Jeudi 20 octobre 2016

« Avoir le monde en main, [signifie à coup sûr] automatiquement aussi, être aux mains du monde »
Maurizio Ferraris dans son livre <Mobilisation Totale ; L’appel Du Portable>, paru en août 2016

J’avais déjà évoqué Maurizio Ferraris, philosophe italien et son livre dont est extrait l’exergue du mot du jour. C’était lors du mot du jour du 16 septembre consacré au droit à la déconnexion pour les salariés reconnu par le paragraphe 7 de l’article L2242-8 du code travail et qui a été mis en œuvre par la fameuse Loi travail.

Mais il me paraissait pertinent d’approfondir la réflexion de Maurizio Ferraris, d’abord parce que j’ai écouté une émission, la Grande Table, qui posait la question <Smartphone, faut-il décréter l’état d’urgence ?> et dans laquelle il était invité.

Ensuite parce que cette réflexion constitue comme un miroir critique à celle de Michel Serres qui présentait l’aspect positif du smartphone :

« Les jeunes générations ont compris ce que signifiait le mot maintenant, qu’il faut lire main tenant, c’est à dire tenant dans la main. Avec les smartphones qu’ils tiennent dans la main, ils peuvent immédiatement échanger avec tous leurs proches ou personnes qu’ils connaissent quel que soit le lieu où les uns et les autres se trouvent dans le monde. Ils peuvent accéder à l’information et à la connaissance instantanément en surfant sur les outils de l’internet, ils peuvent envoyer, maintenant, des photos qu’ils viennent de prendre quelques secondes auparavant etc… »

Il s’agissait du mot du jour du 21 novembre 2012, le 23ème, alors que nous sommes aujourd’hui au 773ème.

J’ai pu lire un extrait de ce livre <Mobilisation Totale ; L’appel Du Portable> sur internet. Extrait auquel vous avez accès en suivant ce <Lien>

Ce livre se penche sur ce phénomène de société engendré par les smartphones et la connexion au monde et montre comment cette sollicitation permanente se transforme en dispositif de mobilisation.

Dans ce livre, Ferraris utilise le terme « arme » pour parler de l’ensemble de ces appareils mobiles qui nous asservissent parce qu’il a créé en italien l’acronyme « ARMI » qui a été traduit en français par Appareils de Registration (en réalité enregistrement) et de Mobilisation d’Intentionnalité.

Voilà ce qu’il écrit par exemple :

« Comment et pourquoi l’appel nous mobilise ?

L’appel est avant tout une responsabilisation : je réponds parce que je me sens apostrophé, moi, précisément moi. La responsabilité dont je me sens investi a un caractère incomparable de « première personne » : le message m’est adressé à moi, et je sens la nécessité de répondre avec le même naturel avec lequel le philosophe américain John Searle, dans l’anecdote qu’il rapporte au début de « la construction de la réalité sociale », sent la nécessité d’entrer dans un bar à Paris et de commander une bière. […]

L’absolu. Qu’est-ce qui rend d’autant plus puissant l’appel du portable par rapport à la bière de Searle ? Pour le dire en deux mots : si la bière a quelque chose à voir avec l’esprit, fut-ce avec celui du houblon, l’appel communique avec l’absolu. Pour la première fois dans l’histoire du monde, nous avons l’absolu dans la poche.

Le dispositif, dont le Web est la manifestation la plus évidente, est un empire sur lequel le soleil de se couche jamais, et le fait d’avoir un Smartphone dans la poche signifie à coup sûr avoir le monde en main, mais automatiquement aussi, être aux mains du monde : à chaque instant pourra arriver une requête et à chaque instant nous serons responsables

Même si l’on établissait par contrat de travail qu’on ne travaille qu’une heure par semaine, dans les faits s’appliquerait le principe selon lequel on travaille à toute heure du jour […].

