Mercredi 10 avril 2013
« Un dilemme travaille confusément l’esprit de tout un chacun : faites-vous partie des couillons qui continuent bêtement de respecter les règles, ou êtes-vous du côté des malins, qui ont compris le nouveau système et qui savent que les règles ne sont là que pour être tournées ? »
Marcel Gauchet
Voici le propos de Marcel Gauchet replacé dans son contexte :
[La société est divisée par une véritable « fracture morale »]
Mon idée est que les conditions du respect des règles de la vie commune ont été profondément altérées par une situation où les uns, au sommet, ont les moyens de contourner les règles, tandis les autres continuent d’être obligés de s’y soumettre ou n’ont pas les mêmes moyens de s’y soustraire.
Vous me direz qu’il en a toujours été plus ou moins ainsi. Il n’empêche que depuis, disons, la Révolution française, toute la bataille politique a tourné autour de la création d’espaces d’égale soumission à une même loi, et que le progrès politique est allé globalement dans ce sens.
Or la mondialisation a inversé cette tendance. Elle a ouvert un far-West planétaire.
Elle fonctionne comme le moyen pour les acteurs les plus puissants de s’extraire des règles qui s’appliquent dans les espaces nationaux. Cela a peu à peu pénétré la conscience collective au point de modifier la donne de la vie sociale, à tous les niveaux. Cet impact se traduit par un dilemme qui travaille confusément l’esprit de tout un chacun : faites-vous partie des couillons qui continuent bêtement de respecter les règles, ou êtes-vous du côté des malins, qui ont compris le nouveau système et qui savent que les règles ne sont là que pour être tournées ?
Prenez ce point vif de l’exaspération banale dans la ville d’aujourd’hui : la fraude dans les transports en commun. Si cela énerve autant les gens qui persistent, dans leur grande majorité, à refuser de tricher, c’est qu’ils ont l’impression que leur choix les range dans le camp des cons et des perdants.
[…] L’idée s’est imposée chez les gouvernants qu’il fallait réformer les sociétés trop rigides et trop compliquées au besoin en les mettant en concurrence et en créant des mécanismes de contournement.
[…] les règles existent toujours mais notre rapport à la règle a changé. Nous vivons sous l’empire de la morale de l’exception. On ne refuse pas la règle, on s’y déclare même favorable, mais s’agissant de son propre cas, on pense qu’il est normal de la négocier – « Moi ce n’est pas pareil ».
Marcel Gauchet dans Causeur N° 1 du 4 avril 2013
Interview donné bien sûr quelques jours avant, donc avant les aveux Cahuzac.