Vendredi 28 août 2020

«La dernière œuvre D. 965»
Franz Schubert

C’est encore mon père qui m’a guidé vers cette œuvre :

« Ecoute-bien Alain, c’est la dernière œuvre de Schubert »

« Le pâtre sur le rocher D 965» en allemand « Der Hirt auf dem Felsen ».

C’est un lied mais auquel Schubert a ajouté, de manière disruptive dirions-nous aujourd’hui, une clarinette.

Dès le premier mot du jour de cette série, en m’appuyant sur le fameux catalogue Deutsch qui a réalisé, autant que possible, le classement chronologique des œuvres de Schubert, j’affirmais que les œuvres de 1828 occupent les numéros de 937 à 965. Il est donc bien clair que l’œuvre portant le numéro D. 965 constitue la dernière œuvre de Schubert.

C’est une œuvre absolument magnifique.

Brigitte Massin la décrit ainsi :

« Mais le Pâtre sur le rocher n’est pas à proprement parler un lied. C’est un petit air de concert. Il a été commandé par Anna Milder-Hauptmann à Schubert, et elle ne le recevra que quelques mois après la mort du compositeur »

Anna Milder-Hauptmann (1785 – 1838) était une grande cantatrice d’opéra en ce début du XIXème siècle. C’est elle qui créa le rôle-titre de la Léonore de Beethoven, première version de Fidelio seul opéra de Beethoven. Et c’est aussi elle qui fut choisie par Mendelssohn pour chanter la partie soprano lors de la première interprétation depuis la mort de Bach de la Passion selon Saint Matthieu, le 11 Mars 1829 à Leipzig.

C’était donc une des plus grandes chanteuses de son époque et elle n’ignorait rien du talent de Schubert dans le domaine du Lied. Elle était d’ailleurs une de ses amies.

Ce lied est constitué par l’amalgame de deux poètes la partie la plus importante du texte (le début et la fin) a été écrite par le poète Wilhem Müller qui est aussi l’auteur de la Belle meunière et du Voyage d’hiver, la partie centrale a été écrite par Karl August Varnhagen von Ense.. Pendant longtemps on a cru que c’était l’œuvre d’Helmina von Chézy qui est aussi la poétesse de Rosamunde, mis en musique par Schubert. C’est ce que Brigitte Massin écrivait encore dans sa biographie que je possède et imprimé en 1977.

Ce lied est d’une difficulté extrême pour la soprano. Il évoque un berger heureux dans la montagne contemplant la vallée. Mais, comme souvent, le lied, bascule ensuite dans un climat plus triste : il est question d’une bien aimée lointaine, de la solitude, de la nostalgie.

Mais la dernière strophe est pleine d’espoir :

Der Frühling will kommen,
Der Frühling, meine Freud’,
Nun mach’ ich mich fertig
Zum Wandern bereit

Bientôt ce sera le printemps.
Le printemps, ma joie.
Il me faut me préparer
Prêt à partir en voyage

Dans <Wikipedia> vous pouvez lire l’intégralité du poème.

Brigitte Massin écrit à propos de cette fin :

« Le printemps, invitation au voyage, nourrit une dernière fois l’éternel grand rêve de liberté »
Brigitte Massin, Schubert, page 1290

Le plus parlant est certainement de l’écouter, par exemple dans cette <interprétation de Kathleen Battle> accompagnée par James Levine et surtout par le merveilleux clarinettiste de la Philharmonie de Berlin : Karl Leister

Si vous privilégiez la voix, il faut plutôt écouter <Margaret Price>

Mais la science des musicologues a progressé et il a été établi que Schubert avait écrit et fini un autre lied après le Pâtre sur le rocher. C’était un lied connu, puisque l’éditeur Tobias Haslinger, que j’ai déjà évoqué, avait inclus initialement ce lied comme le 14ème lied du chant du cygne. Il portait donc le numéro D. 957 / 14. Cela ajoutait un troisième poète à ce cycle créé artificiellement par l’éditeur : Johann Gabriel Seidl.

Ce lied a pour titre « Die Taubenpost » (« Le pigeon voyageur »).

