Mardi 28 février 2023

« Un archiviste, c’est quelqu’un qui sait jeter. »
Benoit Van Reeth

Benoit van Reeth était archiviste paléographe, élève de la prestigieuse Ecole nationale des Chartes.

Cette école créée en 1832 a eu pour élève, l’écrivain François Mauriac, les historiens Jean Favier et Régine Pernoud et le philosophe René Girard.

Dans sa présentation il est précisé que cette école est spécialisée dans la formation aux sciences auxiliaires de l’histoire. En France, c’est l’école incontournable pour accéder au diplôme et au métier d’archiviste paléographe.

Son établissement principal se trouve 65 rue Richelieu Paris 2ème, à quelques pas de la bibliothèque nationale Richelieu.

Qu’est-ce qu’un archiviste ?

Le dictionnaire le Robert donne cette définition : « Spécialiste préposé à la garde, à la conservation des archives. »

J’aime beaucoup la définition de l’ONISEP qui tente de décrire tous les métiers pour que les jeunes étudiants puissent choisir celui qui leur convient

« Collecter, étudier, classer, restaurer ou transmettre sur demande tout type de documents (du manuscrit du Moyen Âge, à l’enregistrement vidéo en passant par l’acte notarié), tel est le rôle de l’archiviste. »

Et un paléographe ?

Selon Wikipedia : « La paléographie (du grec ancien palaiόs (« ancien »), et graphía (« écriture ») est l’étude des écritures manuscrites anciennes, indépendamment de la langue utilisée (grec ancien, latin classique, latin médiéval, occitan médiéval, ancien français, moyen français, français classique, anciens caractères chinois, arabe, notation musicale, etc.). »

C’est évidemment le père d’Adèle Van Reeth dont il était question hier.

Lors de l’entretien mené dans le cadre de < la Librairie Mollat > , à partir de la minute 17, Adèle Van Reeth explique :

« Mon père était archiviste et nous vivions aux archives. Nous avons vécu dans beaucoup de villes différentes. […] Je me promenais au milieu de tous ces documents. Et je demandais à mon père : c’est quoi être archiviste ?. C’est compliqué. […] Un archiviste c’est pas simplement quelqu’un qui garde des documents pour les rendre accessibles aux historiens et aux chercheurs. […] Il n’y a que certains documents qui peuvent être conservés et pas d’autres. […] Et puis surtout un archiviste, sa mission numéro un c’est conserver et rendre accessible, mais avant cela il faut trier. Et qui dit trier, dit savoir jeter. Et en fait, ce que mon père me répétait souvent et ce qui me fascinait : « Un archiviste, c’est quelqu’un qui sait jeter ». Je pense à mon père à chaque déménagement [quand je veux garder beaucoup de choses] pour pouvoir mieux préserver, il faut savoir jeter. »

Voilà une réflexion qui me semble particulièrement utile et pertinente et pas seulement dans le cadre d’un déménagement.

C’est une réflexion qui concerne la vie en général : si on veut bien conserver les choses essentielles, il faut savoir jeter ce qui ne l’est pas.

Quand Adèle Van Reeth a annoncé la mort de son père, elle l’a illustrée par la photo des archives départementales du Rhône.

Ce bâtiment se situe à 15 mn à pied de notre domicile.

Benoit Van Reeth fut le directeur des archives du Rhône de 2003 à 2014.

Benoît Van Reeth assura la conception et la préparation du déménagement des Archives dans ce nouveau bâtiment inauguré en septembre 2014, à côté de la gare de la Part-Dieu.

C’est ce que l’on apprend sur ce site des <Archives du Rhône>

Il finira sa carrière à partir de 2014 à Aix en Provence comme directeur des Archives nationales d’outre-mer.

<Les actualités du livre> lui ont rendu hommage et raconté tout son parcours au sein des archives de France.

Le hasard du butinage et de l’écriture du mot du jour, font que celui-ci est publié un 28 février, soit exactement 2 ans après la mort de cet homme du classement, du rangement et de l’Histoire.

Il nous apprend que si on veut s’attacher à l’essentiel, à ce qui a du prix et de la valeur, il faut savoir se débarrasser du reste.

<1734>

Dimanche 15 janvier 2023

« Maman »
Terme affectueux dans le langage de l’enfant et dans celui de l’adulte pour désigner sa propre mère

Maman est un nom doux, un nom tendre.

Revienne les souvenirs de l’enfance, on tombait et on se faisait mal, le nom de « Maman » sortait naturellement de la bouche. La tristesse trouvait sa consolation quand Maman prenait son enfant dans les bras.

Brassens, chanteur iconoclaste qui écrivait le plus souvent des paroles drues et provocantes est devenu tout doux en l’évoquant

« Maman, maman, je préfère à mes jeux fous
Maman, maman, demeurer sur tes genoux
Et, sans un mot dire, entendre tes refrains charmants »

Le dictionnaire du CNRS donne la définition suivante de « Maman » :

« [Souvent employer comme appellatif affectueux] Mère, dans le langage de l’enfant et dans celui de l’adulte pour désigner la mère de famille, sa propre mère ou celle qui en tient lieu. »

Et Jean Pruvost écrit dans le <Figaro> :

Issu du grec et du latin «mamma» qu’on retrouve dans «mammifère» et «mamelle», s’installe aussi dans notre langue son synonyme très affectueux et somme toute premier dans le langage enfantin: «maman». Attesté par écrit dès 1256, il entre aussi dans nos tout premiers dictionnaires, par exemple en 1680 dans le Dictionnaire françois de Pierre Richelet, avec une orthographe surprenante : m’aman, orthographe qui démarque bien la nature de ce mot, d’abord propre aux enfants.

On raconte que dans les tranchées de 14-18, les rugueux soldats appelaient « Maman » quand ils étaient gravement blessés ou trop angoissés, comme un enfant qui appelle « Maman » car elle est forcément la solution.

Après la mort de sa mère Albert Cohen a écrit « Le livre de ma mère » dans lequel il a eu cette phrase :

« Les fils ne savent pas que leurs mères sont mortelles. »

C’est pourtant l’expérience de la vie, quand l’ordre des choses est respecté, la mère décède avant ses filles et ses fils.

Et dans l’immense majorité des cas, ce moment est une déchirure : la perte de l’être humain qui nous a porté et mis au monde.

Mais avant de devenir Maman, il faut d’abord qu’une précédente Maman la fasse naître.

Il y a 100 ans : le lundi 15 janvier 1923, une fille est née dans le foyer de Franziska Kordonowski et Vincent Tettling, tous deux de nationalité polonaise.

35 ans après elle deviendra ma maman.

A 24 ans elle est devenue Maman en mettant au monde mon frère Gérard. Entre temps, elle deviendra aussi la maman de Roger à 26 ans.

Son acte de naissance révèle qu’elle est née le 15 janvier 1923 à 10h30 du matin à Essen III.

Essen est une ville allemande de la Ruhr du Land : Rhénanie-du-Nord-Westphalie.

Essen est divisée en subdivision administrative et la partie III se situe selon Wikipedia à l’Ouest de la ville.

L’acte de naissance précise aussi que son père est mineur, c’est-à-dire travaille à la mine.

Sa mère est née à Warmhof en Pologne le 15 juin 1898.

Mais en 1898, l’Etat polonais n’existait pas, n’existait plus.

En 1898, cette ville qui porte aujourd’hui le nom polonais de Ciepłe, était intégrée à l’empire de Russie.

Selon l’acte, du 1er juillet 1947, de naturalisation française du père, ce dernier est né le 11 janvier 1894 à Osin en Pologne. Pour les mêmes motifs cette ville ne se situait pas en Pologne en 1894, mais aussi dans l’Empire de Russie.

Je n’ai pas trouvé Osin sur Internet, j’ai trouvé deux villes polonaises d’aujourd’hui qui ont respectivement comme nom Osina et Osiny.

La Pologne renaît après la guerre 1914-1918, comme le racontait le mot du jour du <15 novembre 2018> et à partir de cet instant mon grand-père et ma grand-mère sont devenus, de plein droit, des citoyens polonais et disposaient d’un passeport polonais.

L’acte de naissance de ma mère donne une autre précision : l’adresse de ses parents : Gewerkenstraße au numéro 56.

Cette adresse existe toujours et Google nous permet de la visualiser en aout 2008.

A cette époque, dans les milieux populaires les femmes accouchaient à leur domicile.

La seconde guerre mondiale ayant détruit la plus grande partie des villes allemandes, rien ne permet d’affirmer que cette maison est celle où est née ma mère : Anne Tettling, le 15 janvier 1923. Mais c’est en ce lieu, dans la maison qui s’y trouvait à cette date.

Elle ne restera pas longtemps en Allemagne.

Immédiatement après la création de l’État de Pologne, une convention franco-polonaise fut signée le 3 septembre 1919 pour favoriser l’arrivée de milliers de Polonais dans le Bassin minier Nord-Pas de Calais. Par suite cette convention s’appliqua pour d’autres bassins d’emplois en France. Mon grand-père qui avait travaillé dans les mines de charbon de la Ruhr jusque-là, va profiter de cette convention pour venir dans cette même année 1923 travailler pour les Houillères du Bassin de Lorraine.

Il s’installera avec sa famille dans la petite ville de Stiring-Wendel où habitait mon père et sa famille.

Elle deviendra française par son mariage en 1947.
Mais auparavant elle va aller à l’école française. Ses parents sont très catholiques et ils ne vont pas l’envoyer à l’école Publique mais dans une institution religieuse : « Le Pensionnat de la Providence de Forbach ». Elle y restera le temps de l’école élémentaire et se verra attribuer le Certificat d’Études Primaires Élémentaires le 18 juin 1935.

Ce qu’il y a de remarquable c’est que ma mère écrivait sans jamais faire une faute de grammaire. Elle écrivait au même niveau d’excellence, l’allemand sans erreur.

Elle fut d’ailleurs embauchée comme secrétaire dans l’antenne locale du grand journal régional : « Le républicain Lorrain » C’est de cette époque, il me semble, que date cette photo avec la bicyclette.

Elle vivait dans un monde populaire un peu rude dirigé par le père de famille.

Sa maman comme elle, aimaient lire, ce à quoi s’opposait le père ouvrier pour qui il était inconcevable que des femmes perdent du temps à cette activité de loisir, selon lui.

Peut être craignait-il aussi qu’une femme cultivée ne s’émancipe.

Je reste persuadé que ma mère aurait pu continuer à faire des études et aspirer à un tout autre destin social.

Mais cette époque ne le permettait pas, il fallait préparer les femmes à devenir femme au foyer et mère de famille.

Mais pour ma maman avant que cela n’arrive, il y eut la terrible épreuve de la guerre qui éclata en 1939.

Pour les nazis, ma région natale n’était pas une terre française occupée, mais une terre germanique retournée dans sa patrie légitime.

Ma mère fut obligée d’aller travailler dans un grand magasin allemand à Sarrebruck, tout le temps de la guerre.