Le mobile mobilise. Voilà ce qui a changé depuis l’époque de la bière de Searle. Que celui qui est encore en mesure de le faire, revienne en arrière, à l’époque où les téléphones étaient des appareils fixes et seulement capables de communiquer, sans aucun aspect lié à l’enregistrement. À cette époque, qui ne se trouvait pas physiquement dans les parages d’un téléphone fixe lié à son entourage (domicile ou bureau), était virtuellement soulagé de toute responsabilité. Le téléphone sonnait mais si cet individu avait un motif valide pour ne pas se trouver chez lui ou à son bureau, le fait d’être injoignable de pouvait en aucune façon lui être imputé. Ajoutons que le fixe était non seulement localisable, mais il était en principe amnésique (avant l’invention des répondeurs enregistreurs ou autres systèmes de mémorisation des appels), si bien qu’il ne restait pas de trace des coups de téléphone même quand on revenait dans les parages de l’appareil. Donc, là aussi, aucune responsabilité […].

Le seul téléphone mobile (mais sans mémoire) qui ait existé un bon nombre d’années fut le téléphone rouge, conçu en 1963. Enfermé dans une boite, il suivait comme une ombre ou un spectre le président des États-Unis et pouvait être utilisé pour communiquer directement avec le dirigeant de l’Union soviétique en cas de menace nucléaire. Cette évocation de la sphère militaire apparaît rétrospectivement prophétique. Les armes contemporaines sont des dispositifs mobiles et mobilisant qui tirent tout leur pouvoir du fait d’être toujours auprès de nous et éternellement muni de mémoire. Ce qui signifie justement qu’à la différence de ce qui se produisit avec le fixe, nous sommes responsables face aux messages qui peuvent nous arriver, et cela en tout lieu et à tout instant. Même si l’on se trouvait dans une zone sans réseau ou si nos « armes »  étaient pour quelque raison déchargées, en très peu de temps la mémoire, se réactivant, nous mettrait face à nos responsabilités, c’est-à-dire aux messages qui nous seraient arrivés durant la période de déconnexion. […]

Action. Généralement l’appel ne se limite pas à requérir une réponse ; il exige une action. Dès l’instant où une grande part du travail se fait à travers les « armes », l’accès à ces « armes »  équivaut à l’accès au travail : qu’on pense à la quantité de prestations fournies par les « armes »  hors des horaires habituels de service. Ce travail est non rétribué et souvent même il n’est pas comptabilisé comme travail, ce qui implique une nouvelle frontière de l’exploitation, qui commence au moment où, comme cela se faisait en de nombreuses entreprises on oblige les employés à être toujours muni d’un smartphone.

Les mobilisés acceptent d’être appelés à agir à tout moment et c’est aussi une diminution objective de liberté, qui n’est compensé par aucun avantage économique et qui même, le plus souvent, se transforme en un travail gratuit, que ne couvre aucune protection syndicale. […]

Responsabilité. Le message qui t’est destiné, est destiné à toi. Qui te l’as envoyé sait que tu l’as lu. L’ordre se présente comme un commandement individuel, de façon très différente de ce qui se passait avec les médias du siècle précédent. De ce point de vue, notre situation a changé par rapport à l’époque de la radio et de la télévision. On se lamentait alors du fait qu’on se trouvait submergé par un flot d’informations, surabondant et ingérable. Et alors ? Où était le problème ? Il suffisait de ne pas en tenir compte. Il est bien plus difficile d’affronter l’avalanche de sollicitations, de requêtes, de demandes impatientes qui sont adressés par l’armée mobile qui nous enserre. »

<Vous pouvez aussi lire cet article des Inrocks qui analyse ce livre>

Cette réflexion apparait très négative. A mon analyse, elle ne contredit pas la vision optimiste de Michel Serres, elle la complète.

Le smartphone est à la fois un outil formidable comme le décrit Michel Serres, et un outil d’asservissement comme le montre Maurizio Ferraris.

Il nous faut suffisamment de sagesse pour profiter de ses fonctionnalités et maîtriser ses excès.

Bref, il faut mater notre smartphone et savoir se déconnecter !

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