Mercredi 29 janvier 2020

« Violences policières »
Expression que le gouvernement n’accepte pas

Notre Président de la République avait introduit cet « élément de langage » lors d’une réunion du grand débat national, le 7 mars 2019 :

« Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. »

Il a dit par ailleurs qu’il “refusait « l’expression “violences policières” pour décrire les blessures “malheureusement” subies par des participants au mouvement des “gilets jaunes“. »

Bien entendu, tous les membres du gouvernement ont repris cette interdiction : ils refusent tous d’évoquer des violences policières !

Pour ma part, j’ai eu du mal. J’ai d’abord observé que depuis la période des attentats, les forces de l’ordre ont eu à subir une pression énorme qui s’est  concrétisée par des millions d’heures supplémentaires et donc du repos en moins. Heures supplémentaires qui n’ont pas été payées pendant longtemps.

Et quand la colère et l’hystérie ont conduit certains gilets jaunes à engager des affrontements très violents avec la police, j’ai pris la défense de la police. Je trouvais les attaques injustes et le mot du jour du 10 décembre 2018 défendait l’action de la police et leur donnait la parole : « C’était de l’ultraviolence. Ils avaient des envies de meurtre. Nous, notre but c’est juste de rentrer en vie chez nous, pour retrouver nos familles. »

Mais peu à peu, il a fallu se rendre à l’évidence, il existait en France des violences policières. Ce n’était pas le fait de toutes les forces de l’ordre, mais parmi elles, certains usaient de manière disproportionnée de la force dont ils disposaient ou de manière   inadéquate en utilisant mal les armes, voire usaient de violence gratuite. <Comment décrire autrement> le croche pied qu’a fait un policier à une manifestante et dont parle le journal « La Dépêche »

Et puis, il y a eu le décès de Cédric Chouviat, suite à un contrôle routier. Cet homme qui a été plaqué au sol par trois policiers est mort d’une «manifestation asphyxique avec une fracture du larynx». Il a certainement commis une infraction et n’a probablement pas immédiatement obtempéré lors de son interpellation, mais cela ne peut pas, ne doit pas conduire à la mort d’un citoyen non armé lors d’un contrôle routier.

<Le journaliste David Dufresne> a entrepris un recensement des actes qui pouvaient poser la question de violences policières.

Évidemment, il faudrait pouvoir discuter de cela sereinement. C’est pourquoi j’ai trouvé très intéressante cette émission des <Idées Claires> qui posait ouvertement la question : « La police française est-elle plus violente qu’avant ?  »

Et pour y répondre le journaliste Nicolas Martin a interrogé Sebastian Roché, sociologue, directeur de recherche au CNRS et auteur de « De la police en démocratie »

Et voici ce que Sebastian Roché a répondu :

« Il y a moins de violences policières qu’hier si on se reporte au début du XXe siècle, mais sur ces dernières années il y a une augmentation des armes de type grenade et de type LBD qui ont causé des blessures irréversibles dans des quantités précédemment inconnues, inconnues en France, mais également inconnues dans les autres démocraties européennes. »

Quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console, a-t-on coutume de dire.

Il semble cependant que pour le cas que nous évoquons, la comparaison non seulement ne nous console pas, mais nous inquiète.

L’étonnant ministre de l’intérieur que notre jeune président a nommé pour remplacer le vieux maire de Lyon en contrat d’intérim à Paris, vient d’annoncer sur France 3, dimanche 26 janvier, avec un peu d’emphase, « Il faut prendre des décisions, et j’en prends une immédiatement. », l’interdiction de la grenade GLI-F4.

C’est cette grenade qui avait causé la mort de Rémi Fraisse, le militant écologiste, à Sivens (Tarn),

Cette arme qu’aucun autre pays européen n’utilisait, n’était plus fabriqué parce qu’elle était dangereuse. Mais le ministère de l’intérieur a décidé de l’utiliser jusqu’à l’extinction des stocks ! Si une arme est dangereuse et ne convient pas à sa mission, on ne l’utilise plus même quand il reste du stock.

J’espère qu’il restait encore des stocks, parce que sinon l’annonce du ministre était non seulement emphatique mais aussi trompeuse.

Sebastian Roché explique cependant que la professionnalisation, c’est à dire la création d’unités spéciales au XXème siècle, du type CRS, a fait diminuer de manière importante la violence, par rapport à la situation d’avant. La situation d’avant c’était l’armée qu’on envoyait et qui tirait sur la foule. Ce fut le cas de la fusillade de Fourmies qui s’est déroulé le 1er mai 1891 et a conduit à un discours très véhément de Clemenceau contre l’utilisation excessive de la Force. <L’Humanité> nous rappelle que quelques années plus tard, en 1908, lorsque Clemenceau fut au pouvoir, il n’hésita pas non plus d’envoyer l’armée tirer sur les manifestants

Quand on habite Lyon, on se doit de rappeler que l’armée a tiré le 14 avril 1834 sur les canuts lyonnais.

La police est donc moins violente qu’en 1900 mais qu’en est-il depuis 2000 ?

« Il est certain que c’est depuis les années 2 000 qu’il y a eu un durcissement, notamment avec un équipement comme les armes LBD qui sont passées de la police d’intervention, par exemple, contre le terrorisme, à la police dite anticriminalité avec un usage peu contrôlé de ces armes puisque ce sont les agents eux-mêmes qui décident de leur emploi. Ils ne le font plus en réponse à une instruction hiérarchique et la généralisation de ces outils va entraîner des dégâts, mais qui ne vont pas être immédiatement connus. Il va y avoir un certain nombre d’associations qui vont se mobiliser contre l’usage des LBD, qui vont se mobiliser par rapport au fait qu’il y a des décès au cours des opérations de police, surtout dans les banlieues, surtout des personnes des minorités.”

[Mais] Ce qui est nouveau avec le mouvement des “gilets jaunes”, c’est que ce sont des personnes de la France périurbaine, voire rurale, en tous cas hors région parisienne, et que ce sont des personnes françaises d’origine française, blanches, qui vont être massivement touchées par les tirs. »

Alors, ce que dit ici, Sebastien Roché est encore plus navrant que le reste, navrant pour la France.

Il affirme que tant que la violence policière s’exerçait dans les banlieues, contre des personnes et des jeunes issues de l’immigration, les médias ne s’en inquiétaient pas trop.

Mais depuis que cela touche « des français innocents » pour reprendre la lamentable formule de Raymond Barre, ce n’est plus possible !

Le matériel utilisé pose problème :

« Le matériel qui est utilisé en maintien de l’ordre en France est singulier, puisqu’il y a à la fois différents types de grenades qui sont lancées, normalement à ras du sol mais on l’a vu bien souvent ce mode d’emploi n’est pas respecté, et les LBD. Et c’est la combinaison de ces deux types d’armes qui a occasionné les blessures irréversibles sur la trentaine de personnes qui a été mutilée. Les blessures causées par les grenades de désencerclement par exemple, peuvent être la perte d’un œil, ou si l’on touche la grenade au moment où elle explose, l’arrachage d’un pied ou d’une main. C’est une singularité française d’avoir ces deux types d’armes, les démocraties nordiques interdisent l’usage par la police pour le maintien de l’ordre soit des grenades, soit des LBD, soit des deux. […]

La police française, après le mouvement des “gilets jaunes”, va se situer effectivement dans le haut de la fourchette des violences non-mortelles, puisque ce sont essentiellement des mutilations que l’on va compter. Par exemple, la police de Catalogne, après avoir fait perdre les yeux à cinq personnes, a décidé d’interrompre l’usage des LBD. En France, après plus d’une vingtaine de personnes qui ont perdu la vue en tous cas d’un œil, le gouvernement n’a pas pris de mesures comparables. Donc, la France n’est pas un très bon élève en Europe. »

Sebastien Roché refuse d’affirmer que c’est le gouvernement qui a incité certains policiers à devenir violents. Il relève cependant certaines formules malheureuses. Et un point qui me semble particulièrement important, le manque de rigueur dans le port du numéro d’identification du policier, appelé numéro RIO :

« Il est difficile de prouver que le gouvernement a voulu que la police soit plus violente. Ce qu’on peut dire c’est que le gouvernement a pu indirectement inciter à la commission de violence par certains policiers parce que tous n’ont pas eu le même comportement bien sûr, notamment parce que le ministre de l’Intérieur a désigné de manière répétée les manifestants comme étant “hostiles”, “factieux” et donc indirectement il a légitimé l’usage de la force à leur encontre.