Elle vécut cette période très mal et exprima un grand ressentiment à l’égard des allemands très longtemps. Ainsi après la guerre, elle ne retournera, pour la première fois en Allemagne qu’en 1991, 46 ans après la fin de la guerre. Elle habitait à 3 km de la frontière et la grande ville proche de notre maison était Sarrebruck.

Elle me raconta une histoire de la guerre dans laquelle elle montra son esprit rebelle mais aussi une sorte d’inconscience.

Un officier allemand l’arrêta un jour et lui demanda son adresse et elle répondit « Rue nationale à Stiring ». Or, dès le début de l’occupation les nazis avaient renommé cette rue qui emmenait tout droit vers l’Allemagne : « Adolf Hitler Strasse ». L’officier lui fit répéter deux fois sa réponse. Et devant l’obstination de ma mère, il lui dit « Fais attention jeune fille, tu pourrais tomber sur un soldat moins compréhensif que moi et tu serais envoyé dans un camp. Moi je me contente de t’avertir car tu me fais penser à ma fille »

Après la guerre, elle rencontra mon père qui habitait à 250 m de sa maison. Et elle consacra le reste de sa vie et toute son énergie à sa famille.

Nous étions très modestes, mais jamais nous n’avons manqué de l’essentiel grâce à sa rigueur et son sens de l’organisation mais surtout par un travail immense de tous les instants qui compensait le manque de moyens.

Elle était l’âme et le moteur du foyer.

Elle était toujours debout et travaillait.

Quand la maladie l’a attrapé et qu’elle ne pouvait plus rester debout, elle s’éteignit très vite en quelques mois.

Pour son mari et ses enfants elle était prête à tout et savait être une tigresse.

Dans mon enfance et plus encore, dix ans avant pour mes frères ainés, les instituteurs étaient brutaux et frappaient leurs élèves, notamment un qui avait pour nom Beck.

Un jour il trouva une autre idée : il enferma mon frère ainé dans un placard. Ce fut un traumatisme pour Gérard qui ne rentra pas à la maison mais se cacha derrière l’église. Quand ma mère compris ce qui s’était passé, elle alla voir cet instituteur et lui dit sa façon de penser de manière directe et sévère. Jamais plus ce fameux Beck n’embêta Gérard !

Je n’aimais pas beaucoup l’école maternelle, je trouvais qu’il y avait trop de bruit. Je fus souvent absent. La maîtresse dit à ma mère que jamais je ne parviendrai à faire d’études et que les lacunes que j’avais accumulées me poursuivront toute ma vie.

Ma mère la regarda dans les yeux devant moi et lui dit « Vous racontez n’importe quoi, ne vous inquiétez pas pour mon fils »

Nul ne décrivit mieux sa situation que maître Raynal le professeur de violon de mon frère Gérard au Conservatoire Supérieur de Musique de Paris.

Lors de la dernière épreuve du conservatoire, à Paris, pour obtenir le premier Prix, Maître Raynal s’est rapproché de mon père et lui a demandé

« Et votre épouse est-elle là ? »

Et mon père a répondu par la négative et a dit qu’elle était restée à la maison.

Maitre Raynal a eu alors ce mot :

« Ah oui, l’éternelle sacrifiée ! »

Ce fut longtemps le destin des mères de famille, surtout dans les familles modestes.

Ma mère fut l’une d’entre elle, parmi les plus absolues dans le dévouement pour sa famille.

Ce n’était pas juste qu’il en fut ainsi, ce ne peut être un exemple pour aujourd’hui.

C’était ma maman.

Elle a tout donné de ce qu’elle pouvait donner, sans compter.

Elle est née polonaise, en terre d’Allemagne.

C’était il y a 100 ans.

<1728>

Mercredi 7 septembre 2022

« Qui y a-t-il de plus fort que le sentiment d’aimer une femme et d’être aimé par elle ? »
Mikhaël Gorbatchev, évoquant son amour pour son épouse Raïssa

C’est un documentaire un peu étrange qu’« ARTE » a diffusé en l’honneur de Mickhaël Gorbatchev : <Gorbatchev – En aparté>

Ce documentaire restera disponible sur le site d’ARTE jusqu’au 28 février 2023.

Un nonagénaire au visage et au corps gonflés par le diabète avance péniblement, à l’aide d’un déambulateur, dans la maison que l’État russe a mis à sa disposition et dont il possède l’usufruit.

L’homme de la perestroïka et de la glasnost se laisse filmer dans son intimité par le réalisateur Vitaly Manski qui le connaît et le vénère.

Son visage est devenu lunaire, son corps est épuisé. Il est quasi méconnaissable, mais sur le crâne lisse, apparait la fameuse tache de naissance qui est devenu célèbre avec lui.

La présentation de ce documentaire, tournée en 2019, est alléchante : Près de trente ans après l’effondrement de l’Union soviétique, quel regard porte-t-il sur son testament politique, depuis son avènement au pouvoir en 1985 jusqu’à sa démission, le 25 décembre 1991 ?

Il ne dit pas grand-chose, en tout cas rien de nouveau.

Il refuse obstinément de se prononcer sur la politique contemporaine de la Russie de Poutine.

Bernard Guetta explique dans une interview que Poutine a exigé, pour que sa fin de vie reste paisible dans cette maison confortable, que ses commentaires et critiques à son égard restent mesurés.

Ce que j’ai trouvé unique, dans ce documentaire, c’est l’émotion qui se dégage quand ce vieil homme malade parle de son amour pour sa compagne de 46 ans Raïssa Maximova Tilorenko, morte d’une leucémie en 1999 dans un hôpital de Munster.

Des photos ou des peintures la représentant se trouvent partout dans la maison.

A 24 minutes 30 du documentaire, Mikhail Gorbatchev parle de sa fille qui a quitté la Russie et qui vit en Occident, comme ses enfants.

Et Gorbatchev ajoute :

« Du temps de Raïssa, tout le monde était là.
Je n’arrive toujours pas à m’y faire. »

Vitaly Manski le relance alors :

« Lorsque Raissa Maximova est décédé vous avez déclaré à plusieurs reprises que pour vous la vie n’avait plus de sens. »

Et Gorbatchev répond immédiatement :

« C’est vrai ! »

Et quand le réalisateur pose la question : « Comment ça ? » il répète

« Elle n’en a plus ! »

Gorbatchev mange et se tait.

Alors Manski tente une nouvelle relance :

« C’est quoi le sens de la vie ? »

Gorbatchev continue à manger et ne répond pas. Il y a un long silence.

Le questionneur tente une réponse :

« Est-ce que cela ne serait pas d’aimer une femme tout simplement ? Et d’avoir des enfants avec elle ? Il ne faut peut-être pas chercher plus loin … »

Et Le vieil homme brusquement reprend la parole et dit :

« Qui y a-t-il de plus fort que le sentiment d’aimer une femme et d’être aimé par elle ?
Il y a tant de jolies filles, tant de doux noms à entendre.
Mais un seul, dans mon cœur, brille, me parait si beau, si tendre. »

Un peu plus loin dans le documentaire à 32:50, il dit :

« On ne s’est jamais séparé, on était toujours ensemble. On ne faisait qu’un.

On se demande à quoi ça tient.

On me disait qu’elle me menait par le bout du nez.

Ce que je n’ai jamais démenti. En fait, j’étais tout à fait d’accord. Et c’était bien comme ça. […]

Je me souviens d’une interview de Jacques Brel entendu à la radio.

J’étais très jeune mais ces paroles me sont restées.

« Il y a qu’un tout petit nombre de personnes qui sont en capacité de vivre le grand amour toute une vie »

Raissa Tilorenko,et Mikhaël Gorbatchev faisaient partie de ce petit nombre.

C’est d’autant plus difficile pour les hommes de pouvoir qui ont tant besoin de séduire et de se rassurer en séduisant encore.

Dans tous les documentaires que j’ai vu, chaque fois que Gorbatchev parlait de Raissa, de sa mort, de sa dépression après le putsch des conservateurs de juillet 1991, les larmes venaient et il devait s’essuyer les yeux.

Dans un article rédigé par Annick Cojean dans le Monde : < Mikhaël Gorbatchev : une enfance soviétique dans une famille aimante> il révèle :

« Je suis né dans une famille heureuse. Mon père aimait beaucoup ma mère. En fait, ils ne faisaient qu’un. Ma mère était d’origine ukrainienne, région de Tchernigov, mon père de racines russes, région de Voronej. Ils étaient très heureux ensemble. »

Et à cette journaliste il a dit :

« L’éthique et la morale de mon grand-père sont restées mes références. Lui et mon père m’ont servi d’exemple. Je ne les ai pas trahis. Car ce n’est jamais la gloire qui m’a inspiré, ni la conservation du pouvoir. Ce sont les gens simples et dignes que j’avais connus, ceux que l’histoire avait malmenés et qui méritaient de vivre dans un monde libre et démocratique. Et tant pis pour la Nomenklatura que j’ai vexée et secouée ! Je ne veux ni qu’elle me pardonne ni qu’elle me réhabilite.

 Car, de toute façon, j’ai gagné ! Le processus démocratique est irréversible ! J’ai réussi parce que je venais de ce monde de paysans et de cette famille-là. Que je croyais honnêtement dans ce que je faisais. Et aussi… parce que Raïssa était à mes côtés. »

En 2020, juste après son décès à 67 ans, Frédéric Mitterrand a réalisé un documentaire pour France 2 « Mikhaïl et Raïssa, souvenirs d’un grand amour ».

Dans la présentation de son documentaire Frédéric Mitterrand écrit :

« Mikhaïl et Raïssa Gorbatchev se sont rencontrés à Moscou au début des années cinquante, alors qu’ils étaient étudiants. […]

Elle venait d’une famille d’origine bourgeoise et son père cheminot appartenait à l’élite du prolétariat dans un pays où les chemins de fer furent longtemps la seule réponse au défi des grandes distances.

L’un et l’autre avaient largement souffert des séquelles de la grande famine des années 30, de l’invasion allemande et de la terreur stalinienne, le père de Raïssa ayant notamment été envoyé au goulag tandis que sa femme et ses enfants survivaient misérablement dans un wagon de marchandises abandonné dans une gare de Sibérie.

[…] Il est avéré que l’accession au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir suprême en 1985 fut bien le résultat d’une ambition commune et d’une entente sentimentale et intellectuelle profonde avec son épouse à tel point qu’ils étaient autant le partenaire et le meilleur ami l’un de l’autre que mari et femme.