Le catalogue Deutsch avait donc fait une erreur de chronologie, il a fallu ruser et on trouva la solution de lui donner le numéro D. 965 A.

Ce lied n’a rien à voir avec les terribles et modernes lieds composés sur les poèmes de Heine « Der doppelgänger » ou « Die Stadt ».

C’est un poème tendre, léger, « témoin de l’entrain de Schubert en octobre 1828 » écrit Brigitte Massin.

Il faut l’écouter par le jeune Dietrich Fischer-Dieskau accompagné déjà par Gérald Moore en 1957, je n’étais pas encore né.

Il est de plus en plus rare que les chanteurs intègrent ce lied dans le cycle du chant du cygne, tant il y a rupture entre les lieds sur les poèmes de Heine et celui-ci.

Schubert travaillait aussi, lors de ces dernières semaines, sur deux œuvres qu’il a laissé inachevées : sa 10ème symphonie dont la partition était près de son lit et un début d’opéra dont le titre aurait été « Le Comte de Gleichen »

Mais concernant les œuvres terminées, celles qu’on peut écouter et qui sont enregistrées il y a ces deux lieds : « Der Hirt auf dem Felsen D.965». et « Die Taubenpost  D.965A»

Et pourtant ce n’est pas encore la dernière œuvre achevée.

Je ne sais pas si en racontant la motivation qui a conduit à l’écriture de cette œuvre qui a été numérotée D. 965 B, il faut en sourire ou en pleurer.

Franz Schubert était un des plus grands génies de la musique. Subitement dans les dernières semaines de sa vie, un doute le saisit, il pensait qu’il avait des lacunes théoriques. Il pris, alors, de son temps précieux pour aller prendre des cours de contrepoint auprès d’un professeur célèbre de Vienne qui fut aussi le professeur d’Anton Bruckner : Simon Sechter né 9 ans avant Schubert en 1788 mais décédé, bien plus âgé, le 10 septembre 1867 à Vienne.

Grâce à Wikipedia, j’ai appris qu’il fut un compositeur particulièrement prolifique (environ 8000 œuvres). Par hasard, j’ai trouvé sur internet une œuvre qu’il a écrite pour orgue en l’honneur de Schubert : « Fuge Dem Andenken des zu früh verblichenen Franz Schubert », ce qui signifie Fugue à la mémoire du trop tôt disparu Franz Schubert.

Schubert pris donc une leçon de contrepoint, il ne put aller à la suivante et après il est mort.

La dernière œuvre achevée de Schubert est une Fugue, qu’il avait écrite à la demande de Simon Sechter et qu’il devait lui présenter à la leçon suivante :

« L’histoire de l’œuvre de Mozart s’interrompt sur la Flûte enchantée et la dernière « Cantate maçonnique » ; celle de Beethoven sur « les cinq derniers » quatuors ; celle de Schubert non sur quelque dernière sonate ou quelque dernier lied, mais sur les premiers feuillets d’un devoir d’apprenti. On en demeure bouleversé, tellement c’est « ressemblant » par rapport au destin de l’homme, à cette fatalité de la modestie au sein de laquelle ce génie inventa sa liberté la plus profonde. Et on ne peut aussi s’empêcher de penser qu’un tel genre d’interruption est salutaire pour en finir avec la mystification de la mort comme point final, de la mort comme acte décisif qui donnerait à la vie son sens suprême.
On meurt presque toujours sur trois points de suspension… »
Brigitte Massin, Schubert, page 1294

<1454>

Jeudi 27 août 2020

«Trois Klavierstücke D. 946»
Franz Schubert

Lors de l’année 1828, le Catalogue Deutsch répertorie la composition de 46 œuvres, une majorité de lieder (22) et en deuxième position, en nombre, des œuvres pour piano (11).

J’ai commencé d’ailleurs par une œuvre pour piano à 4 mains : « la Fantaisie D. 940 », sommet absolu de la musique de piano à 4 mains

Puis après avoir présenté la symphonie en ut, seule œuvre orchestrale de 1828, j’ai présenté successivement les trois dernières sonates de piano qu’il a écrits les unes derrière les autres : D. 958, D. 959, D. 960. J’exprimai alors la conviction que s’il existait quelques rares autres sonates de piano, comme les trois dernières de Beethoven par exemple, qui peuvent prétendre se hisser à ce niveau de perfection et de musicalité, il n’en est pas qui les dépasse.