La deuxième chose c’est que le ministre de l’Intérieur n’a pas fait en sorte que les règlements soient appliqués et notamment la possibilité d’identifier chaque agent par le port d’un numéro, le numéro Rio (Référentiel des identités et de l’organisation). Dons si on n’oblige pas les agents à être identifiables de facto on ne fait pas peser sur eux le risque d’être comptables de leurs actes. »

Le discours du gouvernement a, un peu, évolué. Emmanuel Macron s’est exprimé  le 14 janvier 2020, à Pau, en parlant de comportement « pas acceptable » de certains policiers et gendarmes. Et a ajouté attendre d’eux « la plus grand déontologie ».

Mais pour le grand juriste et avocat Henri Leclerc, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme :

« Le problème est celui du commandement, de la hiérarchie ».

Il existe en effet un monde de vertu et de valeurs entre le Préfet Maurice Grimaud qui officiait en mai 1968, et dont le mot du jour du 20 août 2013 rappelait sa lettre aux policiers en pleine période d’émeutes : «Je veux leur parler d’un sujet que nous n’avons pas le droit de passer sous silence : c’est celui des excès dans l’emploi de la force.» et l’actuel préfet de police de Paris Didier Lallement qui a été nommé suite à la révocation de son prédécesseur qui n’avait pas été assez ferme et n’avait pas su empêcher la dégradation de l’Arc de triomphe le 1er décembre 2018.

Pour s’en convaincre, cet <article de Libération> permet d’éclairer la personnalité de celui qui est à la tête de la police de Paris.

Mais ce serait une simplification abusive de dire que tout le mal provient d’un seul homme qu’il suffirait de remplacer. Le mal semble plus profond. Il se trouve probablement aussi dans le manque de moyens humains et de formation des forces de l’ordre qui doivent affronter des défis majeurs, garantir l’ordre et la sécurité républicaine tout en conservant toujours la maîtrise de leurs nerfs et de leurs actions.

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Mercredi 4 décembre 2019

« Le document 9 »
Document secret du pouvoir central chinois présidé par Xi Jinping

L’excellent documentaire, « Le monde selon Xi-Jinping » montre d’abord que le Président chinois est un prince rouge. C’est-à-dire un enfant du premier cercle de Mao lors de la proclamation en 1949 de la République populaire de Chine.

C’est une sorte de noblesse qui perpétue son pouvoir dans la Chine communiste et capitaliste non libéral.

Il raconte aussi la descente en enfer de son père et de lui-même lors de la purge réalisée pendant la révolution culturelle. Et dans laquelle ils comptèrent parmi les victimes. Il dit lui-même que les gardes rouges ont plusieurs fois menacé de le fusiller. Il fut victime de violences physiques, morales et aussi d’un travail dur à la campagne au milieu de rudes paysans. Sa sœur ainée s’est suicidée pendant cette période

Mais il garda toute sa confiance dans le Parti Communiste, il y adhéra après bien des péripéties. Puis, il fut suffisamment consensuel pour grimper tous les échelons.

Lors des dernières marches il sut écarter ceux qui pouvaient être des concurrents. Il affiche un motif noble : la lutte contre la corruption. Il semble que la corruption est importante en Chine communiste.

Dès lors, beaucoup peuvent être inquiétés pour cette raison.

Ainsi, il a pu écarter un autre prince rouge « Bo Xilai » qui apparaissait comme un rival très sérieux. Condamné à la prison à perpétuité et spolié de tous ces biens il ne constitue plus un obstacle pour Xi Jinping.

Mais la famille de XI Jinping est à la tête d’une fortune colossale de plus de 290 millions d’euros, selon une enquête de Bloomberg qui a valu au site de l’agence d’être suspendu quelques jours en Chine pendant l’été.

Cette fortune n’est elle que le fruit du travail ?

Xi Jinping est devenu le secrétaire général du Parti communiste en novembre 2012 et Président de la République le 14 mars 2013.

Normalement depuis Deng Xiao Ping, ce poste était occupé pendant dix ans puis tranquillement l’élite du Parti se mettait d’accord sur un successeur. Xi Jinping a rapidement su mettre en place les conditions de la prolongation indéfinie de son mandat. Il souhaite probablement « le refaire à la Mao » rester au pouvoir jusqu’à sa mort ?

Aujourd’hui, je souhaite m’arrêter sur un autre point développé dans le documentaire, le « document 9 ».

Xi Jinping, n’était pas depuis longtemps au pouvoir quand a été divulgué, en 2013, un document secret du Comité Central, « le document 9 ».

Le pouvoir chinois a accusé la journaliste Gao Yu née à Chongqing en 1944 et qui faisait partie de cercles d’intellectuels dissidents, d’être la responsable de cette fuite.

Elle avait été arrêtée en 1989 après les manifestations de la place Tian’anmen et libérée 14 mois plus tard pour raison de santé. De nouveau arrêtée en octobre 1993 et condamnée à 6 ans de prison, elle est arrêtée une troisième fois le 24 avril 2014, en raison du document 9.

Gao Yu est réapparu le 8 mai 2014 sur les écrans de la télévision chinoise, filmée assise sur une chaise en fer dans une salle capitonnée, une salle d’interrogatoire, d’un centre de détention, exprimant, d’un ton las et hésitant, une autocritique, pour son «crime», qui porterait «atteinte aux intérêts nationaux». Ses amis s’interrogent sur les moyens et les pressions exercées sur cette femme de conviction solide pour lui arracher une telle autocritique

En avril 2015, Gao Yu est condamnée, à une peine de sept ans de prison.

Ce document 9 dont un des principaux auteurs serait le président chinois lui-même, Xi Jinping, a vocation à servir de référence à la politique chinoise dans les dix ans à venir. Ce document identifie dix périls à combattre dans la société chinoise :

Le tout premier est la «démocratie constitutionnelle occidentale».

Les autres incluent la promotion des «valeurs universelles» des droits de l’homme, les idées d’indépendance des médias et de participation citoyenne inspirées par l’Occident, le «néolibéralisme» qui défend avec ardeur l’économie de marché et les critiques «nihilistes» du passé traumatisant du parti ».

Bref, il rejette toutes les valeurs auxquels nous autres occidentaux, malgré nos différences, sommes attachées.

François Bougon est journaliste au « Monde », il avait été correspondant de l’AFP en Chine pendant 5 ans. Il a écrit un livre : « Dans la tête de Xi Jinping » publié en 2017 et édité par Actes Sud.

François Bougon insiste d’abord sur une illusion que nous autres occidentaux pourrions avoir d’espérer qu’apparaisse au sein du PCC, un Gorbatchev chinois qui parle de réforme, de transparence, de refus de la violence et qui fasse évoluer la Chine vers un régime plus proche de nos valeurs.

C’est un espoir vain, selon ce journaliste. Gorbatchev est l’anti-modèle pour les responsables chinois.

Et particulièrement Xi Jinping est marqué par la chute de l’URSS en 1991, suite à la « mollesse » de Gorbatchev. Il est résolu à éviter cette faute et considère que le salut du Parti est dans la lutte pied à pied contre la démocratie, et la réactivation d’un marxisme aux couleurs de la Chine.