A cet égard, Raïssa Gorbatchev joua un rôle essentiel dans l’affirmation publique de la volonté réformatrice de son époux, tandis que son charme et son élégance fascinaient les medias et l’opinion internationale au cours de visites officielles à l’étranger à l’impact spectaculaire. […]

Sa fin brutale laisse ouverte l’énigme d’un amour de près de cinquante années qui aura résisté aux aléas dramatiques d’une histoire ayant changé la face du monde. »

Le journal « Challenge » énonce cette évidence : « Derrière Mikhaïl et la perestroïka, Raïssa Gorbatcheva »

Cet article cite Margaret Thatcher :

« Raïssa était tout à fait différente, ne ressemblait pas aux gens que l’on avait l’habitude d’associer au système soviétique. C’était une femme sûre d’elle, brillante et vive »

Et cite aussi un ouvrage de Gorbatchev :

« Toute notre vie, où que nous soyons, nous n’avons jamais arrêté de dialoguer avec Raïssa. Une fois devenu secrétaire général et président, j’appelais Raïssa ou elle m’appelait deux-trois fois par jour ».

Et j’ai la faiblesse de croire que si Gorbatchev fut grand et courageux dans l’épreuve et n’utilisa pas la force pour empêcher ce qui allait amener à sa destitution, c’est aussi parce que Raïssa était à ses côtés dans un lien indéfectible et immense.

<1704>

Mardi 6 septembre 2022

« La Glasnost et la Perestroïka»
Mikhaïl Gorbatchev

La politique que Gorbatchev lance, à son arrivée au pouvoir, permit, au monde entier, d’apprendre deux mots russes «  glasnost » (transparence) et « perestroïka » (reconstruction).

La « Glasnost » est une transformation politique qui va libérer la parole politique comme jamais. Ni avant, ni après, ni maintenant les russes et les autres peuples soviétiques ne seront aussi libres.

« La pérestroïka » est quant à elle une transformation économique qui va s’annoncer désastreuse.

A cela s’ajoute « la loi anti-alcool », qu’il imposa très vite, et qui a laissé un mauvais souvenir, avec, pour résultat, l’augmentation de la consommation d’eau de Cologne ou de produits d’entretien comme substituts à la vodka, devenue difficile à trouver.

Sa méfiance à l’égard de l’alcool aurait dû le rapprocher de Poutine qui de ce point de vue est aussi très éloigné de la pratique d’Eltsine.

On pourrait donc résumer en disant que la Glasnost est une réussite et la Perestroïka un échec.

Concernant la glasnost, les observateurs aguerris ont pu rapporter qu’il y eut quand même des points très critiquables.

<Le Monde> rappelle

« Le 12 décembre 1989, le pays tout entier est témoin en direct des limites de la glasnost (« transparence »). Les Soviétiques suivent alors avec passion les débats du « Congrès des députés du peuple », où siègent des élus « indépendants ». Les discussions sont retransmises en direct à la télévision, du jamais-vu. Aux heures de diffusion, on peut entendre une mouche voler dans les rues de Moscou ; tous suivent avidement les échanges animés entre les députés.

Ce jour-là, l’académicien et militant des droits de l’homme Andreï Dmitrievitch Sakharov réclame à la tribune l’abolition de l’article 6 [qui impose le Parti Communiste comme Parti Unique]. Gorbatchev lui coupe le micro. Sakharov quitte la tribune et jette les feuilles de son discours sur le numéro un soviétique, assis au premier rang. Deux jours plus tard, le 14 décembre 1989, l’académicien meurt.

Certes, en décembre 1986, Gorbatchev avait autorisé Sakharov et sa femme, Elena Bonner, exilés dans la ville fermée de Gorki depuis 1980, à rentrer à Moscou. Le geste était avant tout destiné à rassurer l’Occident, dont il cherchait les bonnes grâces. Quelques jours auparavant, la disparition tragique du dissident Anatoli Martchenko, mort d’épuisement dans un camp où il purgeait une peine de quinze ans pour délit d’opinion, avait entamé son image de réformateur. Même à l’époque de la perestroïka, les opposants continueront d’être envoyés à l’asile psychiatrique ou dans des colonies pénitentiaires héritées du goulag. »

Cependant, l’article du Monde écrit surtout ce que fut cette parenthèse dans le gouvernement autoritaire de l’empire russe jusqu’à Poutine en passant par le régime bolchévique :

« La glasnost (l’ouverture) marqua à jamais les esprits. D’un coup, les principaux tabous furent levés. Les journaux purent publier des statistiques sur les phénomènes de société jusqu’ici passés sous silence, tels les divorces, la criminalité, l’alcoolisme, la drogue. Les premiers sondages d’opinion firent leur apparition.

Bientôt, des pans entiers de l’histoire de l’URSS, concernant notamment Staline et la période des purges, sont révélés au grand public. En 1987, Les Nouvelles de Moscou publient le texte du testament de Lénine, où celui-ci réclame la mise à l’écart de Staline, jugé trop « brutal ». La même année, le brouillage de la BBC cesse, les Soviétiques peuvent, enfin, communiquer et correspondre avec des étrangers.

Les gens sont avides de savoir. Ils s’arrachent les hebdomadaires en vue, tels qu’Ogoniok ou Les Nouvelles de Moscou, qui reviennent sur les zones d’ombre de la période stalinienne. La parole se libère, on ose enfin aborder le thème des purges, des arrestations, le pacte germano-soviétique et les massacres des officiers polonais à Katyn, jusque-là imputés aux nazis. »

Mais concernant la perestroïka ce fut un désastre.

L’économie soviétique ne fonctionnait pas, mais comment la réformer ?

Les avis sur les intentions de Gorbatchev divergent.

Dans un podcast très intéressant de Slate <Le monde devant soi>, Jean-Marc Colombani pense que :

« Mikhaïl Gorbatchev est un homo soviéticus, un homme de l’Union soviétique. […] il voulait introduire de l’humanisme dans le communisme. »

Dans cette option, Il est entré dans ces réformes, en pensant sincèrement être en mesure de sauver le communisme et de conserver l’intégrité de l’Union Soviétique.

Il existe une autre option qui est débattue, c’est celle qui consiste à penser qu’il savait le communisme condamné et que sa politique devait l’emmener à sortir du communisme tout en préservant l’Union Soviétique.

Cette seconde thèse est défendue, par exemple, par Bernard Guetta qui a assisté à tous ces bouleversements d’abord en Pologne puis à Moscou où il a rencontré, plusieurs fois, Gorbatchev. Comme argument, il avance que Gorbatchev était trop intelligent pour ne pas s’être aperçu que l’économie communiste ne fonctionnait pas.

Et Bernard Guetta déclare :

« S’il avait voulu sauver le communisme, vous pensez qu’il aurait organisé des élections libres ? Qu’il aurait permis à la presse de prendre une liberté immense, qu’elle a perdu totalement sous monsieur Poutine aujourd’hui ?” »

Vous trouverez cette intervention dans l’émission de France Inter : < Mikhaïl Gorbatchev voulait sauver la Russie d’un effondrement communiste inéluctable>

Bernard Guetta, toujours passionné et passionnant est aussi intervenu dans « C à Vous » : <Gorbatchev, l’homme qui a changé la face du monde>

Et il a répété à nouveau cette thèse par un billet d’hier, le 5 septembre, sur son site : < C’est la Russie et non pas le communisme que Gorbatchev voulait sauver>

Bernard Guetta est un Gorbachophile qui, en outre, fut un intervenant régulier de la fondation Gorbatchev.

Pourtant, rien dans les déclarations de Gorbatchev, même récentes et particulièrement dans le documentaire d’ARTE cité dans le mot du jour d’hier ne permet de soutenir la thèse de Guetta.

Il était communiste, léniniste et il l’est resté.

Colombani dit :

« Dans le moment Gorbatchev, l’erreur qui est faite est probablement une transformation trop rapide de l’économie soviétique. […] Transformation trop rapide qui va entraîner la société soviétique dans un malheur social »

Gorbatchev lui-même raconte les files d’attentes interminables qui était générées par le fait que l’offre était largement insuffisante par rapport à la demande.

Il me semble que la thèse de Colombani est plus crédible. Et comme le disait Brejnev, le système était probablement irréformable.

Gorbatchev pu reprocher au destin des circonstances défavorables :

  • Le prix bas du baril de pétrole
  • Le refus des occidentaux de l’aider financièrement

En 1991, Mikhaïl Gorbatchev, en quête de crédits, demanda de l’aide à Washington et aux pays du G7, alors réunis à Londres. C’était « le sommet de la dernière chance », rappelle son ancien conseiller Andreï Gratchev dans une biographie, Gorbatchev. Le pari perdu ? (Armand Colin, 2011).

Des crédits ? Autant « verser de l’eau sur du sable », rétorqua le président américain George Bush (père), approuvé par ses partenaires européens. La déception fut grande au Kremlin. « Gorbatchev aurait pu obtenir de l’Ouest un meilleur prix pour sa politique », estime ainsi Andreï Gratchev.

Mais sur le plan économique Gorbatchev était très indécis et tout simplement ne savait pas comment faire. La situation économique était désastreuse

En outre, la liberté qu’il avait instillée va permettre l’éclosion des nationalismes.

Elstine qui était un politicien habile, dépourvu de tout scrupule qu’il noyait régulièrement dans l’alcool, n’avait qu’une idée en tête : prendre le pouvoir.

Il va composer avec l’émergence de ces nationalismes tout en s’appuyant sur le nationalisme russe pour faire exploser l’Union Soviétique et Gorbatchev avec elle.

Il profitera habilement d’un coup d’état de vieux conservateurs tremblants pour accélérer le mouvement.

Jean-Marc Colombani conclut :

« L’URSS s’est effondrée à cause du nationalisme russe et s’est effondrée sur elle-même »

La fin fut pathétique et triste. Le Monde raconte :

« Le 25 décembre, le nouveau président russe, Boris Eltsine, somma son vieux rival de débarrasser le plancher verni du Kremlin. Mikhaïl Gorbatchev s’exécuta. « Nos accords prévoyaient que j’avais jusqu’au 30 décembre pour déménager mes affaires », raconte-t-il dans ses Mémoires. Le 27 décembre au matin, on lui annonce que Boris Eltsine occupe son bureau. « Il était arrivé en compagnie de ses conseillers [Rouslan] Khasboulatov et [Guennadi] Bourboulis, et ils y avaient bu une bouteille de whisky en riant à gorge déployée. Ce fut un triomphe de rapaces, je ne trouve pas d’autres mots. »

Le drapeau soviétique fut abaissé, le drapeau russe hissé à sa place. L’URSS avait tout bonnement cessé d’exister. Une histoire était terminée, une autre commençait.

Vingt ans plus tard, et alors que Boris Eltsine (1931-2007) n’était plus, la rancœur était intacte : « C’était la pire des trahisons ! Nous étions assis ensemble, nous parlions, nous nous mettions d’accord sur un point et, dans mon dos, il se mettait à faire tout le contraire ! », déplorait encore Mikhaïl Gorbatchev, en février 2011, sur les ondes de Radio Svoboda. »

Bien sûr il y eut de nombreuses erreurs. Gorbatchev déclarera en janvier 2011 :

« Bien sûr, j’ai des regrets, de grosses erreurs ont été commises ».

Le pouvoir d’Elstine fut une calamité, il abandonna le pays aux kleptomanes issus de du KGB et de la nomenklatura qui s’emparèrent par la ruse et la violence de tout ce qui avait de la valeur. L’économie de marché abandonnée aux voleurs et s’implantant dans une société non préparée créa d’immenses malheurs sociaux.

