Lundi 6 juin 2016

Lundi 6 juin 2016
« Le projet Gilgamesh »
« Sapiens : Une brève histoire de l’humanité » pages 313-316
L’Histoire de notre espèce, tel que la décrypte Yuval Noah Harari dans son livre « Sapiens » rencontre à la fin de son ouvrage notre modernité.
Modernité sur laquelle travaillent les ingénieurs et les idéologues de la Silicon Valley.
Les esprits ouverts et critiques qui se rendent dans la silicon Valley reviennent tous avec une grande surprise, car ils pensaient que dans la Silicon Valley ils trouveraient quelques financiers et pour le reste quasi exclusivement des informaticiens, la fine fleur du génie informatique. Certes, ils trouvent cela, mais la surprise vient du fait du nombre de médecins, de biologistes et de chercheurs dans tout le spectre de la médecine.
Je n’ai jamais mieux compris cette réalité étonnante que lorsque j’ai écouté cette passionnante émission : <de France Culture, Du grain à moudre et qui posait cette question : Le numérique fait-il de nous une civilisation supérieure ?>
Dans cette émission, outre, des spécialistes du numérique, une spécialiste de la Préhistoire était aussi invité : Marylène Patou-Mathis, et son regard décalé était absolument passionnant.
Mais pourquoi tous ces chercheurs dans le domaine médical ?
Car il y a bien une philosophie en œuvre dans l’imaginaire des penseurs des GAFA, le big data, les objets connectés, la capacité de fabriquer des organes humains, de remplacer des membres détruits par des objets créés etc… : La quête de l’immortalité.
Il y a désormais de nombreux articles et livres qui ont abordé cette question de manière très sérieuse. Car cela est très sérieux, il ne s’agit pas de quelques paroles en l’air, mais d’un but de recherche où des entreprises privées injectent des milliards de dollars.
Vous trouverez ci-après un article de 2013 : <L’homme qui vivra 1 000 ans est déjà né>
Dans cet article, le journaliste s’entretient avec Laurent Alexandre,
Laurent Alexandre, né le 10 juin 1960, n’est pas un farfelu. C’est un chirurgien-urologue français qui en outre a créé un site de vulgarisation médicale très sérieux que toutes les personnes qui s’intéressent à leur santé connaissent : doctissimo
Il a écrit un livre au titre très explicite : <La mort de la mort>
Luc Ferry vient de publier un ouvrage « La révolution transhumaniste : comment la technomédecine et l’uberisation du monde vont bouleverser nos vies » où il parle aussi de ces perspectives tout en restant plus prudent en parlant plutôt d’allongement de la durée de vie.
Dans un échange très fécond il a dialogué avec Michel Onfray et Alain Finkelkraut dans <l’émission de ce dernier de ce samedi 4 juin 2016>.
Mais que dit Yuval Noah Harrari de cette quête qu’il appelle « le projet Gilgamesh » ?
Il rappelle d’abord le mythe<de l’épopée de Gilgamesh>
« [Il s’agit ] du mythe le plus ancien qui nous soit parvenu : le mythe de Gilgamesh, de l’antique Sumer, dont le héros est l’homme le plus fort et le plus capable du monde : le roi Gilgamesh d’Uruk, qui pouvait vaincre tout le monde au combat. Un jour, meurt son meilleur ami, Enkidu. Gilgamesh resta assis à côté de son corps et l’observa plusieurs jours durant, jusqu’à ce qu’il vît un ver sortir de la narine de son ami. Saisi d’horreur, Gilgamesh résolut de ne jamais mourir. Il trouverait bien le moyen de vaincre la mort. Gilgamesh entreprit alors un voyage au bout de l’univers, tuant des lions, bataillant contre des hommes-scorpions et trouvant le chemin des enfers. Là, il brisa les mystérieuses « choses de pierre » d’UrShanabi, le nocher du fleuve des morts, et trouva Utnapishtim, le dernier survivant du Déluge originel. Mais Gilgamesh échoua dans sa quête et s’en retourna les mains vides, toujours aussi mortel, mais avec un surcroît de sagesse. Quand les dieux créèrent l’homme, avait-il appris, ils avaient fait de la mort la destinée inévitable de l’homme, et l’homme doit apprendre à vivre avec elle. »
Et il introduit ce sujet de la manière suivante :
« De tous les problèmes apparemment insolubles de l’humanité, il en est un qui est resté le plus contrariant, intéressant et important : le problème de la mort. Avant la fin des Temps modernes, la plupart des religions et des idéologies tenaient pour une évidence que la mort était notre inéluctable destin. De plus, la plupart des religions en firent la principale source de sens dans la vie. Essayons donc d’imaginer l’islam, le christianisme ou la religion de l’Égypte ancienne sans la mort. Toutes ces religions ont enseigné aux fidèles qu’ils devaient s’accommoder de la mort et placer leurs espoirs dans l’au-delà plutôt que de chercher à vaincre la mort pour vivre éternellement ici sur terre. Les meilleurs esprits s’employaient à donner un sens à la mort, non pas à essayer d’en triompher. »
[…]
« Les adeptes du progrès ne partagent pas ce défaitisme. Pour les hommes de science, la mort n’est pas une destinée inévitable, mais simplement un problème technique. Si les gens meurent, ce n’est pas que les dieux l’aient décrété, mais en raison de divers échecs techniques : crise cardiaque, cancer, infection. Et chaque problème technique a une solution technique. Si le cœur flanche, on peut le stimuler par un pacemaker ou en greffer un autre. Si un cancer se déchaîne, on peut le tuer par des médicaments ou des rayons. Les bactéries prolifèrent ? Les antibiotiques les soumettront. Certes, pour l’heure, nous ne pouvons résoudre tous les problèmes techniques, mais nous y travaillons. Nos meilleurs esprits ne perdent pas leur vie à essayer de donner un sens à la mort. Ils s’occupent plutôt à étudier les systèmes physiologiques, hormonaux et génétiques responsables de la maladie et du vieillissement. Ils mettent au point de nouveaux médicaments, des traitements révolutionnaires et des organes artificiels qui allongeront nos vies et pourraient un jour vaincre la Grande Faucheuse.