Bougon s’intéresse au document « n°9 » de 2013 et considère particulièrement important de constater que Xi Jinping y pourfend les « valeurs universelles », la « démocratie constitutionnelle», les ONG, les « forces hostiles » de l’étranger, et le « nihilisme historique » – le fait de tourner en dérision les héros révolutionnaires et leurs actes.

Bougon le constate mais il est sceptique sur les chances de survie d’un régime ayant tourné le dos à toute concession et toute réforme politique. L’auteur suggère que le pouvoir, entré dans la dernière phase de son existence, joue ses dernières cartes et ne pourrait survivre plus d’une à deux décennies. Sous l’angle économique, Xi veut rendre ses concitoyens réactifs et créatifs, pour obtenir des entreprises et des universités mondialement compétitives. Mais sous l’angle politique, Xi veut en même temps maintenir cette société muselée.

Un tel grand écart devrait devenir rapidement intenable : « aucun Parti ne peut régner ad vitam aeternam », conclut F. Bougon.

Vous pouvez voir François Bougon présenter longuement son ouvrage et ses idées dans une <vidéo> d’une conférence qu’il a fait à la fondation Jean Jaurés.

Il explique notamment que par rapport aux discours des droits de l’homme des occidentaux, aux leçons des valeurs universelles, Xi Jinping ne se situe pas dans une posture défensive, mais dans un discours revendicatif, un discours conquérant et même de sanctions économiques pour ceux qui ne voudraient pas comprendre. La Chine a sa propre civilisation, a des solutions pour le monde qui ne s’inscrivent absolument pas dans le corpus idéologique des occidentaux. Notamment dans cette vision, la Loi n’a pas pour vocation de garantir des droits individuels mais d’imposer des solutions pour que la Société fonctionne efficacement.

L’obsession de Xi Jinping est que la Chine «communiste» devienne la première puissance mondiale économique et militaire pour le centenaire de sa création, en 2049, et qu’elle surpasse enfin les Etats-Unis. Pour atteindre ce but, il choisit de faire prendre au pays un virage de plus en plus totalitaire.

<Le Figaro> parle aussi de ce document 9 et conclut très justement :

« En réalité, il ouvre une guerre idéologique frontale à un Occident qui, aveuglé par les chimères de l’eldorado chinois, réduit au commerce sa relation à la Chine. »

<Le Monde> explique

« Le Document n°9 apparaît aujourd’hui comme ayant tracé la feuille de route exacte de la répression qui n’a cessé de s’intensifier, dès l’automne 2013 et la fin du procès de Bo Xilai, contre la société civile chinoise, les intellectuels, les blogueurs, les avocats ou les militants d’ONG. […]

Cette « note de l’Office général du Comité central du parti », diffusée jusqu’aux plus bas échelons de l’organisation, a pris le nom de « Document n°9 », car il est alors le neuvième document de ce type diffusé depuis le début de l’année, selon le site China File, qui en offre une traduction intégrale en anglais, tirée de la version en chinois publiée par le magazine papier du site Mingjing News aux Etats-Unis en septembre 2013. […] le « Document n°9 » se lit comme le pense-bête d’un régime obnubilé par l’Occident, un »kit anti-subversion » qu’il faut suivre à la lettre. Il prévient que « les forces occidentales antichinoises et les “dissidents” de l’intérieur sont toujours en train d’essayer activement d’infiltrer la sphère idéologique chinoise et de mettre au défi notre principale idéologie ». Le combat est « complexe et intense », prévient le préambule. Pour ce faire, sept tendances ont été identifiées comme autant de moyens inventés par l’Occident pour saper l’autorité du parti et le renverser. Le document expose les principaux arguments en leur faveur, et les condamne d’autorité.

On y trouve la « démocratie constitutionnelle occidentale » : Certains « attaquent les dirigeants en disant qu’ils se placent au-dessus de la Constitution ». « D’autres prétendent que la Chine a une Constitution, mais qu’elle n’est pas gouvernée de manière constitutionnelle ». « Leur objectif est d’utiliser l’idée de la démocratie constitutionnelle occidentale pour saboter le rôle dirigeant du parti, abolir la démocratie populaire et nier la Constitution de notre pays ». Les « valeurs universelles » : « Ces gens croient que la liberté, la démocratie, les droits de l’homme sont universels et éternels. C’est évident dans la manière dont ils tordent la promotion par le parti de la démocratie, la liberté (etc.) ». « Le but est d’utiliser le système de valeurs de l’Occident » pour « supplanter les valeurs fondamentales du Socialisme ».

Suivent la « société civile », accusée d’être « une tentative de démantèlement de la fondation sociale du parti dirigeant » ; le « néolibéralisme économique » ; le « journalisme à l’Occidental » (qui « met en question le principe que les médias et l’édition doivent être soumis à la discipline du Parti »). Le « nihilisme historique » : certains « dénient la valeur scientifique et pédagogique de la pensée Mao Zedong », d’autres « tentent de détacher ou même d’opposer entre elles la période de l’ouverture et des réformes [à partir de 1978] et celle qui a précédé [le maoïsme]. […]

Le « Document n°9 » s’attache ensuite à démasquer tous ceux qui œuvrent et s’agitent contre le parti : « Certains ont diffusé des lettres ouvertes et des pétitions en appelant à la réforme politique, à l’amélioration des droits de l’homme, (…) à revenir sur le verdict du 4 juin [1989] ». D’autres ont « monté en épingle la transparence du patrimoine chez les dirigeants », l’idée de la « supervision du gouvernement par les médias », ou ont prétendu « combattre la corruption sur l’Internet ». D’autres encore « réalisent des documentaires sur des sujets sensibles », « manipulent et montent en épingle les immolations de Tibétains » ou les « problèmes ethniques ou religieux ». Attention « aux ambassades étrangères, aux médias et aux ONG » qui « opèrent en Chine sous diverses couvertures, répandent les valeurs occidentales et cultivent à dessein les forces antigouvernementales ».

J’ai aussi trouvé cet article de <Slate>

Cet homme ne nous considère pas comme des partenaires, mais comme des ennemis.

Pendant ce temps les entrepreneurs occidentaux voient dans la Chine un marché immense et dévoilant tant de potentiel…

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Vendredi 29 novembre 2019

« Et ce que je célébrais, ce jour de novembre 1989, c’était la réunification des deux parties de ma vie dont le Mur odieux symbolisait la déchirure. »
Mstislav Rostropovitch en parlant de son concert devant le mur de Berlin

J’avais fini un peu rapidement, le mot du jour sur la chute du mur de Berlin par une photo de Mstislav Rostropovitch jouant au violoncelle devant un pan du mur en cours de destruction.

C’est un peu rapide, parce qu’il y a une petite histoire de ce concert improvisé hors du temps.

Et puis, il y a aussi la Grande Histoire….

Et enfin, il y a un artiste exceptionnel et qui est aussi devenu un homme exceptionnel et que tout ceux qui l’aimaient, appelaient, Slava.

Aujourd’hui je parlerai de l’homme

Et je n’oublierai pas qu’à côté de cet homme, il y avait une femme, tout aussi exceptionnelle dans l’art comme dans l’humanité, et à laquelle il faudra que je consacre aussi un mot du jour : Galina Vichnevskaia.

Commençons par la petite histoire, celle de ce concert improvisé.

Rostropovitch, le 9 novembre 1989, était à Paris, il n’avait pas le droit de retourner dans son pays natal : la Russie.

Et il apprend la nouvelle. <Cette archive de l’INA> le montre racontant cette découverte :

« Ce soir-là, des amis m’ont appelé et m’ont dit : regarde un peu ce qui se passe.

J’ai allumé mon poste de télévision, mais je ne comprenais rien.

Il y avait des gens sur une plate-forme qui ouvraient des bouteilles de champagne.