On raconte que des russes avec leur humour grinçant dirent : on nous a menti, le système communiste ne fonctionne pas, mais on nous a aussi dit une vérité : le système capitaliste ne fonctionne que pour les riches.

L’espérance de vie à la naissance en Russie chuta.


De 1986 à 1988 l’espérance de vie se situe autour de 69,5 ans. De 1989 à 2003 il va chuter de 4,5 ans jusqu’à 65,03 ans en 2003. Ces chiffres sont issues de ce site : https://fr.countryeconomy.com/demographie/esperance-vie/russie

Si on compare cette évolution par rapport à celle de la France, pendant cette même période, le schéma est frappant : l’évolution est continue en France :

Alors qu’Eltsine est davantage responsable du malheur économique et du chaos que vont vivre les russes, il y aura un transfert vers une responsabilité quasi-totale vers Gorbatchev.

Quand il se présentera, contre Eltsine, aux présidentielles de 1996, il obtiendra un humiliant 0,5 %.

Selon un sondage publié en février 2017 par l’institut Levada, 7 % des personnes interrogées disaient éprouver du respect pour le dernier dirigeant soviétique, lauréat du prix Nobel de la paix en 1990.

Adulé en Occident, il suscitait l’indifférence et le rejet chez une majorité de Russes.

Le Monde résume :

« Avant tout, ils ne peuvent lui pardonner le saut du pays dans l’inconnu. Indifférent au vent de liberté, ils ressassent à l’envi le film de son quotidien de l’époque, fait de pénuries, de files d’attente et de troc à tout va : cigarettes en guise de paiement pour une course en taxi, trois œufs contre une place de cinéma. »

Et pour Vladimir Poutine et ses partisans, ils perçoivent la chute de l’URSS comme le résultat de la capitulation de Mikhaïl Gorbatchev face à l’Occident.

Gorbatchev avait fini par admettre en confiant au Sunday times en mai 2016 :

« La majorité des Russes, comme moi, ne veut pas la restauration de l’URSS, mais regrette qu’elle se soit effondrée [ certain que] sous la table, les Américains se sont frotté les mains de joie ».

Une des citations de Gorbatchev qu’on cite souvent est la suivante :

« La vie punit celui qui arrive trop tard ! »

<1703>

Mercredi 13 juillet 2022

« Un monde divisé en civilisations. »
Samuel Huntington, titre de la première partie du Choc des civilisations.

Définir le terme de « civilisation » n’est pas commode.

Souvent on donne comme synonyme «culture» et comme contraire «barbarie».

Pour les romains le partage était simple : Rome constituait la civilisation, à laquelle ils acceptaient d’intégrer les grecs, et tous les autres étaient des barbares.

Le Larousse tente cette définition :

« Ensemble des caractères propres à la vie intellectuelle, artistique, morale, sociale et matérielle d’un pays ou d’une société : La civilisation des Incas. »

Le Robert en propose une proche :

« Ensemble de phénomènes sociaux (religieux, moraux, esthétiques, scientifiques, techniques) d’une grande société : La civilisation chinoise, égyptienne. »

Le dictionnaire du CNRS propose d’abord une opposition : celle de l’état de nature avec l’état de civilisation :

« Fait pour un peuple de quitter une condition primitive (un état de nature) pour progresser dans le domaine des mœurs, des connaissances, des idées. »

Et ce dictionnaire cite plusieurs auteurs. J’en retiens deux, tous les deux académiciens :

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), écrivain et botaniste français, auteur de « Paul et Virginie » :

« Les Mexicains et les Péruviens, ces peuples naturellement si doux et déjà avancés en civilisation, offraient chaque année à leurs dieux un grand nombre de victimes humaines; … »
Harmonies de la nature,1814, p. 298.

Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804 – 1869) critique littéraire et écrivain français :

« C’est l’effet et le but de la civilisation, de faire prévaloir la douceur et les bons sentiments sur les appétits sauvages. »
Port-Royal,t. 5, 1859, p. 235.

Cette manière d’aborder le sujet distingue la civilisation de la non civilisation, mais ne semble pas ouvrir la possibilité de la coexistence de civilisations différentes.

Mais elle semble assez proche de l’étymologie du mot qui est d’origine latine : Formé à partir du mot latin civis (« citoyen »), qui a donné naissance à civilis qui signifie en latin « poli », « de mœurs convenables et raffinées ». Il semble que ce nouveau substantif « civilis » établissait une distinction qui s’était peu à peu établie entre gens des villes et habitants des campagnes.

Mais le dictionnaire du CNRS propose d’autres définitions :

« État plus ou moins stable (durable) d’une société qui, ayant quitté l’état de nature, a acquis un haut développement »

Et ajoute :

« Ensemble transmissible des valeurs (intellectuelles, spirituelles, artistiques) et des connaissances scientifiques ou réalisations techniques qui caractérisent une étape des progrès d’une société en évolution. »

Mais si on veut vraiment approcher le concept de civilisation, il faut revenir à Fernand Braudel qui dans sa quête de raconter l’Histoire s’inscrivant dans le Temps long écrit dans son ouvrage « Grammaire des civilisations » :

« Cependant vous n’aurez pas de peine à constater que la vie des hommes implique bien d’autres réalités qui ne peuvent prendre place dans ce film des évènements : l’espace dans lequel ils vivent, les formes sociales qui les emprisonnent et décident de leur existence, les règles éthiques, conscientes ou inconscientes auxquelles ils obéissent, leurs croyances religieuses et philosophiques, la civilisation qui leur est propre. Ces réalités ont une vie beaucoup plus longue que la nôtre et nous n’aurons pas toujours le loisir eu cours de notre existence, de les voir changer de fond en comble. »
Grammaire des civilisations page 26

Pour Braudel, le concept de civilisation est nécessaire pour expliquer le temps long en Histoire et il donne les éléments qui constituent la civilisation :

  • L’espace
  • Les formes sociales
  • Les règles éthiques
  • Les croyances religieuses et philosophiques

et un peu plus loin, il lance cette envolée lyrique :

« Les civilisations sont assurément des personnages à part, dont la longévité dépasse l’entendement. Fabuleusement vieilles, elles persistent à vivre dans chacun d’entre nous et elles nous survivront longtemps encore. »

Mais si les civilisations sont « des personnages » qui viennent de loin et sont anciennes, il semble que le mot « civilisation » est d’invention assez récente, juste avant la révolution française.

Selon l’excellent site d’Histoire « HERODOTE » :

« Le mot « civilisation » n’a que trois siècles d’existence. […] Au siècle des Lumières, il commence à se montrer dans un sens moderne. On le repère en 1756 dans L’Ami des Hommes ou Traité sur la population, un essai politique à l’origine du courant physiocratique. Son auteur est Victor Riqueti de Mirabeau, le père du tribun révolutionnaire. Il écrit : « C’est la religion le premier ressort de la civilisation », c’est-à-dire qui rend les hommes plus aptes à vivre ensemble. »

Mais que dit Huntington ?

D’abord, il cite Braudel qui est un de ses inspirateurs :

« Comme l’écrivait avec sagesse Fernand Braudel, « pour toute personne qui s’intéresse au monde contemporain et à plus forte raison qui veut agir sur ce monde, il est « payant » de savoir reconnaître sur une mappemonde quelles civilisations existent aujourd’hui d’être capable de définir leurs frontières, leur centre et leur périphérie, leurs provinces et l’air qu’on y respire, les formes générales et particulières qui existent et qui s’associent en leur sein. » »
Page 42

Et puis il aborde le cœur de son argumentation :

« Dans le monde d’après la guerre froide, les distinctions majeures entre les peuples ne sont pas idéologiques, politiques ou économiques. Elles sont culturelles. Les peuples et les nations s’efforcent de répondre à la question fondamentale entre toutes pour les humains : Qui sommes-nous ? Et ils y répondent de la façon la plus traditionnelle qui soit : en se référant à ce qui compte le plus pour eux. Ils se définissent en termes de lignage, de religion, de langue, d’histoire, de valeurs, d’habitudes et d’institutions. Ils s’identifient à des groupes culturels : tribus, ethnies, communautés religieuses, nations et, au niveau le plus large, civilisations. Ils utilisent la politique non pas seulement pour faire prévaloir leur intérêt, mais pour définir leur identité. On sait qui on est seulement si on sait qui on n’est pas. Et, bien souvent, si on sait contre qui on est. »
Page 21

Et c’est ainsi qu’il s’oppose frontalement à la prétention à aller vers une civilisation universelle que prévoit Fukuyama dans la « Fin de l’Histoire » et qui serait une dérivée de la civilisation occidentale.

Selon lui c’est justement la civilisation occidentale qui est source de frictions et de rejet. Il présente ainsi sa première partie : « Un monde divisé en civilisations » :

« Pour la première fois dans l’histoire, la politique globale est à la fois multipolaire et multi-civilisationnel. La modernisation se distingue de l’occidentalisation et ne produit nullement une civilisation universelle pas plus qu’elle ne donne lieu à l’occidentalisation des sociétés non occidentales »
Page 17

Et cette opposition entre l’occident et les autres, il la précise encore davantage dans cet extrait :

« Le monde en un sens, est dual, mais la distinction centrale oppose l’actuelle civilisation dominante, l’Occident et toutes les autres, lesquelles ont bien peu en commun. En résumé, le monde est divisé en une entité occidentale et une multitude d’entités non occidentales »
Page 37

A ce stade, Huntington est obligé de s’engager et de citer les principales civilisations contemporaines. Il en cite 6 et hésite sur une septième :

  1. La civilisation chinoise ;
  2. La civilisation japonaise ;
  3. La civilisation hindoue ;
  4. La civilisation musulmane ;
  5. La civilisation Occidentale ;
  6. La civilisation latino-américaine ;

La 7ème sur laquelle il hésite est la civilisation africaine
Page 51 à 57

Si on essaye de reprendre la typologie de Fernand Braudel dans la «Grammaire des civilisations», on trouve cette liste que Braudel classe géographiquement et qui compte 11 civilisations :

A – Les civilisations non-européennes

1. L’Islam et le monde musulman
2. Le continent noir « l’Afrique Noire, ou mieux les Afrique Noire »

Aa – L’Extrême-Orient

3. La Chine
4. L’Inde
5. Indochine, Indonésie, Philippines, Corée : « un Extrême-Orient maritime »
6. Japon

B – Les civilisations européennes

7. L’Europe

Ba – L’Amérique

8. L’Amérique latine
9. Les États-Unis
10. L’univers anglais (Canada, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande)

Bb – L’autre Europe (U.R.S.S.)