Et entre la fantaisie et ces trois sonates Schubert a écrit trois pièces qui sont entrées dans la postérité sous le nom de « trois Klavierstücke D. 946 ». En traduction littérale on doit dire trois « morceaux de musique »

Ces trois pièces n’ont été publiées que 40 ans après leur composition. C’est, en effet, en 1868 que Johannes Brahms publia ces œuvres et leur donna le titre de Klavierstücke.

Aujourd’hui, les spécialistes pensent que Schubert avait pensé entamer une nouvelle série de quatre impromptus dont il ne composa que les trois premiers.

Schubert a écrit deux séries de quatre impromptus qui pendant longtemps ont été connus sous le nom d’Opus 99 et d’opus 142. Nous savons que cette classification en numéro d’opus qui suit l’ordre de publication des œuvres de Schubert est désormais obsolète car elle se heurte à la double limite que la plus grande part des œuvres de Schubert ne fut pas publiée de son vivant et que celles qui furent publiées ne suivaient pas du tout l’ordre de composition.

Désormais, ces deux séries d’Impromptus sont connus sous les numéros D 899 et D 935. Quand on sait que la première œuvre que le catalogue Deutsch situe en 1828 est le lied D. 937 « Lebensmut » (« Courage de vivre »), on saisit que ces œuvres ont été composées très peu de temps avant 1828. Les D. 935 furent composées comme leur numéro l’indique dans les derniers jours de décembre 1827.

Il s’agit d’un autre sommet de la musique de piano.

Marcel Schneider explique page 98 de son ouvrage que Schubert inventa cette forme de pièces libres pour piano auxquelles il donna le nom d’Impromptus ou de Moments musicaux (D. 780) et que Schumann, Liszt et Chopin l’utiliseront à leur tour.

Pendant longtemps, les œuvres de piano de Schubert ne furent pas enseignés au conservatoire de Vienne, la ville de Schubert, jusqu’au début du XXème siècle. Ce fut Artur Schnabel qui commença à jouer ces œuvres. J’ai entendu récemment, à la radio, qu’Artur Schnabel pendant qu’il enregistrait aux studios d’Abbey Road à Londres, dans les années 1930 rencontra un autre grand pianiste, il me semble que c’était Rachmaninov, quelqu’un de ce niveau-là en tout cas, qui enregistrait aussi. Ce dernier demanda à Schnabel, ce qu’il enregistrait et quand la réponse fut « Des sonates de Schubert », l’autre grand pianiste rétorqua :

« Ah bon, Schubert a écrit des sonates de piano ? ».

Depuis, les choses ont bien changé.

Et quand on demanda à Daniel Barenboïm de jouer à la cérémonie funèbre de jacques Chirac, à l’église Saint Sulpice, il interpréta <l’impromptu D935 N°2>

Brigitte Massin précise que le manuscrit de Schubert porte en tête du premier morceau « mai 1828 ».

Ces trois œuvres sont au niveau des autres impromptus.

En introduction à son disque de 2014 dans lequel elle interprète le D. 946, Yulianna Avdeeva écrit :

« Les Drei Klavierstücke figurent à mon sens parmi les œuvres pianistiques les plus profondes et les plus personnelles. La partie principale du n°1 en mi bémol mineur, avec ses triolets palpitants à la main gauche et ses brèves exclamations à la droite, crée un climat dramatique et agité. […] Le Klavierstück n°2 en mi bémol majeur est un grand morceau lyrique pourvu de deux trios, en ut mineur et la bémol mineur. Cette dernière section, avec sa belle ligne vocale toute simple et l’accompagnement qui la sous-tend, est à mon avis l’une des déclarations les plus personnelles et les plus émouvantes de tout le répertoire classique. Quant au n°3 en ut majeur, il regorge de syncopes et possède un caractère très joyeux. . […] Dans la coda (elle aussi construite sur des syncopes), Schubert nous mène à l’apogée de la luminosité et de la joie. »

Schubert nous mène à l’apogée de la luminosité et de la joie, je pense qu’elle a raison.

