Mercredi 30 septembre 2020

«Ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.»
Rainer Maria Rilke Pour écrire un seul vers (1910), Les Cahiers de Malte

On peut faire de merveilleuses rencontres, mais il faut être prêt à les accueillir.

Le grand acteur de théâtre Laurent Terzieff, mort en 2010, avait rencontré, par le livre et la scène, l’un des plus grands poètes allemands Rainer Maria Rilke ( 1875-1926). Poète de langue allemande serait plus juste, il est né à Prague, en Bohème dans l’Empire Austro-Hongrois.

Il fut un grand voyageur mais passa de longs moments de sa vie à Paris. Il était poète, il a aussi écrit un roman largement autobiographique : « Les Cahiers de Malte Laurids Brigge » qu’on désigne souvent sous le nom abrégé « Les Cahiers de Malte ».

Laurent Terzieff avait mise en scène, au Théâtre du Lucernaire un spectacle appelé « Une heure avec Rainer Maria Rilke »

Il y eut une deuxième rencontre, en présentiel, dit-on aujourd’hui. Laurent Terzieff a rencontré Bernard Pivot sur le plateau d’Apostrophes, le 3 février 1995. Et lors de cette émission, Bernard Pivot a invité Laurent Terzieff à dire un extrait de ce livre en prose, extrait dédié au difficile exercice d’écrire un vers.

Et Laurent Terzieff s’est exécuté.

Mais il ne dit pas le texte, il l’habite et le transcende, dans un moment de grâce.

Et il y eut une troisième rencontre.

Une rencontre virtuelle que j’ai pu accueillir en regardant la vidéo qui rappelle ce moment.

Libre à vous, à votre tour, d’être touché par un homme qui vit le texte écrit par un autre homme.


Les mots de ce texte sont les suivants.

Pour écrire un seul vers,
il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses,
il faut connaître les animaux,
il faut sentir comment volent les oiseaux
et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin.
Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues,
à des rencontres inattendues,
à des départs que l’on voyait longtemps approcher,
à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci,
à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas ( c’était une joie faite pour un autre ),
à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations,
à des jours passés dans des chambres calmes et contenues,
à des matins au bord de la mer,
à la mer elle-même, à des mers,
à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles
– et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela.
Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre,
de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient.
Il faut encore avoir été auprès de mourants,
être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups.
Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs.
Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent.
Car les souvenirs ne sont pas encore cela.
Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste,
lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous,
ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.

– Pour écrire un seul vers (1910), Les Cahiers de Malte —

Il s’agit d’une traduction. Il est possible de trouver l’intégralité de ce texte dans sa version originale en allemand derrière <ce lien>.

Il m’a donc été possible de mettre vis-à-vis les versions françaises et allemandes.

Pour écrire un seul vers, Um eines Verses willen
il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, muß man viele Städte sehen Menschen und Dinge
il faut connaître les animaux, man muß die Tiere kennen
il faut sentir comment volent les oiseaux man muß fühlen wie die Vögel fliegen
et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. und die Gebärde wissen mit welcher die kleinen Blumen sich auftun am Morgen.
Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, Man muß zurückdenken können an Wege in unbekannten Gegenden
à des rencontres inattendues, an unerwartete Begegnungen
à des départs que l’on voyait longtemps approcher, und an Abschiede die man lange kommen sah
à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, an Kindheitstage die noch unaufgeklärt sind
à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas ( c’était une joie faite pour un autre ), an die Eltern die man kränken mußte wenn sie einem eine Freude brachten und man begriff sie nicht (es war eine Freude für einen anderen –)
à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, an Kinderkrankheiten die so seltsam anheben mit so vielen tiefen und schweren Verwandlungen
à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, an Tage in stillen verhaltenen Stuben
à des matins au bord de la mer, und an Morgen am Meer
à la mer elle-même, à des mers, an das Meer überhaupt an Meere
à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles an Reisenächte die hoch dahinrauschten und mit allen Sternen flogen
– et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. und es ist noch nicht genug wenn man an alles das denken darf.
Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, Man muß Erinnerungen haben an viele Liebesnächte von denen keine der andern glich
de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. an Schreie von Kreißenden und an leichte weiße schlafende Wöchnerinnen die sich schließen.
Il faut encore avoir été auprès de mourants, Aber auch bei Sterbenden muß man gewesen sein
être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. muß bei Toten gesessen haben in der Stube mit dem offenen Fenster und den stoßweisen Geräuschen.
Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Und es genügt auch noch nicht daß man Erinnerungen hat.
Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Man muß sie vergessen können wenn es viele sind und man muß die große Geduld haben zu warten daß sie wiederkommen.
Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Denn die Erinnerungen selbst sind es noch nicht
Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, Erst wenn sie Blut werden in uns, Blick und Gebärde,
lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, namenlos und nicht mehr zu unterscheiden von uns selbst,
ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. erst dann kann es geschehen, daß in einer sehr seltenen Stunde das erste Wort eines Verses aufsteht in ihrer Mitte und aus ihnen ausgeht

Je redonne le lien vers la vidéo d’Apostrophes : <Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu>

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Une réflexion au sujet de « Mercredi 30 septembre 2020 »

  • 30 septembre 2020 à 23 h 50 min
    Permalink

    Magnifique ! Ça fait vraiment du bien en ces temps moroses de pouvoir écouter Laurent Terzieff si inspiré par ce texte de Rilke. Merci Alain.

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