11. Le monde orthodoxe

Si on compare les deux listes, on constate que Braudel y inclut bien une civilisation africaine mais dont il enlève le Maghreb et l’Egypte et affirme la pluralité : «Les Afrique noire ». Ensuite il divise l’Occident en plusieurs branches : L’Europe, Les États-Unis et L’Univers anglais. Pour arriver à 11, il ajoute le «monde orthodoxe» qui a l’époque du livre de Braudel était largement sous le joug et même le négationnisme soviétique . Cette situation a bien changé depuis. Enfin, il ajoute une particularité orientale : « un Extrême-Orient maritime ».

Sur ce <site> j’ai trouvé cette représentation de la vision braudelienne :

Huntington précise que ces séparations ne sauraient être gravées dans le marbre, qu’elles sont fluctuantes, mouvantes, mobiles.

Tout ceci n’a pas la rigueur de la science physique. Nous sommes dans l’humain, donc dans le récit. Et ce qui importe c’est que les sociétés, leurs gouvernants en appellent à ces récits pour justifier leurs actions, leurs organisations, leurs rejets. Des chinois, des russes, des musulmans font appel à ces récits civilisationnels pour rejeter les valeurs, l’organisation et l’hégémonie occidentales.

Fernand Braudel évoque, dans son ouvrage, le choc des civilisations que conceptualisera Samuel Huntington 30 ans plus tard :

« Le raisonnement, jusqu’ici, suppose des civilisations en rapport pacifique les unes avec les autres, libres de leurs choix. Or les rapports violents ont souvent été la règle. Toujours tragiques, ils ont été assez souvent inutiles à long terme. »

Et il donne l’exemple du côté vain de ces affrontements :

« Le colonialisme, c’est par excellence la submersion d’une civilisation par une autre. Les vaincus cèdent toujours au plus fort, mais leur soumission reste provisoire, dès qu’il y a conflit de civilisations. »

Dans un exemple que j’ai déjà cité mardi, il raconte la Méditerranée comme l’espace de 3 civilisations : l’Occident, l’Islam et le monde orthodoxe gréco-russe. Et malgré de nombreuses guerres, et quelques fluctuations de frontières, globalement sur la longue durée ces 3 espaces n’ont que peu évolué. Et lors de la chute du communisme soviétique, Braudel était mort, le monde orthodoxe est réapparu du fond de la société opprimée par l’anti-religiosité communiste qui n’est pas parvenue à éradiquer ce récit porté dans les esprits, dans les familles, dans les siècles.

Quelque repos est bienvenu, il n’y aura pas de mots du jour à partir du 14 juillet, au moins jusqu’au lundi 25 juillet. Mais il est possible que, pour poursuivre cette série, quelques jours de réflexions supplémentaires soient nécessaires.

<1700>

Mardi 12 juillet 2022

« Nous allons vous faire le pire des cadeaux : nous allons vous priver d’ennemi ! »
Alexandre Arbatov conseiller diplomatique de Gorbatchev, à ses interlocuteurs américains pendant que le bloc soviétique était en trains de s’effondrer.

Ce ne fut pas la ligne dominante des intellectuels et des politiques qui comptent, le « choc des civilisations » de Samuel Huntington fit l’objet de critiques virulentes et trouva finalement peu de défenseurs au moment de sa parution.

Rappelons le contexte.

Après l’effondrement du 3ème Reich allemand qui devait durer mille ans et qui s’effondra au bout de 12 ans, le monde était divisé entre Les États-Unis et leurs alliés et l’Union soviétique et ses alliés. C’était l’Ouest et l’Est.

Il y avait bien une tentative de troisième voie : <Le mouvement des Non alignés>. Le terme de « non-alignement » avait été inventé par le Premier ministre indien Nehru lors d’un discours en 1954 à Colombo.

Mais on fixe l’origine du mouvement des non-alignés à la déclaration de Brioni, en Yougoslavie, du 19 juillet 1956, qui était dominé par Josip Broz Tito le dirigeant de la Yougoslavie, Gamal Abdel Nasser, le raïs égyptien, Jawaharlal Nehru le premier ministre de l’Inde et Soekarno président de l’Indonésie. Cette organisation regroupait selon Wikipedia jusqu’à 120 États.

Mais ce mouvement n’a pas très bien fonctionné.

D’abord parce qu’il n’avait ni le poids politique, ni militaire des deux grandes alliances.

Ensuite parce pour vouloir être indépendant des deux adversaires, ces États reconnaissaient que ce qui dominait c’était l’affrontement entre l’Est et l’Ouest.

Enfin, dans la pratique et notamment pour les besoins militaires tous ces pays choisissaient quand même leur camp. L’inde était armée par l’Union soviétique parce que son grand ennemi, le Pakistan, était du côté américain. L’Égypte était armée par l’Union soviétique par que son ennemi Israël était dans le camp américain. Et puis la Yougoslavie après la mort de Staline était, malgré tout, dans le camp de l’Est.

C’était donc cette division du monde qui expliquait la géopolitique, les tensions, les conflits et leur maîtrise. L’Union soviétique et les États-Unis ne se sont jamais affrontés mais l’on fait par procuration et par des conflits qui opposaient des pays qui se trouvaient dans l’un et l’autre camp.

Cela permettait une compréhension globale et une explication commode des tensions.

Mais vous connaissez l’Histoire, le mur de Berlin tombe le 9 novembre 1989, et l’Empire soviétique s’effondre, le 26 décembre 1991.

Et en 1989, un conseiller diplomatique de Gorbatchev, Alexandre Arbatov dira à ses interlocuteurs américains : « Nous allons vous faire le pire des cadeaux : nous allons vous priver d’ennemi ! ». C’est en tout cas ce qu’affirme <Pierre Conesa>

Le président Bush père déclarait : « La guerre froide est terminée, Nous l’avons gagnée ».

« Nous » c’est bien sûr les États-Unis et par extension l’Occident.

Mais comment dès lors penser cette nouvelle configuration géopolitique, géostratégique ?

Les chefs et penseurs occidentaux n’ont pas fait très attention à la phrase d’Arbatov.

Une réalité simple s’imposait à eux l’Empire du bien l’avait emporté sur l’Empire du mal.

Le marché et la démocratie libérale allaient s’imposer partout. Il suffisait d’un peu de patience. Même l’immense Chine, qui restait dirigé par un Parti communiste, allait tomber comme un fruit mur dans un système politique à l’occidentale. C’était irrémédiable puisque les chinois étaient entrés dans une révolution économique nécessitant l’initiative et la concurrence qui allait les pousser inéluctablement vers la démocratie.

C’est la fin des conflits, un système unique allait finir par s’imposer sur la planète entière.

Les penseurs, les politiques, les responsables économiques ont alors trouvé celui qui allait conceptualiser cette nouvelle aube de l’humanité, Francis Fukuyama était son nom. Il écrit d’abord un article en 1989, puis un livre en 1992 « La Fin de l’histoire et le dernier homme ».

Michel Onfray décrit cette thèse ainsi

« La thèse de Fukuyama est simple, sinon simpliste, voire simplette : elle applique de façon scolaire, sinon américaine, la thèse hégélienne de la fin de l’histoire en la situant dans l’actualité : la chute de l’Empire soviétique annonce la fin de l’histoire ; elle rend caduc le combat entre le marxisme et le libéralisme en consacrant le triomphe du marché sur la totalité de la planète. Nous sommes dans le moment synthétique d’une copie de bac : thèse libérale, antithèse marxiste et synthèse postmarxiste assurant la vérité du libéralisme… C’est beau, non pas comme l’antique, mais comme une pensée issue d’un monde, les États-Unis d’Amérique, qui entre dans l’Histoire avec les petites chaussures d’un enfant… »

Jean Yanne avait fait un film « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ».

La créolisation du monde serait en route, mais sur un modèle essentiellement occidental.

Rappelons quand même que le marxisme fut aussi une invention occidentale, d’un philosophe allemand.

Et c’est cet instrument occidental que Mao mis en œuvre en Chine, Nasser essaya un peu en Égypte et bien d’autres pays firent cette tentative. On appelait cela la modernité et le progressisme. Nous savons que la Chine d’aujourd’hui ne reconnait plus cette importation occidentale et considère qu’elle suit son propre chemin, en phase avec la glorieuse histoire de la Chine et de ses traditions.

L’ancien professeur de Francis Fukuyama, Samuel Huntington répliqua à son élève dans un article paru pendant l’été 1993 et qui lui aussi devint un livre en 1996 : « The clash of civilizations »

Je laisse encore la parole à Michel Onfray :

« Sa thèse ? À l’évidence, la chute de l’Empire soviétique impose un nouveau paradigme. Les oppositions ne s’effectuent plus selon les idéologies, le capitalisme contre le marxisme par exemple, mais selon les religions, les spiritualités, les cultures, les civilisations. Ce ne sont plus des nations qui s’opposent mais des civilisations. Ces lignes de forces civilisationnelles seront des lignes de fracture, donc des lignes de conflits qui opposeront désormais des blocs spirituels. »

Huntington avait constaté que, le 18 avril 1984, en plein cœur de l’Europe chrétienne, deux mille personnes se retrouvent dans les rues de Sarajevo pour brandir des drapeaux de l’Arabie saoudite et de la Turquie. Les manifestants n’avaient pas choisi le drapeau européen, américain, ni même celui de l’Otan, mais celui de ces deux pays clairement musulmans.

Huntington écrit : « Les habitants de Sarajevo, en agissant ainsi, voulaient montrer combien ils se sentaient proches de leurs cousins musulmans et signifier au monde quels étaient leurs vrais amis. » Lors de la guerre de Bosnie, les Bosniaques musulmans étaient soutenus par la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite. La Serbie orthodoxe, quant à elle, l’était par la Russie. C’était donc une guerre de civilisations entre le bloc musulman et le bloc chrétien. On comprendra dès lors que défendre la Bosnie ou prendre le parti de la Serbie, c’était choisir une civilisation contre une autre.

On critiqua ce livre absolument.

On prétendit que les civilisations cela n’existe pas.

Mais Huntington nuance :

« Les civilisations n’ont pas de frontières clairement établies, ni de début ni de fin précis. On peut toujours redéfinir leur identité, de sorte que la composition et les formes des civilisations changent au fil du temps. »

C’est un peu comme le racisme.

Les races n’existent pas, il n’y a qu’une espèce : homo sapiens.

Oui, mais le racisme existe.

Il n’y a pas de civilisation « pure » mais il y a des conflits de civilisation, il y a des actes de terrorisme mais aussi des déclarations géopolitiques comme celle de la Chine qui s’appuient sur cet affrontement de civilisation.

C’est pourquoi, j’ai lu le livre de Samuel Huntington.

Il a été écrit en 1996, nous sommes 26 ans après. Force est de constater que certaine de ses prévisions ou intuitions se sont révélées erronées.

Il écrit par exemple, en 1996, page 243  :

« Beaucoup pensait qu’un conflit armé était possible [entre la Russie et l’Ukraine], ce qui a conduit certains analystes occidentaux à défendre l’idée que l’Occident devait aider l’Ukraine à avoir des armes nucléaires pour éviter une agression russe. Cependant, si le point de vue civilisationnel prévaut, un conflit entre Ukrainiens et Russes est peu probable »

On dit avec justesse que la prévision est difficile, surtout quand elle concerne l’avenir.