Moi j’entrerai dans ces œuvres par le numéro 2, interprété ici par <Paul Lewis> 

Il commence par une petite mélodie lyrique qui vous entraîne dans un doux rêve et puis je laisse la parole à Brigitte Massin :

« Quelques mesures de conclusion, comme pour un lied, bouclent sur elle-même cette exposition d’un univers rassurant, dépourvu d’agressivité.
L’absence de transition rend d’autant plus violent le contraste qu’impose le premier couplet : libération des fantasmes de terreur et d’obscurité, univers du fantastique et des ténèbres intérieures. En une page, un condensé de toutes les expériences de Schubert en ce domaine. »
Page 1245

La main gauche émet, au moment de cette transition, un grondement qui laisse présager les plus grandes épreuves. Schubert avec un piano crée un monde, un univers de complexité et de clair-obscur.

Pour entrer ensuite dans le premier acte de cette œuvre, qui en compte trois,  je vous propose d’écouter l’immense interprète de Schubert et de Beethoven : <Alfred Brendel : Klavierstücke D. 946 No. 1>

Et puis le troisième, le plus court je le confierai à <Maria Joao Pires joue Klavierstücke D. 946 No. 3>

D’ailleurs s’il faut conseiller un CD, un seul, je prendrai celui de Maria Joao Pires toute en sensibilité et intériorité.

Ce disque a pour titre « Le voyage magnifique ».

Liszt comparait ces œuvres de Schubert à un « trésor divin ».

<1453>

Mercredi 26 août 2020

«Messe en mi bémol majeur D. 950»
Franz Schubert

Schubert a composé 6 messes latines et un petit bijou en allemand qui s’appelle « Messe allemande » et a été composé en 1826 et 1827 <En voici un court extrait>

Pour les 6 messes latines, il faut distinguer les quatre premières qui sont des œuvres de jeunesse composées entre 1814 et 1816, Schubert avait donc entre 17 et 19 ans et les deux dernières qui constituent des œuvres majeures..

Un des biographes de Schubert, Marcel Schneider, écrit  à propos de ces 4 premières messes :

« Ses messes restent des compositions décoratives, faites pour sonner dans des églises baroques, aux couleurs claires, à la décoration surchargée. […] Ce sont des œuvres courtes, naïvement touchantes, où la candeur remplace la solennité, le charme la grandeur »

Schubert, Marcel Schneider, collection Solfèges, page 139

Le jugement est un peu sévère et il ne faut pas oublier que Schubert avait moins de 20 ans. On y trouve cependant des beautés. Pour sa 4ème messe, il a en outre composé un nouveau Benedictus qui fait partie de ses toutes dernières œuvres puisqu’elle porte le numéro D. 961.

Vous trouverez derrière <ce lien> les deux Benedictus enchainés le premier de 1816 et le second de 1828 et vous entendrez que la version de 1816 ne démérite pas.

Il faut reconnaître cependant que ces premières messes n’ont rien à voir avec les deux dernières que Schubert a appelées Missa Solemnis.

Ma vie musicale a été jalonnée de rencontre avec des œuvres, rencontre dont pour beaucoup je me souviens encore des circonstances. A la fin des années 1970, dans ma région natale de l’est lorrain, un homme portant le nom Oudart avait forgé le projet de réunir des musiciens amateurs, des choristes et d’inviter 4 chanteuses et chanteurs solistes pour jouer en concert la Messe N°5 en en la bémol majeur D.678. Il avait demandé à mon père d’assurer le rôle de premier violon solo. J’assistais bien sûr au concert qui eut lieu à Sarreguemines. Ce fut ma première rencontre avec cette œuvre composée entre 1819 et 1822, évènement rare pour Schubert de mettre 3 ans pour finir une œuvre.

Bien sûr, depuis ce concert, j’ai entendu des interprétations plus abouties et techniquement plus irréprochables mais le souvenir associé à ce moment de beauté et de grâce reste brulant. Dans ma tête il y a toujours la réminiscence de l’« Hosannah » qui finit le <Sanctus> de cette messe et qui constitue une ouverture vers le divin.