Quand j’ai commencé à réaliser, les larmes me sont montées aux yeux. »

La suite est racontée par son ami, le PDG de Danone, Antoine Riboud :

« J’appelle et je tombe sur Slava qui me dit : Antoinetchik, mur Berlin effondré, nous obligés aller Berlin pour voir liberté.

Alors on arrive à Berlin, on prend deux taxis, un pour nous, l’autre pour le violoncelle. Et on est allé au mur de Berlin qui était juste à côté.

Et là Slava s’est assis, la foule s’est réunie. Silence fantastique… Et Slava a joué une sarabande de Bach.

Dans la vie, quand il y a d’immenses émotions, il y a toujours un extraordinaire moment d’humour.

Alors Slava jouait, on était à côté de Charlie door.

Et tous les allemands de l’Est passaient et voyaient un monsieur assis sur une chaise blanche qui jouait du violoncelle, il avait les cheveux blancs. Alors ils faisaient le détour, ils écoutaient, et puis avec un geste merveilleux, ils déposaient un peu d’argent, l’argent de l’Allemagne de l’est au pied de Slava.»

Antoine Riboud oublie dans son récit que Slava est venu avec son violoncelle mais sans un accessoire essentiel. Rostropovitch raconte, lui-même dans un article du Monde du 5 novembre 2009 : comment il a pu obtenir un siège pour jouer car il avait oublié cet accessoire indispensable pour tout violoncelliste

« Je m’en suis rendu compte, planté devant le Mur. Pas un endroit pour m’asseoir ! J’étais catastrophé. Jamais je n’avais réalisé que ce simple accessoire m’était aussi indispensable que l’instrument précieux. Toujours, on m’avait évité ce tracas ! Mon violoncelle sous le bras, j’ai sonné à une loge de concierge pour emprunter une chaise. Un homme m’a dévisagé : ‘Etes-vous Rostropovitch ?’ Puis il a disparu trois minutes avant de rapporter une chaise et une vingtaine de personnes ! »

Cela c’est la petite histoire, mais dans le même article il dit le sens profond de son geste :

« Toute ma vie est là-dedans.
Ma cohérence, mon unité.
Mais qui pourrait comprendre ? C’est mon histoire à moi.

Et ce que je célébrais, ce jour de novembre 1989, c’était la réunification des deux parties de ma vie dont le Mur odieux symbolisait la déchirure.

D’un côté de la Muraille se trouvaient mon passé, mon pays, mes racines ; de l’autre côté mon exil, mon travail, mon avenir.
Deux pans de vie cloisonnés, hermétiques, que j’avais cru ne jamais pouvoir réunir et qui me donnaient le sentiment d’être amputé, incomplet.” Qui, en effet, pouvait imaginer que le Mur cachait des lézardes ? Que, de l’intérieur, le système était miné ?
Nous pensions tous que le communisme allait durer mille ans !
Et que jamais, jamais nous ne pourrions revenir au pays.
L’exil est toujours une blessure.
Mais celui d’URSS et des pays du bloc était le plus cruel et le plus désespéré : tout départ signifiait un adieu. »

Pourtant, après les années d’apprentissage, Slava et Galina étaient adulés par toute l’élite soviétique. Dans le livre de Claude Samuel : « Entretiens avec Rostropovitch et Vichnevskaïa » publié chez Robert Lafont, que j’avais lu, il y a assez longtemps et que j’ai relu partiellement pour écrire ce mot du jour on voit une photo sur laquelle il est en compagnie de Nikita Khrouchtchev, alors secrétaire général du parti communiste et successeur de Staline.

Les premiers doutes viennent à partir du moment où le pouvoir soviétique commence à censurer et à harceler Chostakovitch et Prokofiev pour lesquels il a une profonde admiration et avec lesquels il a noué un lien artistique et amical fort.

Il y a un second épisode qui est rarement raconté et qui m’avait marqué lorsque je l’ai entendu pour la première fois.

Un des plus beaux concertos de violoncelle est celui de Dvorak. Anton Dvorak est le plus grand compositeur tchèque. Sa musique chante l’âme slave et tchèque.

En 1968, il y eut aussi le printemps de Prague, pendant lequel les jeunes tchèques voulurent croire en un communisme au visage humain avec à leur tête Alexander Dubček. Mais les soviétiques n’acceptaient pas une évolution qui leur échappe. Pendant la nuit du 20 au 21 août 1968, des blindés de plusieurs pays communistes pénètrent dans Prague pour réprimer le vent de liberté. Ils ont rencontré une vaine mais héroïque résistance de la part des étudiants notamment dans les rues de la capitale.

Par le hasard des programmations de concert, le 21 août au soir un concert était prévu à Londres par Rostropovitch et l’orchestre symphonique d’Etat de l’URSS dirigé par Evgeny Svetlanov. Au programme, il y avait justement le concerto de Dvorak. Mais les musiciens russes furent accueillis par une salle hostile, des gens se levèrent pour les invectiver les russes et les traiter d’envahisseurs.

Cependant, Rostropovitch parvint par son interprétation à faire passer une immense émotion. Ceux qui y ont assisté racontent que les larmes coulaient sur le visage de Slava pendant qu’il jouait.

Vous pouvez entendre cette interprétation sur cette <page>

Et puis à la fin de son interprétation, il joua comme bis la Sarabande
de la Suite n°2 (BWV 1008) de Bach et la dédiera « à ceux qui sont tristes ».

Ensuite, il y a l’épisode beaucoup plus connu dans lequel Slava et Galina vont accueillir Soljenitsyne chez eux, en 1969. Le futur auteur de l’archipel du goulag n’a nulle part où aller, les autorités soviétiques entendent le priver de tout.

Et au départ, il ne s’agit pas pour Rostropovitch d’un acte de dissidence, simplement un acte d’humanité.

Il répond à Claude Samuel (page 103) :

« Lorsque Soljenitsyne a commencé à vivre chez nous, il n’était pas question pour nous de faire de la politique. C’était simplement un acte d’humanité. Quand on a voulu nous obliger à le chasser, c’est là que le conflit a éclaté. On me disait : « vous savez, il est antisoviétique ! » Et je répondais : « Avant d’affirmer qu’il est ou non anti soviétique, dites-moi s’il est ou non un être humain. Il faut qu’il vive quelque part et nous ne pouvons pas le renvoyer. Si vous lui donnez un appartement ou même une chambre, c’est lui qui partira.»

Dans un article publié par Libération le 19 novembre 2005 : Il raconte plus précisément les pressions, les peurs.

« Les officiels du Parti m’ont fait savoir que je devais mettre Soljenitsyne à la porte. Je leur ai dit qu’il faisait moins 30 degrés et qu’il n’en était pas question. Soljenitsyne avait été chassé de la Maison des écrivains et il n’avait d’autre choix que d’habiter chez nous. Une fois il m’a dit : «On ne fera plus le trajet ensemble jusqu’à Moscou en voiture, on ne va pas les laisser se débarrasser de deux personnes avec un seul camion.» Ma hantise était qu’ils suppriment Soljenitsyne chez moi, et que mes enfants et petits-enfants me suspectent d’avoir été indirectement complice du KGB. Du coup, j’ai écrit une lettre que j’ai envoyée à quatre journaux dans laquelle je disais tout ce que je pensais du régime. Je savais qu’elle ne serait jamais publiée et qu’on pouvait m’arrêter, mais je savais également qu’elle serait copiée des centaines de fois. La preuve, tout le monde était au courant à Paris, dès le lendemain. Je jouais alors en Allemagne. Un agent du KGB est venu me trouver après le concert dans ma chambre d’hôtel. Il m’a dit : «Vous avez entendu cette provocation ? On a publié une lettre sous votre signature dans laquelle on vous fait dire que c’est un scandale que des compositeurs comme Chostakovitch et Prokofiev ont été critiqués dans leur pays, et qu’il faille aller à Paris pour voir les films de Tarkovski.» J’avais également écrit dans cette lettre : «Dans vingt ans, nous aurons honte de ce passé.» »

Il dit aussi qu’après cela, les autorités ont annulé tous ses concerts en Union soviétique. Galina raconte qu’on la laissait chanter, mais on enlevait son nom des affiches. On l’empêche aussi d’aller faire des tournées en occident. Dans un régime comme celui de l’Union soviétique, toute activité dépendait du pouvoir qui pouvait dès lors enlever toute ressource économique à ceux qu’elle voulait punir.