Mais malgré ces erreurs, la thèse de Huntington me parait très intelligente pour comprendre certains aspects essentiels de la géopolitique mondiale actuelle.

Il écrit très humblement page 38 :

« Aucun paradigme toutefois n’est valide pour toujours. Le modèle politique hérité de la guerre froide a été utile et pertinent pendant 40 ans mais il est devenu obsolète à la fin des années 80. A un moment donné le paradigme civilisationnel connaîtra le même sort. »

Avec toutes ces limites, même Fukuyama a dû reconnaître : « Pour le moment, il semble qu’Huntington soit gagnant »

J’en avais fait le <mot du jour du 20 septembre 2018>.

Huntington pour son approche civilisationnel se réclame de Fernand Braudel.

Je vous invite à relire le <mot du jour du 13 octobre 2015>, dans lequel je citais Fernand Braudel et notamment son analyse, sur la longue durée, de la Méditerranée qui depuis des siècles se partage entre trois civilisations : l’Occident Catholique, l’Islam et l’Univers Gréco-russe orthodoxe.

<1699>

Lundi 11 juillet 2022

« Cette civilisation occidentale qui, de nos jours, a fini par s’identifier, même aux yeux des autres peuples, avec la « civilisation » tout court. »
Zoé Oldenbourg « Les croisades » (ouvrage de 1965)

C’était en avril, Avec Marianne et Jean-François, nous partagions un gite, en Bourgogne près de Tournus.

Le gite était pourvu de nombreux livres, classés sur des étagères.

Un livre a attiré mon attention : « Les Croisades » de Zoé Oldenburg.

Je le pris et commençai à le lire.

Zoé Oldenbourg était historienne, mais aussi romancière.

Elle est née en 1916 à Saint-Pétersbourg, un an avant la révolution bolchevique.

Son grand-père était un homme de lettres et fut ministre du gouvernement Kerenski à l’été 1917, c’est-à-dire le gouvernement de la Russie après le renversement du Tsar Nicolas II et avant l’arrivée au pouvoir de Lénine.

Son père est déjà historien mais aussi journaliste.

Sa famille décide de quitter l’Union Soviétique de Staline en 1925 et d’émigrer en France.

Elle deviendra française écrira des romans et des livres d’Histoire, notamment :

  • Le Bûcher de Montségur, 1959.
  • Les Croisades, 1965.
  • Catherine de Russie, 1966.

Et son dernier Livre :

  • L’Épopée des cathédrales, 1998.

Elle meurt, en France, le 8 novembre 2002.

Son ouvrage de 1965, sur les croisades, commence par un avant-propos dont voici le début :

« Le présent ouvrage n’est pas à proprement parler une « Histoire des Croisades » — il ne traite que de ce qu’il est convenu d’appeler les trois premières croisades et de l’histoire du royaume de Jérusalem jusqu’à sa conquête par Saladin.

L’histoire de ces trois premières croisades et des États francs de Syrie est ici considérée surtout du point de vue de la situation politique du Proche-Orient au XIIe siècle. Le phénomène de la croisade, les rapports de l’Occident latin avec Byzance et l’Islam et la tentative, unique en son genre, d’implantation d’un État occidental dans un milieu oriental sont évoqués dans ce livre de façon nécessairement schématique et incomplète, étant donné l’ampleur du sujet ; ce que j’ai essayé d’analyser, après tant d’historiens éminents auxquels je n’ai pas la prétention de me comparer, c’est le côté humain de cette aventure longue, tragique, complexe et malgré tout glorieuse.

Quelque signification que l’on veuille accorder au mot gloire, il est sûr que les premières croisades sont à l’origine d’une certaine notion de la gloire, notion propre à l’Occident latin, et, à ce titre, elles n’ont pas peu contribué à la formation de cette civilisation occidentale qui, de nos jours, a fini par s’identifier, même aux yeux des autres peuples, avec la « civilisation » tout court. »

Voilà donc ce qu’une femme de lettres issue du milieu intellectuel russe et intégrée dans le monde intellectuel parisien écrivait en 1965 :

« Cette civilisation occidentale qui, […] a fini par s’identifier, même aux yeux des autres peuples, avec la « civilisation » tout court »

Cela ne choquait personne en 1965, et pendant longtemps cela n’a choqué personne.

« La civilisation » c’était la civilisation occidentale.

Beaucoup, même s’il n’ose pas exprimer cela aussi brutalement, continue à être en accord avec le fond de cette phrase.

En tout cas, ils agissent comme s’ils considéraient cela comme une évidence.

Cela n’a jamais été une évidence.

Et aujourd’hui ce n’est plus une évidence du tout.

Cette idée est remise en cause par une très grande partie de l’humanité, probablement même par tous les autres, je veux ceux dirent qui ne se considèrent pas comme occidentaux.

La guerre d’Ukraine et d’autres évènements et actes internationaux nous montrent cette réalité.

J’ai donc voulu revenir au livre de Samuel Huntington : « The Clash of Civilizations » qui a été traduit en français par « Le choc des civilisations ».

Cette lecture m’incite à commencer une série de mots du jour sur ces deux concepts de civilisations et de choc des civilisations.

Je vais commencer cette série tout en la parsemant de pauses nécessaires au cours de cette période estivale qui est aussi une période de vacances.

<1698>

Vendredi 10 juin 2022

« On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en va. »
Jacques Prévert

Le Magazine « Le Un Hebdo » que j’ai plusieurs fois sollicité pour écrire des mots du jour fête son 400ème numéro. Et cela fait huit ans qu’il existe.

Pour ce numéro anniversaire il a choisi comme sujet une question : « Existe-t’il un bonheur français ?».

C’est, en effet, une question qui se pose, tant les enquêtes d’opinion renvoie l’image de français « fâchés » avec le bonheur, surtout le bonheur collectif.

Eric Fottorino dans son billet <nos « 400 » coups> introduit le sujet ainsi :

« Entre la guerre en Ukraine, les désenchantements de la politique et les questionnements qui ne manquent pas sur l’avenir de nos sociétés, il peut paraître surprenant, voire provocateur, de s’intéresser au bonheur, et en particulier au bonheur dans notre pays. D’autant que le paradoxe régulièrement observé par les sondages ad hoc depuis le milieu des années 1970 montre que si les Français sont plutôt heureux, ils sont moins enclins à le dire que la plupart de leurs voisins. Et semblent toujours vouloir opposer un certain bonheur individuel, qui existe, à un malheur collectif, sans doute exprimé comme un signe de lucidité ou de propension à se rebeller contre un ordre – ou un désordre – qui viendrait d’en haut. Dans ce contexte, il nous a paru fructueux d’interroger cette notion du bonheur « ici et maintenant » pour mesurer combien cette quête, loin d’être dominante au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’est imposée au fil du temps comme une norme, une injonction à être heureux, pour ne pas dire une conversion quasi religieuse dans une société abandonnée par toute idée de transcendance. »

Et il finit son propos par cette phrase de Jacques Prévert que j’ai mis en exergue : « On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en va. »

Cette phrase qui sonne comme un avertissement ou un conseil : Soyez présent au bonheur que vous vivez, car s’il venait à s’interrompre vous vous rendrez compte de la violence de son absence.

L’écrivain Philippe Delerm, le père du chanteur Vincent Delerm, dans son article <Ce n’est pas drôle d’être heureux> tente des variations avec les mots qui tournent autour du bonheur : « Plaisir, allégresse, harmonie, joie etc… » mais il revient au mot central :

« Bonheur est plus qu’un mot. Il est tout le soleil et toute l’ombre. On peut espérer le bonheur ou en garder la blessure et la nostalgie. Mais dire « je suis heureux », le nommer au présent est un risque majeur. Je continue à penser : « Le bonheur c’est d’avoir quelqu’un à perdre. » J’ai cette chance infinie d’avoir quelqu’un à perdre, quelques-uns à perdre. Mais Camus avait raison : « Il n’y a rien de plus tragique que la vie d’un homme heureux. »

Pourtant, il y a aujourd’hui une injonction à être heureux, il existe même des coachs autoproclamés en bonheur : <coachs du bonheur >.

Cet impératif se décline jusque dans les entreprises. On parle par exemple de <coach bien être entreprise>

Cela a conduit Eva Illlouz à écrire un livre dénonciation : <Happycratie – Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies >

Le Un a convoqué un historien Rémy Pawin, pour un grand entretien
qui essaie de revenir sur l’histoire de ce sentiment : <« Le bonheur est devenu une norme religieuse »>

Rémy Pawin est un historien né en 1982 qui enseigne à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et qui a écrit « L’Histoire du bonheur en France depuis 1945 »

L’historien fait remonter la quête du bonheur au temps des lumières :

« Les Lumières parlent du bonheur. Une thèse de Robert Mauzi l’analyse dans les années 1960, à travers les écrits de Rousseau et d’autres intellectuels aujourd’hui oubliés.»

Et il cite aussi la déclaration de Saint-Just, en 1794, selon laquelle « le bonheur est une idée neuve en Europe ».

Selon lui le XIXème siècle ne poursuit pas dans cette recherche

« Au XIXe siècle […] Le bonheur devient même négatif et suspect, égoïste. Nul ne peut dire à titre personnel qu’il cherche à être heureux. On retrouve chez les moralistes et les écrivains de cette époque des propos acerbes. Le bonheur nous rendrait faibles. « Le bonheur est comme la vérole », écrit Flaubert. « La bêtise, c’est l’aptitude au bonheur », dira plus tard Anatole France. […] C’est une valeur de seconde zone, […] qu’on réserve éventuellement aux femmes »

La religion et la politique ne font pas commerce du bonheur :

« La morale religieuse ne propose pas de recette du bonheur ici-bas. On sera heureux au paradis, si on a respecté dans sa vie terrestre les préceptes de l’Église. Quant à la morale républicaine, elle n’accorde pas non plus une grande place au bonheur. […] Elle vante la force, la puissance, le devoir. Si de grands hommes vont au Panthéon, c’est qu’ils ont sacrifié leur bonheur pour la patrie. »

Et contrairement à ce que l’on croit, le bonheur ne commence pas en 1945 avec le programme du CNR, intitulé « Les Jours heureux » :

« On est alors dans des jours malheureux et on pense aux jours à venir. C’est le bonheur différé, renvoyé à demain, quand on aura battu les Allemands. […] Pour le PCF, qui est alors le premier parti de France, le bonheur est une morale bourgeoise et même petite-bourgeoise, emplie d’égoïsme. Les communistes, pour susciter l’engagement, ont besoin de labourer la terre de la souffrance. À ce moment, les récits heureux n’existent pas. Leur structure narrative est celle du malheur dont on va se défaire progressivement, comme dans les contes, pour vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants à la fin… »

Selon Rémy Pawin le bonheur tend à devenir une norme dans les années 1960 :