La Messe en la bémol majeur est très belle mais comme l’écrit un Marcel Schneider, cette fois convaincu :

« Schubert se surpassera pourtant […] dans l’admirable Messe en mi bémol de l’été 1828 »
Page 140

Nous sommes bien en présence d’un autre chef d’œuvre ineffable que Schubert a écrit lors de cette extraordinaire année 1828.

Selon Brigitte Massin, la messe en mi bémol a été commencée probablement en juin 1828, elle ajoute :

« Il est probable qu’elle a été commandée à Schubert dans les mêmes conditions que le chœur « Glaube, Hoffnung und Liebe » quasi contemporain D. 954 car elle sera exécutée, presque un an après la mort de Schubert, le 4 octobre 1829, et sous la direction de son frère Ferdinand, dans cette même église du faubourg viennois de l’Alsergrund, pour laquelle avait été écrit et où avait été déjà exécuté, en septembre 1828, le chœur en question. »
Page 1248

Il s’agit encore d’une de ces œuvres exceptionnelles que Franz Schubert a laissé à l’humanité sans n’avoir jamais entendu, de son vivant, une interprétation de la musique qu’il avait écrite.

Mais les messes de Schubert ne peuvent pas ou du moins ne pouvait pas être jouée lors d’un office religieux catholique, parce que Schubert prenait des libertés avec le texte. Brigitte Massin répertorie toutes les omissions qu’il a pratiquées :

« Du point de vue de l’attention portée au texte liturgique, la même irrégularité se manifeste ici de la part de Schubert que dans les messes précédentes, et surtout dans la Messe en la bémol achevée en 1822 .

Dans le Gloria, les omissions portent sur « Domine Fili unigenite » et « Jesu Christe, Filius Patris » (cette dernière affirmation sera pourtant mise en musique ensuite dans le même Gloria: « Agnus Dei, Filius Patris »).

Omission encore de « Suscipe deprecationem nostrarn » et de « Qui sedes ad dexteram Patris », et finalement omission de la proclamation « Jesu Christe » après le «Tu solus altissimus ».

Dans le Credo : omission, au début, du « Patrem omnipotentern » pour la personne de Dieu le Père, du «Genitum non factum » pour celle du Fils, surtout de « Et Unam Sanctam Catholicam et Apostolicam Ecclesiam», dogme absent de toutes les messes de Schubert, et cette fois encore, comme pour la Messe en la bémol, omission de « Et exspecto resurectionem mortuorum. »

On pourrait développer chacun de ces oublis, mais je ne m’arrêterai que sur l’un d’entre eux : un oubli systématique dans toutes les messes, dans le Credo, de cette phrase : « Et Unam Sanctam Catholicam et Apostolicam Ecclesiam», c’est à dire « Je crois en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique. »

C’est lors du Concile de Nicée en 325, premier concile qui réunit tous les évêques de l’Empire Romain que fut adopté la profession de foi chrétienne qui énumère les points fondamentaux de la croyance. On l’appelle le « symbole de Nicée ». Pour les amoureux d’Histoire, il fut complété lors du concile de Constantinople de 381.

Il faut se remettre dans le contexte. Nous ne sommes pas dans la France de Charlie Hebdo et du début du XXIème siècle, nous sommes au début du XIXème siècle, dans le très catholique Empire Austro-Hongrois, nous sommes à Vienne. Franz Schubert est né dans une famille très catholique, dans une société très catholique, un empereur  et un gouvernement très catholique.

Et ce jeune homme, timide, discret qui n’ose pas se mettre en avant, à 17 ans, décide d’enlever du Credo en ne le mettant pas en musique : « Je crois en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique. ». Et il va réitérer ce défi, lors de toutes les messes suivantes jusqu’à sa dernière, la messe en mi bémol composé en 1828.

Pour saisir l’ampleur de ce geste, il faut savoir que le Panthéiste Beethoven dans sa Missa Solemnis  comme dans sa Messe en ut, n’a pas eu cette audace Lui a mis en musique qu’il croyait en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique.