Slava et Galina ne molliront pas.

En 1974, Soljenitsyne est d’abord arrêté puis expulsé et déchu de sa nationalité soviétique. La situation des époux Rostropovitch ne s’améliorera pas.

Rostropovitch parviendra à négocier un départ temporaire d’URSS. Les autorités soviétiques lui auraient promis de le laisser revenir en U.R.S.S. à l’expiration de ce délai. Mais ils ne respecteront pas cette promesse.

Mstislav Rostropovitch quittera l’Union soviétique, pour Londres, le 26 mai 1974 avec Galina Vichnevskaïa, et ses deux filles.

Le mercredi 15 mars 1978, « Les Izvestia » annoncent que lui et son épouse sont déchus de leur nationalité soviétique, interdiction sera faite à Aeroflot de lui vendre un billet d’avion.

Slava et Galina recevront cette décision comme une déchirure et furent très affectés :

<Un article du Monde de 1978> décrit la scène :

« Mstislav Rostropovitch et Galina Vichnevskaïa ont donné, vendredi après-midi 17 mars, une conférence de presse à Paris. Tendue, le visage fermé, parfois au bord des larmes, la grande cantatrice a attaqué la première, disant qu’ ” il n’y a pas de mot pour exprimer l’indignation devant cet acte inhumain. Nous avons appris notre déchéance de la nationalité soviétique par la télévision. L’ambassade d’U.R.S.S. savait que nous étions à Paris ; elle n’a pas daigné nous annoncer officiellement cette exécution par contumace de notre famille. Je ne reconnais pas au gouvernement soviétique le droit de me priver de la terre qui m’a été donnée par Dieu “.

[…] En achevant leur conférence de presse, Rostropovitch et sa femme ont déclaré : ” Nous sommes sûrs que nous reviendrons un jour dans notre patrie.  »

Par la suite, Rostropovitch prendra aussi fait et cause pour Andrei Sakharov un autre dissident célèbre.

Il déclarera, dans un article du Monde en 1984, pendant une grève de la faim du dissident : Andreï Sakharov est en train de mourir pour que nous restions libres. :

« Nous souffrons avec lui. Nous le voyons comme s’il était ici, et nous ressentons toutes ses souffrances. Le destin est en train de mettre à l’épreuve la force morale des hommes libres en Occident. Pouvons-nous par notre force morale sauver la vie d’un homme qui meurt pour nous pour que nous conservions notre liberté ? […]

Quand j’étais encore à Moscou, nous étions très proches. Ses yeux sont ceux d’un saint homme. Je ne connais personne au monde qui ait un regard comme lui. Je l’ai connu à une époque où il commençait à perdre tous ses privilèges (d’académicien). Il a choisi ce chemin de croix en sachant parfaitement ce qui l’attendait. Il a d’abord été changé en un homme normal qui faisait la queue pour les pommes de terre. Comme moi. Nous étions voisins à la datcha. Maintenant, sa situation est plus mauvaise que la normale. Et toutes ses souffrances sont pour nous. C’est pourquoi je considère que nous sommes tous responsables de sa vie.


Ce n’est pas un simple artiste qui est allé, un jour de novembre 1989, jouer du Bach à l’endroit où il fallait être à ce moment-là.

C’est un homme qui avait de l’épaisseur et qui comprenait ce que pouvait signifier pour des millions d’homme, l’écroulement du mur de la honte.

Le 16 janvier 1990, Mikhaïl Gorbatchev signera le décret de réhabilitation de Rostropovitch.

Son rejet du communisme soviétique et de l’administration kafkaienne et incompétente qui dirigeait ces pays de l’est était devenu total et absolu.

Il explique <Dans cet article du Nouvel Obs> :

« Presque tous les artistes, tous les musiciens, les écrivains, la crème de la Russie, avaient émigré, et Staline a fait disparaître ceux qui étaient restés. On se dispute sur le nombre de millions de morts qu’il a faits. Trente, cinquante ? Et qui le système stalinien visait-il ? Ceux qui travaillaient. Ceux qui ne faisaient rien, les incapables, ont été épargnés.

Ceux qui dirigeaient la vie artistique ne comprenaient rien à l’art. Et ce qu’ils ne comprenaient pas était forcément mauvais. Voyez Chostakovitch, Prokofiev : ils n’avaient pas le droit de composer parce qu’ils n’étaient pas compris de ceux qui avaient le pouvoir. Je vais vous raconter une histoire que je n’ai jamais racontée. J’avais un imprésario en Amérique, Sol Hurok, que j’aimais comme un père, et qui était un grand bonhomme ; il travaillait aussi avec Chaliapine, Stravinsky, Heifetz, Stern… Je devais faire une tournée de deux mois aux Etats-Unis. Je lui dis que je ne peux pas dire oui, parce que le ministère russe doit me donner son autorisation. En attendant, me répond Hurok, pouvez-vous me donner votre programme ? Bien sûr : Suite de Bach, sonate de Brahms, de Prokofiev, de Chostakovitch, et quelques petites choses. J’avais joué tout ça mille fois. Le ministère donne son accord pour la tournée (je ne conservais que deux cents dollars de chaque cachet, et le ministère empochait le reste), mais apprend que j’ai donné mon programme : “Nous savons que vous l’avez donné à votre imprésario ! Sans notre autorisation ! De quel droit ? Vous ne partirez jamais plus ! Nous avons ordonné à Hurok d’annuler le programme ! Vous devez fixer un autre programme, et il passera par nous !” Ils ne savaient pas de quoi était composé mon programme, mais Hurok leur avait dit qu’il l’avait déjà. J’ai dit : d’accord, veuillez noter mon nouveau programme. Et je dicte : “Suite de Bach n° 9 [il n’y en a que six], Sonate pour violoncelle n°3 de Mozart [il n’y en a pas une seule], entracte, puis de la musique russe : quelques sonates pour violoncelle de Scriabine [il n’en existe pas].” Ils ont noté, envoyé le programme à Hurok, qui était fou furieux, mais qui a compris ce que cela signifiait. Il a imprimé le vrai. Evidemment, le ministère a fini par savoir que j’avais joué ce qui était prévu. Et à mon retour ils ont fait un scandale dont on se souvient encore, ils ont voulu me mettre en prison… Tels étaient les responsables russes. Tout de même, sous l’Ancien régime, les affaires professionnelles étaient tenues par des gens qui savaient leur métier ! Le système communiste et les millions de tués ont rendu le peuple russe défectueux. »

Celui qui a incarné aux yeux du monde entier la lutte pour la liberté de création à l’époque du glacis soviétique s’est éteint vendredi 27 avril 2007 à Moscou, à l’âge de 80 ans

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Lundi 14 octobre 2019

« Il y a un concours Lépine délirant de la répression »
François Sureau

Quatre fonctionnaires de police ont été assassinés, le jeudi 3 octobre 2019, dans les locaux de la Préfecture de Police par un autre fonctionnaire de la préfecture exerçant des missions informatiques. L’assassin était doté d’une habilitation secret-défense, qui lui permettait d’avoir accès à des informations protégées.

Il y a probablement eu des dysfonctionnements dans l’organisation de la préfecture qui ont conduit à ces conséquences dramatiques.

Qu’on s’interroge sur la nature des dysfonctionnements et de la manière à essayer d’y remédier semble raisonnable.