« Au sein de la gauche alternative, certains vont revendiquer un bonheur plus immédiat. C’est aussi le cas de mouvements de jeunes, les Yéyé et la culture Salut les copains, qui construisent un bonheur individuel et consumériste. »

Il s’agit d’un bonheur individuel qui repose beaucoup sur la consommation :

« Des acteurs sociaux proposent plutôt un bonheur individuel fait de consommation »

Et il cite Edgar Morin : « Le bonheur est une religion de l’individu moderne. »

« C’est une croyance commune qui donne du sens à la vie. Une des causes de ce sacre, c’est que le bonheur est une transcendance dans l’immanence. Il est immanent, donc il est là et pas au-dessus de nous, mais il nous dépasse. On va le rechercher, donc il nous transcende. C’est une sorte de norme religieuse. C’est pourquoi il est devenu une injonction. Il faut être heureux. Sinon on a raté la direction cardinale qu’on nous assigne. On subit une double peine : non seulement on n’est pas heureux, mais on est coupable de ne pas l’être. »

Selon lui la période se referme en 1975, « avec des blocages politiques, le chômage de masse, la vague de désenchantement à l’égard de l’idéal communiste. La société de consommation montre aussi ses limites et la question sociale dans les banlieues commence à se faire jour. On assiste alors à une baisse des courbes du bonheur subjectif »

Et Rémy Pawin conclut sur la recherche du bonheur par les Français d’aujourd’hui  :

« Les ingrédients du bonheur n’ont pas fondamentalement changé. Les gens cherchent des liens avec les autres, des liens amoureux, conjugaux, amicaux. De l’argent pour faire ce qu’ils veulent. Un travail qui leur plaît. Une difficulté à se dire heureux vient de l’influence des grands récits peu optimistes. L’extrême droite propose un récit craintif et haineux. La sobriété ne fait pas rêver. Le récit de la mondialisation heureuse n’est plus crédible. Il est difficile de croire à un récit joyeux qui nous accroche. »

Dans ces jours bien sombres de guerre, de crise alimentaire et de tous les défis écologiques qui font l’objet de tant de débats et de si peu d’actions, il est salutaire que Le Un nous invite à réfléchir, pour son 400ème numéro, au bonheur.

Le bonheur qui n’est pas dans la consommation nous en sommes conscients intellectuellement et espérons-le dans les actes.

Surtout quand l’acte de consommation est basé sur le l’inhumanité comme tous ces produits envoyés de Chine et qui sont les fruits de l’esclavage des ouïghours par le pouvoir chinois. Terrible réalité que la dessinatrice Coco a synthétisé par un dessin dans Libération.

Le 13ème mot du jour de cette liste qui en compte désormais plus de 1600 citait Michel Rocard :

« Dans les cinq plus beaux moments d’une vie, il y a un (ou des) coup(s) de foudre amoureux, la naissance d’un enfant, une belle performance artistique ou professionnelle, un exploit sportif, un voyage magnifique, enfin n’importe quoi, mais jamais une satisfaction liée à l’argent. »

Probablement que le bonheur est surtout lié à notre capacité d’accéder à nos richesses intérieures, de les faire affleurer la surface et aux liens que nous avons su créer, approfondir et partager.

Liens qu’Alain Damasio a magnifiés par <ces mots> de l’indicible :

« Une puissance de vie !
C’est le volume de liens, de relations qu’un être est capable de tisser et d’entrelacer sans se porter atteinte.
Ou encore c’est la gamme chromatique des affects dont nous sommes capables
Vivre revient alors à accroitre notre capacité à être affecté.
Donc notre spectre ou notre amplitude à être touché, changé, ému.
Contracter une sensation, contempler, habiter un instant ou un lieu.
Ce sont des liens élus. »

<1679>

Mardi 31 mai 2022

« Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l’administration et de la force armée. Il est responsable devant le Parlement. !»
Article 20 de la Constitution

Mardi 31 mai 2022 est le 97ème jour de la guerre d’agression que la Russie de Poutine a lancé contre son voisin ukrainien.

Mais aujourd’hui, je souhaite parler de la politique française et des élections législatives.

Lors du mot du jour du <8 février 2017>, j’écrivais tout le mal que je pensais de la Vème République et de ses dérives.

Je ne rappellerai pas ici les développements techniques dans lesquels j’expliquai la différence entre un régime présidentiel et un régime parlementaire et les différentes étapes qui ont toujours davantage dégradé les institutions de la Vème République du point de vue démocratique.

Les constitutionnalistes ont coutume de désigner le régime qui est en vigueur en France comme un Régime hybride ou semi présidentiel.

En réalité, il reste quand même fondamentalement parlementaire.

Et Jean-Luc Mélenchon, a réalisé un coup de génie de stratégie électorale, en demandant aux français de l’élire premier Ministre.

C’est totalement disruptif !

Le premier ministre n’est pas élu mais nommé par le Président de la République qui lui est élu.

Mais, dans la 5ème République le Premier Ministre doit disposer de la confiance de l’Assemblée Nationale.

Car comme en dispose l’article 20 de la Constitution : «le Gouvernement est responsable devant le Parlement.»

Le premier ministre étant, bien entendu, le chef du gouvernement.

Cette responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale est définie par l’article 49 de la Constitution et peut prendre trois formes ou procédures : :

  • L’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou sur une déclaration de politique générale (article 49, alinéa premier) couramment dénommé « question de confiance » ;
  • Le dépôt d’une motion de censure à l’initiative des députés (article 49, alinéa 2) ;
  • L’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur le vote d’un texte (article 49, alinéa 3).

En synthèse :

  • La question de confiance
  • La motion de censure
  • Le 49-3

Les constitutionnalistes savants expliquent que dans notre constitution il faut une double confiance : celle du Président et celle de l’Assemblée Nationale.

Dans une analyse rapide et historique, on pourrait penser qu’il faut surtout la confiance du Président.

Il n’est arrivé dans la Vème République qu’une seule fois, en 1962, que l’Assemblée ait renversé un gouvernement. Le premier ministre d’alors était Georges Pompidou. Le Président de la République, le Général de Gaulle, a alors, comme le lui permettait la constitution, dissout l’Assemblée.

Il y eut donc convocation d’élections législatives. Et le peuple français a voté pour une majorité de députés favorables au Général de Gaulle qui a renommé Pompidou premier Ministre.

C’est bien sûr le Peuple souverain qui a tranché ce différent entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Mais la résolution de ce conflit semble indiquer qu’il vaut mieux avoir la confiance du Président que de l’Assemblée.

Surtout qu’inversement, il est arrivé à plusieurs reprises, bien que le Premier Ministre ait obtenu peu de temps auparavant la confiance du Parlement que le Président de la République lui demande de démissionner.

Ce fut le cas de Jacques Chaban Delmas « démissionné » par le président Pompidou et Michel Rocard qui subit le même sort du fait du président François Mitterrand.

La situation est très différente, lorsque le peuple français envoie à l’Assemblée Nationale une majorité de députés opposés politiquement au Président de la République.

On appelle cela « la cohabitation » qui est un concept français que les autres régimes parlementaires ne connaissent pas, ne comprennent pas.

Dans toutes les autres démocraties libérales, quand il y a des difficultés pour obtenir une majorité, des partis politiques forment une coalition et un programme de gouvernement.

Bref, ils discutent, se mettent d’accord en toute transparence et appliquent le Programme sur lequel ils se sont mis d’accord.

Donc en France, il se peut que l’on se trouve dans une situation de cohabitation.

La Vème République en a connu trois.

La première en 1986, François Mitterrand était président et la Droite a gagné les élections législatives. Mitterrand a tenté de nommer Giscard d’Estaing, puis Simone Veil mais la majorité Parlementaire exigeait que ce soit son chef, Jacques Chirac qui soit nommé. Et dans ce cas c’est l’Assemblée qui décide, Mitterrand a dû s’incliner et nommer Chirac.

Cinq ans plus tard la Droite a décidé que le Premier Ministre serait Edouard Balladur, le Président Mitterrand du une nouvelle fois s’incliner.

Et en 1997, quand la Gauche gagna les élections après la dissolution provoquée par Chirac, ce dernier nomma sans tergiverser le chef de l’opposition : Lionel Jospin, celui qu’il avait battu deux ans auparavant aux élections présidentielles.

Donc si Jean-Luc Mélenchon a tort de manière formelle : Le premier Ministre n’est pas élu mais nommé. Il a raison en pratique, s’il y avait une majorité de députés de son alliance qui était élu, le Président Macron n’aura d’autres choix que de le nommer.

C’est très habile, car cette manière de s’exprimer permet de mobiliser son camp et probablement d’éviter la forte abstention qui fut la règle lors des élections législatives précédentes : les électeurs des opposants au Président élu s’abstenaient massivement, laissant tranquillement une majorité absolue de candidats de la majorité présidentielle être élue.

Et de cette manière la Vème République s’enfonce toujours davantage dans le déni de démocratie.

Je vais essayer de synthétiser cela en quelques phrases :

  • Voilà d’abord un homme élu sans véritable programme, on ne sait pas ce qu’il veut faire : il lance deux ou trois idées, sur lesquels il revient par la suite lors de l’une ou l’autre des campagnes.
  • Comme le programme dit « de l’omelette » cher à Alain Juppé a été brillamment réalisé, cet homme apparait comme le seul raisonnable qu’on peut élire. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas le programme de l’omelette, je la rappelle. L’échiquier politique est une grande omelette, on coupe les deux bouts et on garde le milieu, « l’extrême centre » sur lequel je reviendrai dans un mot du jour ultérieur.
  • Avec cette idée géniale, il n’y a plus d’opposition crédible ou disons il n’y aurait plus d’opposition crédible. Le choix est donc entre un extrême centre rationnel et raisonnable et des opposants irrationnels et déraisonnables.
  • Aux élections législatives, les français élisent les femmes et les hommes du président. Leur programme c’est celui du Président qui lui n’en a pas.
  • Dans le rêve de ces gens, n’importe qui, même une chèvre désignée comme le représentant du président doit être élu.
  • Dans ce cas on n’élit plus des députés mais des délégués qui forment une chambre d’enregistrement. Savez-vous que <la charte de LREM> dispose que «les députés membres et apparentés du Groupe ne cosignent aucun amendement ou proposition de loi ou de résolution issus d’un autre groupe parlementaire». Peut-on être plus sectaire ? Rien de ce que propose l’opposition n’est digne d’intérêt ! D’ailleurs cette règle s’appliquait aussi à l’égard des propositions du MODEM, pourtant dans la majorité présidentielle.
  • Dans ce contexte le Président nomme, comme un fait du Prince, un Premier Ministre à sa convenance et qui ne dispose d’aucun poids politique. Il ou elle n’est qu’un simple collaborateur comme le disait Sarkozy déjà
  • Le vrai premier ministre est en réalité Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Élysée
  • A ce stade, il parait légitime de s’interroger si, en pratique, la séparation des pouvoirs entre le législatif et l’exécutif est encore une réalité. Les décisions essentielles sont prises entre le Président de la République, le secrétaire général de l’Élysée et le cercle rapproché des conseillers.
  • Et rappelons que dès lors le pouvoir est détenu par un groupe de gens qui a obtenu 28% des voix exprimés, car désormais déjà au premier tour et encore plus au second tour la plus grande partie du vote n’est plus un vote d’adhésion mais un vote stratégique pour éviter tel ou tel candidat qu’on ne veut pas.

