrorisme ?
Ces bombes arriveront-ils à convaincre les victimes à la fois de DAESH et de nos bombes que notre camp est celui du Bien ?
Comme parallèlement ceux d’entre eux qui s’échappent et veulent venir nous rejoindre pour échapper à leur sort sont en très grande partie refoulés et sinon très mal accueillis, je pense que nous pouvons concéder qu’ils doivent avoir du mal à croire que nous représentons le Bien ?
Quels sont nos mots de la riposte ? Quelle est notre vision et notre explication du Monde ?
Loïc Blondiaux, dans une émission récente de la
<Grande Table> qui revenait sur ce développement de Patrick Boucheron parle de « corruption de la langue politique ». En effet, nos démocraties sont fragiles. Si on se penche sur le temps long, jamais nos sociétés n’ont été si peu violentes, au moins dans la violence physique, qui est aujourd’hui poursuivie, condamnée. Notre société éprouve, à juste titre, une intolérance de plus en plus grande à la violence. Mais parallèlement, on sent une élévation du seuil de tolérance aux atteintes à la Liberté. Liberté contre les autres, les suspects, les migrants et nos libertés elles-mêmes sont en cause. En agissant ainsi, nous ressemblons de plus en plus à ceux que nous prétendons combattre.
Mettre des mots sur ce qui nous arrive
Pour présenter cet ouvrage Nicolas Demorand a expliqué :
« « Nous ne sommes plus seuls au monde » est le nouveau livre du politologue Bertrand Badie . Il propose dans cet ouvrage des clés de lecture du monde actuel. Bertrand Badie incite dans son livre les Etats occidentaux à changer leur logique de polarisation et de puissance afin de considérer les exigences des sociétés et les demandes de justice qui émergent d’un monde nouveau, où les acteurs sont plus nombreux et plus rétifs aux décisions arbitraires. […] Bertrand Badie rompt avec les explications paresseuses ou consensuelles. Il nous rappelle que nous ne sommes plus seuls au monde, qu’il est temps de se départir des catégories mentales de la Guerre froide et de cesser de traiter tous ceux qui contestent notre vision de l’ordre international comme des «déviant» ou des «barbares». Il interpelle la diplomatie des États occidentaux, qui veulent continuer à régenter le monde à contresens de l’histoire, et en particulier celle d’une France qui trop souvent oscille entre arrogance, indécision et ambiguïté. Le jeu de la puissance est grippé. L’ordre international ne peut plus être régulé par un petit club d’oligarques qui excluent les plus faibles, méconnaissent les exigences de sociétés et ignorent les demandes de justice qui émergent d’un monde nouveau où les acteurs sont plus nombreux, plus divers et plus rétifs aux disciplines arbitraires. Pour cette raison, cet ouvrage offre aussi des pistes pour penser un ordre international sinon juste, en tout cas moins injuste. »
Il explique la signification du titre : «Nous ne sommes plus seuls au monde»?
«C’est à la fois une façon de souligner l’apparition des Etats qui ne comptaient pas auparavant, mais aussi de prendre en considération l’émergence des sociétés civiles dans l’ordre international. Ce dernier concept a été inventé à l’échelle continentale par les Européens lors de la conclusion du traité de paix de Westphalie [au XVIIe siècle, ndlr]. Les Européens ont fait en sorte que cet ordre normatif européen soit synonyme d’ordre international. La décolonisation, qui aurait dû réorganiser ce monde, a été tenue en lisière par la bipolarité du monde de la guerre froide. Ce n’est ni plus ni moins qu’un enchaînement de circonstances qui ont fait correspondre l’idée moderne d’«international» avec l’idée classique de «concert européen». A tel point que les Etats-Unis ne se sont véritablement internationalisés qu’en devenant une puissance européenne de plus, notamment en allant combattre lors des deux guerres mondiales sur le sol européen. Puis ils se sont inscrits dans un système d’alliances certes atlantique mais profondément ancré dans le vieux continent.
Les Européens ont dominé le monde grâce à leurs empires coloniaux…
La colonisation a durablement mis en place une division entre un monde dominant et un monde dominé. Cette logique a pérennisé le périmètre européen. L’idée d’un système inégalitaire s’est ainsi banalisée et s’est greffée sur un ordre institutionnel européen composé d’égaux. A cette évolution géographique s’ajoute l’effet du débordement social que provoque la mondialisation. Aujourd’hui, l’Occident doit compter avec un monde qui n’est pas exclusivement le sien, mais aussi avec l’apparition d’acteurs sociaux devenus globaux. Les sociétés elles-mêmes font irruption dans l’ordre mondial : celles du Sud, en particulier, viennent rompre «l’entre soi» occidental, tandis que la puissance classique ne peut rien sur elles.»
Il donne aussi une autre vision de la mondialisation :
«Nous avons commis, et de façon récurrente, une faute capitale, à droite comme à gauche, celle de confondre mondialisation et accomplissement d’un modèle néo voire ultralibéral. La mondialisation, à l’origine, n’est pas un phénomène économique. Elle tient à une transformation du système de communication. Aujourd’hui, cette communication immédiate est mortelle pour les relations internationales telles que nous les connaissions auparavant. Jusqu’à récemment, les frontières et les territoires permettaient à des souverainetés de s’exercer. Aujourd’hui, on assiste à une ascension irréversible des mobilisations transnationales. Une des principales conséquences de cet approfondissement de la communication est qu’aujourd’hui, le pauvre voit le fort et le riche: voilà qui renouvelle profondément les imaginaires et appelle aussi de nouvelles formes de solidarité. […] Il faut adopter une politique étrangère réellement mondialisée, qui s’appuie sur le relais des différentes organisations régionales et qui comprenne en outre que les modèles martiaux classiques ne sont plus opérants. Et enfin, il faut construire une véritable politique de l’altérité : reconnaître l’autre ne veut pas dire être d’accord avec lui mais admettre la pluralité pour négocier ensuite les modes de coexistence internationale au lieu de les décréter.
Les nouvelles formes de confrontations qui nous attendent fabriquent des guerres à étages, des guerres qui ont certes un terrain de conflit, mais qui ont aussi des capacités à s’étendre par rhizomes partout dans le monde. Ainsi, la guerre en Mésopotamie [Irak et Syrie] est aussi présente par les attentats à Paris, à Molenbeek ou en Seine-Saint-Denis. Or, notre première réaction au lendemain du 13 Novembre a été d’annoncer des bombardements sur la Syrie : c’est une diplomatie anachronique de champ de bataille. Idem au Mali, où François Hollande a déclaré vouloir «détruire» les terroristes. On ne détruit pas des lambeaux de sociétés. Il y a dans le monde quelque 500 000 enfants soldats. Ce ne sont pas nos ennemis, ce sont des enfants de sociétés qui se délitent. Face auxquels le choix martial est absurde. Le traitement qui s’impose n’est plus militaire, mais social. Réfléchissons donc à un travail de containment et de police internationale plus que d’action militaire internationale.»
Bref, il y a du travail et les bombes, la déchéance de nationalité, les interdictions de burkini, la restriction des libertés ne sont pas de nature à résoudre nos problèmes et nos défis.
Mais pour cela il faut d’abord trouver les mots qui expliquent nos maux.