Mais cela conduit à nouveau à des propositions de nouvelles lois, de nouvelles règles, pour essayer de détecter la « radicalisation » au plus tôt et des propositions toujours plus liberticides voient le jour.

François Sureau a été aussi invité par Olivier Duhamel sur Europe 1 dans l’émission <Médiapolis du 12 octobre 2019> et a me semble t’il avancé des explications qui sont intéressantes à partager.

Les propos que j’ai essayé de transcrire commencent à la minute 18. C’est d’abord Olivier Duhamel qui donne son analyse après les assassinats de la préfecture :

«On a l’impression d’avoir entendu, cette semaine, des choses terrifiantes sur les propositions concernant la lutte contre le terrorisme islamiste.

On a l’impression que plus personne, quand il se produit un attentat, plus personne ne se pose la question : jusqu’où peut-on aller dans les mesures à prendre, sans toucher aux libertés fondamentales ?

C’est une question qui n’existe même plus !»

Et voici ce qu’a répondu François Sureau :

« Il y a un concours Lépine délirant de la répression.

Il y a en plus un oubli fondamental de ce que nous sommes. Notre système a été pensé pour qu’il permettre une répression extrêmement dure, y compris pour les actes terroristes, sans pour autant s’écarter des principes.

On peut trouver, sans difficulté, des juges anti terroristes pour signer des mandats. On a tout à fait les moyens pour arrêter les gens.

Ce n’est pas comme si nous vivions dans un Droit pénal de bisounours. Notre Droit pénal est extrêmement sévère et répressif, il n’y a rien à y ajouter.

La question est pourquoi on y ajoute quelque chose ?

La première raison est comme le dit Olivier Duhamel que la question de savoir si on ne touche pas de manière disproportionnée aux libertés fondamentales a disparu de l’esprit de tout le monde.

A la fin, il y a les 9 sages du Conseil Constitutionnel qui de temps en temps retoque une mesure. Mais avant ça, il n’y a absolument plus rien. Et ceci me parait extrêmement dangereux

La deuxième raison je crois c’est aussi un déséquilibre institutionnel. J’ai lu le premier tome des mémoires de Cazeneuve, c’est très intéressant. Lors des attentats terroristes, la totalité de cette question : l’arbitrage « sécurité – liberté » passe dans la cervelle du ministre de l’Intérieur et de lui seul. Comme s’il n’y avait pas de Ministre de la Justice, comme s’il n’y avait pas de Parlement, pas de commission des Lois, comme s’il n’y avait personne. C’est extrêmement gênant et c’est du probablement à l’évolution institutionnelle de la Vème République.

Il y a une troisième raison, nous sommes devenus une Société qui est incapable de supporter la présence du Mal en elle-même. Le Mal doit être extérieur, il doit être étranger. Il doit être éradiqué sans que l’on ne regarde d’aucune manière aux principes qui peuvent gouverner aux procédures de son éradication.

Le Mal est quelque chose que nous ne pouvons plus penser. Nous n’avons plus d’idée du salut individuel, nous n’avons plus d’idée du progrès politique.

Le Mal doit être éloigné de nous !

Et tout ce qu’on voit en matière de concours Lépine, tout comme la rétention de sureté, tout comme la déchéance de nationalité manifestent cette idée que nous allons expulser le mal parce que nous sommes des purs.

Ceci m’inquiète énormément. »

J’insiste sur ce sujet des libertés, parce que nous sommes vraiment dans une dérive de plus en plus inquiétante.

Surtout que l’imagination liberticide de certains technocrates semble débordante.

Et je considère qu’un homme comme François Sureau reste un port d’attache de nos valeurs qui dit les choses simplement :

Les moyens répressifs et de contrôle existent.

Il existe des difficultés d’organisation et de mise en œuvre.

Mais il est nul besoin d’alourdir sans cesse les contraintes et les libertés de tout le monde pour lutter contre ce type de criminalité.

Surtout sans se poser les questions des libertés fondamentales.

Et je trouve ce rappel que le mal existe, qu’il faut l’affronter avec nos valeurs, constitue un rappel salutaire.

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Jeudi 10 octobre 2019

« Je pense que sans la liberté il n’y a rien dans le monde »
François-René de Chateaubriand

Hier nous nous posions la question, les droits de l’homme rendent-ils idiots ?

Tant il est vrai que de plus en plus de beaux esprits et de gouvernants fustigent les « droitsdel’hommiste » qui empêcheraient l’efficacité et ne comprendraient pas la vraie aspiration des gens du peuple.

Notre société s’est construite autour des droits de l’individu et de la liberté.

Liberté qui n’existe pas dans les pays théocratiques ou même dans des sociétés très religieuses, dans des ֤États dirigés par des dictatures et même des États autoritaires ou nationalistes.

Or nos libertés sont en train d’être restreintes de manière de plus en plus sérieuse et avec une totale disproportion avec la réalité des dangers que les lois liberticides entendent prévenir.

C’est ce que dit l’avocat François Sureau, pourtant ami de Macron qu’il n’hésite pas à critiquer dans le domaine des libertés et de la répression.

Il a rédigé un petit ouvrage de 64 pages : « Sans la liberté »

François Sureau a déjà fait l’objet de trois mots du jour :

  • Une première fois le 18 septembre 2013 : «Le Droit ne fait pas Justice.» où il expliquait qu’une de ses plus terribles expériences de justice fut lorsqu’il dut participer à une décision du Conseil d’État qui refusa l’asile politique à un militant basque Javier Ibarrategui qui se disait menacé de mort en Espagne. Ibarrategui retourna donc dans son pays où des groupes d’extrême droite, des anciens franquistes, l’assassinèrent comme il l’avait annoncé.
  • Une seconde fois lorsqu’il plaida devant le Conseil Constitutionnel avec une éloquence et une hauteur de vue exceptionnelles contre cette idée absurde de vouloir interdire et de sanctionner la liberté d’aller sur des sites djihadistes : « La liberté de penser, la liberté d’opinion, […] n’existent pas seulement pour satisfaire le désir de la connaissance individuelle, le bien-être intellectuel de chaque citoyen. […] Elles [existent]  aussi parce que ces libertés sont consubstantielles à l’existence d’une société démocratique ». C’était le mot du jour du
    13 février 2017. Pour celles et ceux qui ne sont pas convaincus qu’une telle interdiction est à la fois stupide et liberticide, il faut relire cette plaidoirie.

  • La dernière fois le 22 juin 2017, lorsqu’il s’attaqua à la volonté de son ami Macron de mettre dans la Loi du commun des mesures de l’état d’urgence qui est par essence exceptionnel. « Un gouvernement généralement mal inspiré, face à une angoisse générale totale, a cherché la chose la plus spectaculaire qu’il pouvait mettre en place et il a décidé de mettre en place l’état d’urgence »

Je l’ai entendu le 24 septembre 2019 sur France Inter interrogé par Nicolas Demorand et Léa Salamé. Il dit que « la liberté a déjà disparu à cause de la demande sociale de sécurité » mais que son texte plein de vitalité espère lutter contre cette pente douce et dangereuse. Il espère que ce qui nous caractérise, nous, les français et les européens, l’amour de la liberté reprendra le dessus « sur la trouille généralisée ».