Dés lors comme le fait justement remarquer Jean-Luc Mélenchon, si une majorité indépendante du Président est élue à l’Assemblée c’est le gouvernement et son chef qui est le premier ministre qui déterminent et conduisent la Politique de la France, selon l’article 20 de la Constitution.

Je tiens à préciser que le présent mot du jour ne dit rien du programme préconisé par la coalition menée par Jean-Luc Mélenchon.

Le seul point qui est développé ici est celui de l’impasse dans lequel nous a mené la Vème République, les modifications qui y ont été apportées, le mode de scrutin qui permet une telle diffraction de la réalité du corps électoral français et la pratique des présidents élus qui semblent ignorer ce que signifie une vraie démocratie et des débats politiques.

Vous pouvez écouter avec beaucoup d’intérêt <Les matins de France Culture du 30 mai> qui explicite une grande partie des développements présentés dans ce mot du jour.

<1673>

Lundi 21 mars 2022

« Les occidentaux ne peuvent malheureusement pas se réclamer du camp du bien. »
Réflexions personnelles

Lundi 21 mars 2022 est le 26ème jour de la guerre d’agression que la Russie de Poutine a lancé contre son voisin ukrainien.

C’est un acte de barbarie et de violence qui ne peut trouver ni excuse, ni de justification.

De ci de là, je lis et j’entends des émissions qui évoquent sérieusement la possibilité de traduire Poutine devant la Cour Pénale Internationale de La Haye qui est la  juridiction pénale internationale permanente à vocation universelle, chargée de juger les personnes accusées de génocide, de crime contre l’humanité, de crime d’agression et de crime de guerre

Quand ce sont des gens sérieux, ce qui n’est pas toujours le cas, ils expliquent que la CPI est une institution qui ne peut juger que les ressortissants des États qui ont reconnu sa compétence, ce qui n’est pas le cas de la Russie, ni des États-Unis d’ailleurs.

A ce stade, il faut hélas reconnaître que la position de l’Occident est très fragilisée par ses immenses manquements passés. Et qu’avant de vouloir traduire Poutine, devrait se présenter dans le couloir qui mène au Tribunal International Georges W Busch.

Celles et ceux qui ont un peu de mémoire se souvienne de ce 5 février 2003 où lors d’une session du Conseil de sécurité des Nations unies, le secrétaire d’État américain, Colin Powell, a apporté et présenté un petit flacon, en prétendant que celui-ci contenait une arme biologique qui faisait partie du stock d’armes de destruction massive dont disposait l’Irak de Saddam Hussein.

Et en ajoutant que l’Irak constituait un danger pour les États-Unis et le Monde, il prétendait qu’il fallait  attaquer l’Irak.

La France présidée par Jacques Chirac s’était fermement opposée à la volonté américaine en affirmant qu’il n’y avait aucune preuve de l’existence de ces armes de destruction massive.

On parle aujourd’hui de folie de Poutine.

Mais comment analyser ce geste d’emmener dans un simple flacon dans l’enceinte des Nations Unies une arme biologique de destruction massive ?

Probablement, et on ose l’espérer, il n’y avait rien de nocif dans ce flacon.

Mais, il s’agissait alors d’une manipulation qui n’a rien à envier aux manœuvres de Poutine.

Et puis comprenant que La France, la Russie et la Chine, trois membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, utiliseraient leur droit de veto pour empêcher que l’ONU n’approuve l’intervention armée contre l’Irak, les États-Unis et leurs alliés ont lancé l’assaut sur l’Irak le 20 mars 2003, sans l’aval du Conseil de Sécurité.

C’était donc une guerre illégale au même titre que celle lancée par Poutine contre l’Ukraine.

Les États-Unis ont commencé alors l’invasion de l’Irak par un bombardement intensif des villes irakiennes.

Personne n’a demande alors de sanctions économiques contre les USA !

Nous le savons aujourd’hui et la CIA l’a reconnu : il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak.

Cette guerre a entrainé des centaines de milliers de morts.

Elle a conduit, suite à des décisions toujours plus désastreuses de l’administration américaine, à la création et à l’expansion de DAESH réunion de la folie messianique de fous d’Allah et de la folie destructrice d’officiers de l’armée de Saddam Hussein scandalisés d’avoir été rejetés en marge de la société irakienne et d’être la proie des persécutions de la majorité chiite ayant pris le pouvoir grâce à l’appui de l’armée américaine.

On reproche, à juste titre, à Poutine d’utiliser une milice privée pour ses basses œuvres : les mercenaires Wagner.

Mais, l’Amérique de Bush a aussi plusieurs longueurs d’avance sur cette dérive poutinienne.

En Irak, les armées privées étaient plus nombreuses que l’armée régulière américaine.

Une société de mercenaires était particulièrement présente : Blackwater qui s’appelle désormais <Academi>..

Dans l’article de Wikipedia auquel je renvoie, il est précisé que les contrats entre les Etats-Unis et Blackwater «  sont alors facilités par les nombreux liens d’Erik Prince avec les néoconservateurs de l’administration Bush, comme A. B. Krongard (en), directeur exécutif et numéro 3 de la CIA, qui signe avec Blackwater des contrats pour la protection de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan. L’ancien directeur du centre anti-terroriste de la CIA Cofer Black (en) a rejoint Blackwater en 2005 ».

Et puis à côté de dérapages non ou moins documenté, on peut lire cet épisode :

« Le 16 septembre 2007, des membres de Blackwater ouvrent le feu à la mitrailleuse et jettent des grenades sur un carrefour très fréquenté de Bagdad, alors qu’ils circulaient en véhicules blindés. La fusillade fait au moins 13 morts et 17 blessés, dont des femmes et des enfants. La porte-parole de Blackwater, Anne Tyrrell, déclarent que « les employés [avaient] agi conformément à la loi en réponse à une attaque » et que « les civils sur lesquels il aurait été fait feu étaient en fait des ennemis armés et nos employés [avaient] fait leur travail pour défendre des vies humaines », une version qui sera contredite par les témoignages et les procureurs américains. Le porte-parole du ministère irakien de l’Intérieur, Abdul-Karim Khalaf, déclare que « le fait d’être chargé de la sécurité ne les [autorisait] pas à tirer sur les gens n’importe comment ». […] Le quotidien suisse Le Temps résume ainsi la fusillade : « La balle a traversé la tête de Haithem Ahmed. Pas de coup de semonce préalable, pas de tension particulière à Bagdad, mais ce projectile qui a tué instantanément l’Irakien alors qu’il circulait dans une voiture aux côtés de sa mère. Le conducteur mort, le véhicule s’emballe. Et les mercenaires de Blackwater aussi : ils arrosent de centaines de balles la place Nissour, noire de monde, où les passants tentent désespérément de se mettre à l’abri. Des grenades sont lancées, et les hélicoptères des gardes privés interviennent rapidement pour achever le travail. Bilan : au moins 17 civils irakiens tués, 24 blessés ».

Le 1er octobre 2007 un rapport de la Chambre des représentants des États-Unis est publié dans lequel est recensé, durant la période allant du 1er janvier 2005 au 12 septembre 2007, 195 fusillades impliquant Blackwater et dans 163 cas, les employés de Blackwater ont tiré les premiers. Tous ces crimes sont restés impunis, certains mercenaires ont été licenciés.

Il y avait deux autres sociétés militaires privées : DynCorp et Triple Canopy, Inc. qui étaient présentes en Irak, mais Blackwater a été à l’origine de plus de fusillades que les deux autres sociétés réunies.

La société militaire Wagner n’est donc qu’une copie d’exemples fournis par l’Occident.

On cite comme première <Société militaire privée> une société sud-africaine puis une britannique :

« Une des premières sociétés privées d’intervention fut Executive Outcomes en Afrique du Sud, qui s’est scindée en plusieurs organisations à la fin des années 1990. Au Royaume-Uni, la plus connue est Sandline International qui offrait dès les années 1990 une large gamme de services allant de l’entraînement de troupes au maintien ou à la restauration de la sécurité. Leur poids croissant laisse à penser qu’elles vont devenir des acteurs stratégiques à part entière dans les grands conflits contemporains, pouvant orienter les décisions militaires et poursuivre quelquefois des objectifs différents de ceux des États »

Et puis toujours en Irak, il y eut le <scandale de la prison d‘Abou Ghraib> lors duquel les occidentaux se réclamant de la défense des droits de l’homme se sont comportés en tortionnaires sadiques.

Il y eut encore la création du <Camp de Guantanamo > qui avait pour objet de sortir des prisonniers des États-Unis de l’état de droit, des droits de la défense.

On parle de corruption en Russie et des oligarques russes qui ont des comportements de parrains mafieux. C’est parfaitement exact. Mais reprenons les États-Unis en Irak.  Le vice président de Geors W Busch était Donald Rumsfeld. De 1995 à 2000, ce dernier  dirige la société d’ingénierie civile Halliburton spécialisée dans l’industrie pétrolière. Cette société a décroché de gros contrats en Irak en 2003. Des journalistes lui ont fortement reproché ce conflit d’intérêt, sans aucune conséquence pratique.

Quelques années auparavant, la guerre du Vietnam a été la plus grande guerre chimique de l’Histoire. Des millions de morts, plus les milliers de malades dus aux troubles génétiques entraînés par les armes qui ont été utilisées.

J’ai beaucoup parlé des États-Unis qui occupent incontestablement la première place dans ce classement des comportements monstrueux en temps de guerre.

Mais la France n’a pas été en reste pendant la guerre d’Algérie qu’on évoque actuellement en raison des accords d’Évian du 18 mars 1962 et beaucoup plus récemment lors de la guerre déclarée en Libye pour chasser le dictateur Khadafi en violation de la Loi internationale et en entrainant aussi une situation chaotique comme en Irak.

Il y aurait encore tant d’histoires à raconter. Tout cela pour conclure que l’Occident est peu crédible quand elle entend donner des leçons morales à la planète entière.

Probablement que cette distanciation entre les principes affichés et la réalité des actions devient de plus en plus insupportable à une grande partie des États du monde non occidental.

C’est probablement une des principales raisons qui peut expliquer les nombreuses abstentions lors de l’Assemblée générale de l’ONU visant à condamner l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Comme le montre ce planisphère produit par « Le Un Hebdo»


Ces contradictions des occidentaux sont largement développées par Pierre Conesa dans une interview de Thinkerview : <Comment arrive -t-on à la guerre ? >

Tout cela n’enlève rien aux crimes de Poutine, mais rend la voix des occidentaux moins crédible.

<1671>