Et Jean-Sébastien Bach, le luthérien, le protestant lui aussi dans sa Messe en Si fait chanter : « Je crois en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique. ».

Beethoven, non ! Bach, non ! Mais Schubert oui, il a osé cette modernité de ne pas se cacher et dans la mesure où il ne chérissait pas l’Église catholique, de ne pas faire résonner la croyance en l’Église.

Contrairement à la Messe N°5, les solistes ne jouent pas un grand rôle dans cette œuvre qui donne la première place au chœur. Brigitte Massin écrit :

« La Messe en mi bémol est essentiellement chorale. Elle apparaît comme le prolongement de l’expérience musicale réalisée dans la Messe allemande de 1827. Aucune recherche d’un style brillant, le chœur (soprano, alto, ténor et basse) intervient par larges plans, chantant le plus souvent une note par syllabe, peu soucieux d’ornements et de fioritures. La respiration est plus ample que dans la Messe allemande, l’air circule davantage dans la partition, c’est ainsi qu’aux épisodes de l’affirmation du chœur succède souvent, dans une large plage de silence choral, une intervention orchestrale. Les solistes n’ont, pour leur part, qu’un rôle très restreint d’alternance avec le tutti du chœur.  »

Il y a en fait un seul passage qui donne une place première aux solistes c’est le « Et incarnatus est » du Credo dans lequel Schubert confie au chant du violoncelle la préparation de l’épisode le plus humain du Credo : « il a pris chair de la Vierge Marie, et s’est fait homme.». »

Vous pouvez entendre ce moment dans l’interprétation de <Claudio Abbado – Et incarnatus est »

Brigitte Massin conclut :

« Entre la glorieuse Messe en fa des débuts du musicien de dix-sept ans et cette Messe en mi bémol si profondément humaine, il y a tout le trajet de l’aventure intérieure vécue par Franz Schubert. »

Pour entendre la messe dans son intégralité il est possible d’écouter et de voir <Un concert avec l’orchestre et le chœur de la radio néerlandaise de Philippe Herreweghe>.

En revanche, pour l’instant il n’y a pas d’enregistrement CD de cette messe N° 6 par Herreweghe.

J’ai jalonné le texte de ce mot du jour des quatre interprétations que je possède et entre lesquelles je ne sais pas choisir.

Dans ce mot du jour, j’ai donc parlé de Charlie Hebdo, du symbole de Nicée et de la force de caractère d’un jeune homme qui a eu le courage d’affirmer ses idées et qui surtout possédait un génie unique pour déployer le chant, la ligne mélodique, l’harmonie chorale et nous faire vibrer.

<1452>

Lundi 24 août 2020

«Le chant du cygne D. 957»
Franz Schubert

Je poursuis, avec l’objectif de l’achever, cette série commencée lors des week-ends du confinement et consacrée à la musique que Schubert a composée lors de l’année 1828, dernière année de sa courte vie.

Le grand compositeur du XXème siècle, Benjamin Britten, a affirmé que l’année 1828 fut l’année la plus féconde de l’histoire de la musique occidentale en raison de tous les chefs d’œuvre que Schubert a composé lors de cette année.

Schubert avait déjà composé bien des chefs d’œuvre avant l’année 1828, mais il est vrai qu’il y eut une densité sidérante lors des 11 derniers mois de sa vie.

Schubert fut longtemps méconnu, sauf dans un domaine, il était le maître du Lied. Il en composa 650.

Selon <Wikipedia> les lieder étaient à l’origine des chants ecclésiastiques allemands populaires et furent une source du choral luthérien.

Il s’agit d’un chant confié à une voix, rarement plusieurs, accompagnée par un piano. Par la suite, notamment Mahler, composa des accompagnements avec orchestre.

Il est commun de dire que le lied est l’équivalent allemand de la mélodie française. Mais l’article de Wikipedia souligne opportunément le

« Fait que le lied soit d’origine populaire (Volkslied) avant de s’académiser. A contrario, la mélodie est un genre savant dès le départ »

Historiquement on continue à appeler «Lied» un chant composé en allemand, en Allemagne ou en Autriche, alors que les mélodies sont le genre français et au-delà. Quand le compositeur anglais Britten compose des chants pour une voix soliste et orchestre comme « Illuminations » on parle de mélodie, non de Lied.