Et dans cet entretien qu’il faut écouter il énumère :

« Nous vivons dans un pays où

  • Le gouvernement peut choisir ses manifestants ;
  • Où on continue d’enfermer les gens après l’expiration de leurs peines ;
  • Où des juges ont qualité pour censurer l’expression d’une opinion ;
  • Il n’est pas nécessaire de passer à l’acte pour être condamnable, mais simplement d’en avoir l’idée ;
  • Partout des policiers en tenue de goldorak ;

Rien de tout cela n’était concevable pour quelqu’un de ma génération »

Dans un article de <La Croix> son ouvrage est présenté ainsi :

« Les faits sont connus pour qui veut bien les voir : restriction des libertés liée à l’état d’urgence, présence dans nos rues de forces de l’ordre dotées d’armes de guerre, loi anti-casseurs conduisant à considérer le citoyen libre comme un délinquant en puissance, loi anti-fake news sanctionnant les contenus a priori, loi contre les « contenus haineux » encourageant les opérateurs privés d’Internet à la censure…

Autant de dispositions législatives témoignant d’un climat général, celui « d’un pays où les libertés ne sont plus un droit mais une concession du pouvoir, une faculté susceptible d’être réduite, restreinte, contrôlée autant dans sa nature que dans son étendue ». »

Dans son livre il cite Chateaubriand que j’ai choisi comme exergue de ce mot du jour : « Je pense que sans la liberté il n’y a rien dans le monde. »

Et <Le monde> le cite :

« Que les gouvernements, celui d’aujourd’hui comme les autres, n’aiment pas la liberté, n’est pas nouveau. Les gouvernements tendent d’abord à l’efficacité. Que des populations inquiètes, après un demi-siècle passé sans grandes épreuves et d’abord sans guerre, du terrorisme ou d’une insécurité diffuse ne soient pas portées à faire le détail n’est pas davantage surprenant. Mais il ne s’agit pas de détails. L’état de droit, dans ses principes et dans ses organes, a été conçu pour que ni les désirs du gouvernement ni les craintes des peuples n’emportent sur leur passage les fondements de l’ordre politique, et d’abord la liberté.

C’est cette conception même que, de propagande sécuritaire en renoncements parlementaires, nous voyons depuis vingt ans s’effacer de nos mémoires sans que personne ou presque ne semble s’en affliger. Je tiens pour vain l’exercice de l’indignation. L’indignation suppose je ne sais quel optimisme que je ne partage plus, l’idée qu’une protestation bien argumentée pourrait faire dévier le cours des choses. Nous n’en sommes plus là. Nous nous sommes déjà habitués à vivre sans la liberté. (…)

Les hasards de la vie m’ont amené à voir comment se prenaient les décisions qui affectent nos libertés, qu’elles soient gouvernementales, législatives ou juridictionnelles. Je n’ai pas été rassuré à ce spectacle, qui m’est apparu comme celui de la démission des acteurs principaux de la démocratie représentative face aux réquisitions intéressées des agents de la répression. A eux non plus il n’est pas possible d’en vouloir, mais bien plutôt à ceux qui ont la charge de les contrôler et de les commander et qui s’en abstiennent, soit par incapacité, soit par inculture – je parle ici d’inculture constitutionnelle –, soit par démagogie. On peut tenir pour peu de chose la déclaration de tel ministre de l’intérieur selon laquelle les forces de l’ordre le trouveront toujours derrière elles, pour les suivre en effet et les absoudre autant qu’il est possible, et non pas devant elles, pour les commander. On peut aussi y voir l’aveu d’une démission que tous les grands mots du monde ne pourront plus effacer de notre mémoire collective, si du moins nous ne cessons pas d’oublier que nous sommes des citoyens avant d’être des électeurs.

Citoyens, tant que nous le restons, nous devons accepter de prendre sur nous une large part des fautes de ceux que nous nous sommes donnés pour nous diriger. Il n’y a pas de ministre de l’intérieur. Il dépend à la fin de nous que ceux qui gouvernent et répriment puissent ou non aller jusqu’au bout de cette inclination à l’autoritarisme qui est le lot de tout pouvoir […]

Notre système des droits n’a pas été pensé seulement pour les temps calmes.

A l’époque où il est apparu sous sa forme moderne, l’insécurité était assez générale. On ne traversait pas la forêt de Bondy sans escorte. C’est en des temps bien plus calmes que nous nous sommes éloignés des principes. Il n’est pas nouveau que les gouvernants s’impatientent de la liberté. Il est plus étonnant que le citoyen y consente, parce qu’il est inquiet bien sûr, mais plus profondément parce qu’il se pense moins désormais comme citoyen que comme individu, réclamant des droits pour lui et des supplices pour les autres, prêt à ce que la liberté de tous s’efface pour peu qu’on paraisse lui garantir la sienne, sous la forme d’une pleine capacité de jouissance des objets variés qu’il aime.

Bernanos écrit que la liberté des autres lui est aussi nécessaire que la sienne. Cette idée n’est plus si communément partagée. Les gouvernements n’ont pas changé. C’est le citoyen qui a disparu.

Nous pouvons voir à présent où ce chemin nous mène. Il s’en est fallu de peu que, sous prétexte de terrorisme, ne soit introduit dans le droit français un pur délit cognitif, celui de la consultation de sites Internet, motif pris de leur caractère dangereux ; c’est-à-dire que nous consentions à cette censure qui, à la fin, ne peut se fonder que sur l’idée que le citoyen n’est pas un être majeur et capable de discernement ; il s’en est fallu de peu que, répudiant une conception qui animait notre droit criminel depuis le Moyen Age, nous ne considérions qu’il était possible de condamner quelqu’un sur la vague intention du passage à l’acte, sans même pouvoir relever un commencement d’exécution ; il s’en est fallu de peu que les agents du gouvernement ne pussent assigner à résidence de simples suspects, comme sous la Terreur ou dans les pires moments de la Restauration. Gouvernements et Parlement de droite et de gauche ayant cédé sous la vague, par lâcheté, inculture ou démagogie, il n’a dépendu que du Conseil constitutionnel que ces errements soient arrêtés. Encore n’est-ce, on peut le redouter, que temporaire. Tout le monde voit bien, si l’on en juge par tant de déclarations fracassantes, que le moindre attentat nous met à la merci des mêmes emportements.

Ce qui est troublant, c’est qu’on ne peut pas les réputer fondés sur la recherche d’une efficacité maximale dans la répression. Le droit pénal français, modifié pratiquement chaque année depuis dix ans, est l’un des plus durs qui soient, et personne ne peut tenir les procureurs et les juges du siège pour des agneaux bêlant les litanies de l’humanitarisme. Ainsi le sacrifice des principes ne sera-t-il jamais payé d’une autre monnaie que celle de l’abaissement en pure perte. Tout se passe comme si, depuis vingt ans, des gouvernements incapables de doter, de commander, d’organiser leur police ne trouvaient d’autre issue que celle consistant à restreindre drastiquement les libertés pour conserver les faveurs du public et s’assurer de son vote, dans une surprenante course à l’échalote qui nous éloigne chaque année un peu plus des mœurs d’une véritable démocratie. (…)

Ce qui est inattendu, c’est que les atteintes portées au droit depuis vingt ans ont été le fait de gouvernements et de Parlements en réalité plutôt centristes. De tels pouvoirs ne sont d’ordinaire pas portés aux excès dans la gestion des libertés publiques, puisqu’ils ne peuvent se réclamer d’aucun horizon, d’aucune perspective qui les justifieraient. Si bien que le viol des libertés par un gouvernement généralement centriste manifeste simplement son manque de fermeté d’âme dans l’occupation du terrain qui est le sien propre, ce qui, et de loin, ne permet pas de l’absoudre. […]

Nous avions fait des droits de l’homme le principe de notre gouvernement, mais nous n’avons pas cessé de nous trouver de bonnes raisons de les méconnaître, si bien que nous n’avons plus ni vraiment de liberté ni vraiment de gouvernement. Nous sommes devenus incapables, par voie de conséquence, de respecter ces instruments qui ne sont que des instruments mais qui conditionnent l’exercice de la liberté effective, et d’abord la séparation des pouvoirs, continûment violée dans sa lettre et dans son esprit depuis près de dix ans, au mépris des droits du citoyen. »

Des paroles fortes, un esprit vigilant !

Il se passe quelque chose de pas sain au sein de notre vieille France. Les autres États qui nous ressemblent n’en sont d’ailleurs pas épargnés.

