Vendredi 4 décembre 2015

Vendredi 4 décembre 2015
« La diversité, […] ce n’est pas seulement le tigre, l’éléphant et la baleine. C’est l’homme aussi. […]
Une autre histoire était possible. Un autre monde reste à construire. »
Fabrice Nicolino
Je pense que pendant la COP21, il est intéressant de partager avec vous les idées de Fabrice Nicolino. Fabrice Nicolino était l’invité de Patrick Cohen à France Inter le 18 septembre 2015 http://www.franceinter.fr/emission-linvite-fabrice-nicolino et l’invité de Jean-Jacques Bourdin le 21 septembre http://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/fabrice-nicolino-face-a-jean-jacques-bourdin-en-direct-637791.html.
Il était invité pour parler de son livre « Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture ».  Ce livre devait être publié le 9 janvier 2015, mais il ne l’a pas été car 2 jours avant, avait eu lieu l’attentat de Charlie Hebdo. Fabrice Nicolino était dans la salle de rédaction de Charlie Hebdo, assis à côté de Bernard Maris et en train de plaisanter avec lui. « Je me marrais avec Bernard et tout s’est arrêté. »  Les terroristes sont entrés et il a été touché de 3 balles. Il fut transporté à l’hôpital entre la vie et la mort.
Il est resté plusieurs mois à l’hôpital, il est toujours sous morphine. Et il n’arrive plus à courir avec son fils.
Mais il a d’abord une pensée pour les absents et une autre pour ses deux collègues le journaliste Philippe Lançon et le webmaster Simon Fieschi qui sont toujours à l’hôpital, au moment de l’entretien avec Bourdin. Fabrice Nicollino avait déjà subi un premier attentat, en 1985, au cinéma Rivoli Beaubourg, à Paris. Avec humour, cette politesse du désespoir, il espère qu’il n’y aura pas de troisième fois. Il y a eu les morts, il reste les vivants qui seront marqués à vie et qui pour certains sont toujours blessés dans leurs chairs.
Mais Fabrice Nicolino a écrit un livre sur l’agriculture.
Il remet en cause l’agriculture industrielle, il prétend qu’une agriculture biologique et non chimique peut être assez productive pour nourrir la planète.
Il évoque pour le monde paysan, un immense gâchis, où les paysans se suicident ou vivent dans la pauvreté
« Les deux guerres mondiales ont été un accélérateur. Pas tellement la première : malgré l’arrivée de quelques tracteurs Renault, cela n’a pas dépassé le stade préindustriel. En revanche, les États-Unis étaient déjà très en pointe sur la mécanisation, on ne s’en rendait alors pas bien compte en France. Le vrai changement c’est la Deuxième Guerre mondiale, dont le pays sort exsangue. C’est alors qu’une nouvelle génération d’agronomes et de zootechniciens rencontre de jeunes agriculteurs, tous ayant en commun la volonté de dynamiter la vieille agriculture. Et ce en accord avec les autorités politiques, dont Jean Monnet, commissaire au Plan de 1945 à 1952, épaulé par Jean Fourastié, inventeur du terme « Trente glorieuses » et qui a introduit celui de « productivité ».
Cette coalition informelle reçoit en cadeau le Plan Marshall, dont l’un des objectifs pour les États-Unis était de reconvertir l’industrie de guerre à des fins civiles : en échange de prêts très importants, les pays bénéficiaires devaient s’équiper de produits américains. Un véritable cheval de Troie, qui a permis l’arrivée en masse des tracteurs et des pesticides. De plus, de nombreux zootechniciens, agronomes et technocrates ont fait le voyage des États-Unis entre 1945 et 1955, où ils ont vu, en matière de nouvelles techniques, des choses qui leur paraissaient merveilleuses. Pourtant, ce processus d’industrialisation ne va pas encore jusqu’au bout. Pour cela, il faut attendre l’arrivée de De Gaulle, en 1958, et son envie de grandeur française et de centralisation, portée par des technocrates très actifs. »
[…] Outre la dégradation généralisée de l’environnement, cette agriculture va remplacer le monde « arriéré » des campagnes par des machines. Le tout au nom de l’idéologie du progrès : la disparition des paysans était perçue comme positive, c’était l’arriération qui disparaissait. Avec l’arrivée de De Gaulle, on a donc vidé les campagnes de leurs paysans pour remplir les banlieues, engendrant par la suite un chômage de masse qui n’a jamais disparu. Alors que le nombre d’agriculteurs est passé de 10 millions en 1945 à 450.000 de nos jours, on a rempli les banlieues d’ouvriers qui n’ont plus de boulot. C’est un mouvement qui a complètement changé la face de la France.
[…]
Il ne s’agit pas de recréer la campagne d’antan. C’était un monde difficile, pas idyllique. Mais les gens des campagnes n’ont aucune raison de se priver d’internet, ils pourraient être mieux reliés à la ville. On peut tout à fait imaginer que les villages et les petites villes revivent, plutôt que de voir des villages sinistrés, vidés de leurs habitants. Pour cela, il faudrait signer un pacte avec les paysans, susceptible d’entraîner les gens, de les accompagner. Des millions de Français souhaitent manger mieux : ce pacte devrait assurer aux paysans, en échange de produits de qualité, des débouchés, de la considération. Selon moi, il faut un plan de sortie de l’agriculture industrielle, au même titre qu’un plan de sortie du nucléaire, sur 20, 30 ou 40 ans. Il n’y a pas d’obstacles techniques à cela, et plein de gens feraient le saut. Il y a une urgence écologique et démocratique à se bouger.
[…] Dans cette Lettre ouverte à un paysan sur le merdier qu’est devenue l’agriculture, Fabrice Nicolino revient sur la violence engendrée par la transformation à marche forcée des campagnes. Comme lors de ce remembrement à Geffosses, dans la Manche, où Georges Lebreuilly, un petit paysan, se jettera « sous les chenilles d’un bulldozer pour sauver un chemin creux ». Et, devenu maire, érigera un monument en hommage aux victimes du remembrement.
La « bidonvillisation du monde » le prend à la gorge. À 60 ans cette année, Fabrice Nicolino n’a pourtant renoncé à rien. 2015, c’est l’année de toutes les tempêtes mais aussi celle de l’espérance.
Dans les décombres de sa vie, il rêve d’un ailleurs. Où l’esprit de Charlie s’incarnerait dans une écologie fraternelle pour contrer la dislocation d’un monde « soudé aux écrans ouvrant sur le vide ».
« La diversité, glisse-t-il à Raymond, son paysan imaginaire, ce n’est pas seulement le tigre, l’éléphant et la baleine. C’est l’homme aussi. Ne me dis surtout pas que tu ne regrettes rien. Moi, si. Une autre histoire était possible. Un autre monde reste à construire. »
Il  semble convaincu qu’on peut nourrir la planète avec une agriculture moins chimique et plus respectueuse de la nature et de l’homme. Et s’il avait raison.