Schubert a aussi composé  des lieder en 1828. 13 d’entre eux seront rassemblés en un recueil appelé « Der Schwanengesang », c’est-à-dire le Chant du cygne.

Mais pourquoi le « Chant du cygne » ?

Selon <Wikipedia> c’est une légende qui remonte à la haute antiquité grecque et évoquerait le dernier chant merveilleux et tragique du cygne d’Apollon (Dieu de la mythologie grecque du chant, de la musique, de la poésie, des purifications, de la guérison, de la lumière, et du soleil) au moment où il sent qu’il va mourir.

Ce <site canadien> et <Historia expliquent que Platon a mis dans la bouche de Socrate, lors des derniers instants de sa vie (dans le Phédon), l’évocation du chant du cygne. Le philosophe, âgé de soixante-dix ans, aurait alors déclaré, juste avant de boire le poison mortel, la fameuse cigüe :

« Les cygnes qui, lorsqu’ils sentent qu’il leur faut mourir, au lieu de chanter comme auparavant, chantent à ce moment davantage et avec plus de force, dans leur joie de s’en aller auprès du Dieu dont justement ils sont les serviteurs. »

C’est pourquoi, en référence à cette légende, on appelle le « chant du cygne » le dernier témoignage d’un homme ou d’une femme, l’ultime œuvre d’un artiste, la déclaration finale d’un poète avant de partir vers la mort.

C’est bien une légende, les études scientifiques n’ont jamais constaté un tel phénomène lors de la mort d’un cygne.

Le Chant du cygne D.957 (Schwanengesang, en allemand) est donc un recueil de treize des derniers lieder de Schubert. Ce ne sont pas tous les derniers lieder, nous y reviendrons.

On parle d’un cycle. Schubert avait déjà composé deux cycles célèbres :

  • La belle meunière
  • Le voyage d’hiver

Œuvres sublimes, sur des vers du poète Wilhelm Müller qui serait resté un absolu inconnu, si ses poèmes n’avaient pas été magnifiés par la musique de Franz Schubert.

Pour le Chant du cygne c’est un peu plus compliqué. En réalité, on pense aujourd’hui que Schubert avait esquissé le début de deux cycles qui n’avaient rien à voir : les 7 premiers sur des poèmes de Ludwig Rellstab qui a un statut de notoriété proche de celui de Wilhem Müller et les 6 derniers sur des poèmes de Heinrich Heine qui serait connu sans Schubert.

Ces deux séries de lied n’ont rien à voir, mais l’éditeur Tobias Haslinger a trouvé pertinent de les assembler et de les publier à titre posthume en 1829 sous ce nom « Le chant du cygne » sous lesquels ils sont parvenus à la postérité. Il avait probablement le projet de présenter ce cycle comme le testament artistique de Schubert. Selon Brigitte Massin dans sa grande Biographie de Schubert, ces lieder ont été composés entre mai et octobre 1828

Les 7 premiers, sur les poèmes de Ludwig Rellstab sont plutôt entraînant, célébrant la nature, une certaine légèreté. Certes on y trouve aussi de la nostalgie, de la mélancolie, un peu de vague à l’âme pour l’absence de la bien-aimée, de la tristesse mais sans le tragique que raconte le voyage d’hiver.

Dans cette série le 4ème « Ständchen » traduit en français par « Sérénade » est un des plus célèbres lieds de Schubert. Mon père adorait le chanter ou le fredonner.

Il commence par une douce imploration de l’être aimée

Et il finit sur une conclusion pleine d’optimisme :

« J’attends de te rencontrer
Viens, rends moi heureux! »

En voici une très belle interprétation par <Barbara Hendricks et Radu Lupu>.