Récemment encore, on n’aurait jamais entendu des hommes de science, ou quiconque, tenir un langage aussi péremptoire. « Vaincre la mort ? Sottise ! Nous essayons simplement de soigner le cancer, la tuberculose et la maladie d’Alzheimer », protestaient-ils. Les gens évitaient la question de la mort parce que l’objectif semblait trop insaisissable. Pourquoi susciter des espérances déraisonnables ? Mais nous en sommes à un stade où nous pouvons parler sans détours. Le grand projet de la Révolution scientifique est d’apporter à l’humanité la vie éternelle. »
Bien sûr cet objectif peut être encore assez lointain. Mais Harari montre aussi comment ce projet ne vient pas de nulle part, mais est aussi le fruit de l’évolution récente de l’imaginaire de Sapiens :
« Combien de temps prendra le Projet Gilgamesh – la quête de l’immortalité ? Cent ans ? Cinq cents ? Mille ? Quand on songe au peu que nous savions sur le corps humain en 1900, et à la masse de connaissances accumulées en un siècle, on est fondé à être optimiste. Des spécialistes de génie génétique ont dernièrement réussi à multiplier par six l’espérance de vie moyenne du ver Caenorhabditis elegans . Pourquoi ne pas en faire autant pour Homo sapiens ? Des spécialistes en nanotechnologie travaillent à un système immunitaire bionique composé de millions de nano-robots, qui habiteraient nos corps, ouvriraient les vaisseaux sanguins obstrués, combattraient virus et bactéries, élimineraient les cellules cancéreuses et inverseraient même le processus de vieillissement. Quelques chercheurs sérieux suggèrent qu’en 2050 certains hommes deviendront a-mortels (non pas immortels, parce qu’ils pourraient toujours mourir d’une maladie ou d’une blessure, mais a-mortels : en l’absence de traumatisme fatal, leur vie pourrait être prolongée à l’infini).
Que le Projet Gilgamesh réussisse ou non, dans une perspective historique il est fascinant de voir que la plupart des religions et idéologies modernes ont déjà exclu la mort de l’équation. Jusqu’au XVIIIe siècle, la plupart des religions mettaient la mort et ses suites au centre de la question du sens de la vie. À compter du Siècle des Lumières, les religions et idéologies comme le libéralisme, le socialisme et le féminisme se désintéressèrent totalement de la vie après la mort. Qu’advient-il d’un communiste après sa mort ? D’un capitaliste ? Et d’une féministe ? Il est absurde de chercher la réponse dans les écrits de Marx, d’Adam Smith ou de Simone de Beauvoir. Le nationalisme est la seule idéologie moderne qui accorde encore à la mort un rôle central. Dans ses moments plus poétiques et désespérés, il promet à quiconque meurt pour la nation qu’il vivra à jamais dans sa mémoire collective. Mais cette promesse est si nébuleuse que même la plupart des nationalistes ne savent trop qu’en faire. »
Deux réflexions encore sur ce sujet :
D’abord du philosophe André Comte-Sponville qui devant cette perspective de la mort de la mort a dit qu’il détesterait une société issue d’une telle évolution d’abord parce que ce serait un monde uniquement de vieux et ensuite que ce serait un monde de trouillards.
De vieux, inutile d’expliquer mais de trouillards ? Tout simplement parce que la mort serait repoussé mais vous pourriez quand même être tué dans un accident, une explosion, un feu etc. Aujourd’hui nous faisons des tas de choses sans trop y penser parce que nous avons intégré le fait d’être mortel. Mais dans un monde où l’immortalité serait le standard, nous n’oserions plus agir devant le moindre risque.
Ensuite mon fils Alexis qui m’a dit simplement un jour quand nous discutions de cela : « Mais qu’appelle t’il « vie » ces gens-là ? Tu aurais mille ans mais rien de ce que tu es aujourd’hui n’aurait subsisté : tu aurais d’autres organes, probablement un autre cerveau, on aurait probablement remplacé tout ce qui fait ton être physique aujourd’hui ».
Alexis, qui fête ses 25 ans aujourd’hui, possède déjà une bien belle sagesse.
Souhaiterions-nous vivre dans ce monde d’a-mortel ?