Mais quand une œuvre devient si célèbre elle dépasse son statut initial, par exemple est transcrite pour des instruments : <Ici une version au violoncelle jouée par Camille Thomas », elle dépasse aussi la frontière du classique <Voici une interprétation par Nana Mouskouri>

Voici les titres des 7 poèmes de Ludwig Rellstab

1 – Liebesbotschaft (« Message d’amour »)
2 – Kriegers Ahnung (« Le pressentiment du guerrier »)
3 – Frühlingssehnsucht (« Désir du printemps »)
4 – Ständchen (« Sérénade »)
5 – Aufenthalt (« Séjour »)
6 – In der Ferne (« Dans le lointain »)
7 – Abschied (« Adieu »)

Le dernier lied « Adieu » que je qualifierai de charmant est décrit ainsi par Brigitte Massin (page 1261) :

« Avec ce lied, Schubert dit « adieu » aux poèmes de Rellstab. Ravissant adieu que cette chevauchée qui entraîne d’un seul élan irrésistible les 6 strophes du poème. […] Seule, la dernière strophe […] connaît un assombrissement passager, vite balayé par le grand souffle de la cavalcade. »

Vous pouvez entendre ce moment presque d’insouciance à l’heure de la mort <ici chanté par Fischer-Dieskau>

Mais il y a le second versant du « chant du cygne » les poèmes de Heine.

Schubert écrit :

« J’ai aussi mis en musique quelques lieder du Heine qui ont énormément plu ici. »
Schubert à Probst le 2 octobre 1828, cité par Brigitte Massin page 1261

Christine Mondon dans son ouvrage « Franz Schubert, Le musicien de l’ombre » écrit :

« Selon ses amis, il est, à la lecture du recueil «Le retour» (Die Heimkehr), publié en 1826, dans un état proche du somnambulisme. Il choisit six poèmes et modifie l’ordre constitué par Heine : Der Atlas (« Atlas »), Ihr Bild (« Son image »), Das Fischermädchen (« La fille du pêcheur »), Die Stadt (« La ville »), Am Meer (« Au bord de la mer ») et Der Doppelgänger (« Le double ») »
Page 212

Cette fois, nous sommes dans le sombre, le tragique.

Le premier lied est dramatique, plonge dans la mythologie grecque et évoque la souffrance du géant Atlas « Infortuné Atlas » qui porte la terre sur son dos. Dès l’attaque du piano on constate qu’on a changé d’univers.

Pour le deuxième « Son image » qui décrit le portrait du visage aimé, Brigitte Massin écrit

« Schubert atteint sans doute ici au dépouillement le plus extrême dans sa catégorie des lieder de l’immobile. C’est la sobriété suprême »

Et puis, il y a les deux lied « la ville » et surtout « le double » dans lesquels la musique devient hallucinée, d’une expression intense. Musique visionnaire, totalement moderne, le « double » se termine en « sprechgesang », il n’y a plus de chant, plus que la violence des paroles. Schubert annonce Schoenberg un siècle plus tard. Entre temps, aucun compositeur n’ira si loin que Schubert.

Christine Mondon écrit :

« Au premier lied répond le dernier lied : le double nous glaçant d’effroi dans une immobilité hors du temps, dans le dépouillement absolu décuplant l’intensité dramatique :

Il y a aussi un homme qui regarde en l’air
Et se tord les mains de violente douleur ;
Avec horreur, lorsque je vois son visage
La lune me montre mes propres traits.

Dans la tonalité funèbre de si mineur nous avons la confession d’un cœur désespéré »

Vous pouvez écouter ce lied chanté par « Hans Hotter », et sur ce site vous avez le texte du lied et sa traduction française.

Pour l’ensemble du cycle, internet permet d’entendre <<la très belle interprétation de Matthias Goerne accompagné par Christoph Eschenbach>

En CD j’ai une préférence pour l’interprétation de Wolfgang Holzmair avec Imogen Cooper. Bien sûr les versions de Dietrich Fischer Dieskau, notamment celle avec Alfred Brendel constituent aussi une expérience inoubliable.

Dans ce mot du jour, j’ai donc parlé de Socrate, d’une légende dans laquelle on raconte que l’élégant cygne élèverait un chant divin en quittant la vie et aussi des manœuvres marketing d’un éditeur autrichien du début du XXème siècle.

Mais j’ai surtout évoqué un nouveau chef d’œuvre de Schubert, dans lequel il devient prophétique et annonce la musique du XXème siècle.

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