Tout cela fait penser à <la fable de la grenouille> qui relate une observation supposée concernant le comportement d’une grenouille placée dans un récipient contenant de l’eau chauffée progressivement. Cette fable peut s’énoncer ainsi :

Si l’on plonge subitement une grenouille dans de l’eau chaude, elle s’échappe d’un bond ; alors que si on la plonge dans l’eau froide et qu’on porte très progressivement l’eau à ébullition, la grenouille s’engourdit ou s’habitue à la température pour finir ébouillantée.

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Mercredi 9 octobre 2019

« Les droits de l’homme rendent-ils idiot ? »
Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère

Justine Lacroix est belge. Elle est professeure à l’université libre de Bruxelles spécialisée dans les sciences politiques.

Elle a écrit avec Jean-Yves Pranchère qui enseigne dans la même université, dans le même domaine de recherche, un livre paru le 26 septembre 2019 : « Les droits de l’homme rendent-ils idiot ? »

C’est un titre provocateur !

Les gens de mon âge, surtout s’ils ont fait des études de droit et se sont intéressés à la politique française et internationale, considéraient comme évident que les droits de l’homme constituaient une valeur universelle qui ne pouvaient que progresser dans tous les pays du monde. Même les dictateurs, de droite, expliquaient que si pour l’instant pour des raisons conjoncturelles, les droits de l’homme n’étaient pas respectés dans leur pays, la situation allait bientôt évoluer et qu’à terme le respect des droits de l’homme constituait une cible à atteindre.

Je dis de droites, parce que les dictatures communistes se méfiaient des droits de l’homme et des libertés qu’ils appelaient « formelles » des États libéraux pour ne s’intéresser qu’aux prétendus droits des classes laborieuses. Au bout d’arguments fallacieux, ces « démocraties populaires » qui n’étaient ni démocratiques ni populaires, cachaient, derrière une rhétorique obscure, des régimes de surveillance et de terreurs ne profitant qu’à une petite nomenklatura.

Alors quand le système communiste s’est effondré à l’est, nous pensions que la victoire des droits de l’homme était inéluctable.

Nous avons dû déchanter.

D’abord la Chine, refuse cette valeur individualiste des droits et des libertés de l’homme pour se réfugier dans des valeurs confucéennes de hiérarchie, d’autorité et de suprématie du collectif sur l’individu.

Les régimes « illibéraux » ou « démocratures » qui se multiplient dans le monde et en Europe, laissent encore fonctionner des élections, mais considèrent que les droits individuels et les libertés qui sont le cœur des droits de l’homme sont un obstacle à l’identité du pays et au rayonnement national.

Et même, à l’intérieur des démocraties libérales les plus anciennes, il y a des tendances suspectes par rapport à cette question.

Aux Etats-Unis, Donald Trump n’évoque jamais les droits de l’homme.

Et en France ? nous y reviendrons ultérieurement.

Guillaume Erner a invité Justine Lacroix à son émission matinale du 8 octobre 2019 : <Immigration, climat, terrorisme les droits de l’homme-sont-ils-dépassés ?>

L’émission est introduite ainsi :

« Le débat sur l’immigration à l’Assemblée Nationale s’est ouvert ce lundi. Centrale dans l’acte 2 du quinquennat, la question fait débat depuis les années soixante-dix. Aux pourfendeurs de l’accueil s’opposent ceux qui dénoncent le « droitsdelhommisme ». Quand les premiers invoquent des droits universels, les seconds, eux, critiquent ce qui serait une forme de bien-pensance et de générosité naïve. Par ailleurs, en matière d’écologie, les actions de désobéissance civile se multiplient, comme ce samedi avec l’occupation du centre commercial Italie 2, interrogeant sur leur légitimité en démocratie. Les conséquences du changement climatique, la crise des réfugiés ou encore le terrorisme sont autant d’enjeux où notre rapport aux droits de l’homme est mis à l’épreuve. Peut-on encore faire face aux défis du temps présent sans renoncer aux droits de l’homme ? »

Guillaume Erner s’appuyant sur la revue de presse internationale qui évoquait le retrait américain en Syrie laissant la voie libre à une intervention militaire sanglante des turcs contre les Kurdes qui jusqu’à présent étaient les alliés des américains et avaient combattu en première ligne contre nos ennemis communs les fanatiques islamistes de Daech et des autres groupes djihadistes, a posé la question de savoir si ce n’était pas la preuve que les droits de l’homme étaient de plus en plus bafoués ?

Justine Lacroix, après avoir dit que les actions des États étaient rarement basées sur les droits de l’homme, a ajouté :

« Ce qui est vraiment nouveau c’est que les droits de l’homme sont largement discrédités. Il y a eu un retournement depuis une décennie. Dans les années 1990, il y avait une adhésion au moins de surface : on ne pouvait pas les critiquer ouvertement. Aujourd’hui, on voit des dirigeants qui théorisent leur remise en cause. […]

Dans ces nouveaux discours, les partisans des droits de l’homme apparaissent de plus en plus comme des naïfs. »

Elle fait remonter le malaise à la deuxième guerre d’Irak qui a décrédibilisé les droits de l’homme. Et il est vrai que les américains en s’exonérant de toute légalité internationale et de tout accord de l’ONU se sont lancés dans cette guerre sans pouvoir justifier de raisons légitimes. Aujourd’hui, nous savons en outre que les preuves avancées par le gouvernement de Georges Bush junior pour prétendre que l’Irak disposait d’armes de destruction massive étaient fausses et fabriquées

Justine Lacroix conclut sur ce point :

« L’instrumentalisation des droits de l’homme par l’administration américaine a conduit à associer les droits de l’homme à une logique de domination impériale. »

En France, les projets de loi, comme les déclarations de membres du gouvernement mettent très souvent l’accent sur la sécurité, la lutte contre le terrorisme ou l’immigration clandestine, sans insister sur les droits de l’homme et même en considérant qu’ils constituent un obstacle à la bonne « gouvernance » et aux politiques légitimes pour satisfaire ce qu’ils estiment être les aspirations des français.

Et c’est Nicolas Sarkozy qui a utilisé cette formule des « droit-de-l’hommisme » pour essayer de discréditer cette valeur. Sans doute aurait-il répondu « Oui » à la question posée par le livre : « Les droits de l’homme rendent-ils idiot ? »

Selon Justine Lacroix et concernant l’origine de cette expression :

« Il semble que ce soit Jean-Marie Le Pen le premier qui ait forgé cette expression, puis elle s’est imposée petit à petit chez des responsables politiques situés dans des champs plus respectables de l’échiquier politique. Nicolas Sarkozy l’a utilisé dans le contexte précis de la question migratoire. »

Justine Lacroix n’a pas une vision simpliste des droits de l’homme, notamment par rapport à l’immigration :

« Aujourd’hui, le débat oppose de façon tronquée et manichéenne des « droits-de-l’hommistes » caricaturés comme plaidant pour un droit universel de circulation à l’échelle du globe et qui voudraient l’ouverture totale des frontières et les autres, qui auraient le sens de la préservation de l’intégrité culturelle, des équilibres sociaux, qui feraient preuve de plus de réalisme. […] Les droits de l’homme ne déterminent pas totalement nos rapports à des sujets comme l’immigration. Est-ce que les droits de l’homme signifient que chaque individu s’installe où il le souhaite ? Peut-être, dans une conception très individualiste des droits de l’homme. Mais est-ce que les droits de l’homme ne renvoient pas d’abord à une liberté collective ? Liberté d’autodétermination, liberté de délibérer ensemble de notre avenir commun. […]

À partir des droits de l’homme, on a tout le champ du possible qui s’ouvre, et je refuse cette façon d’associer celui qui croit aux droits de l’homme aux bourgeois, où le bourgeois serait celui qui croit à l’ouverture des frontières. »

Justine Lacroix qui veut évidemment réhabiliter la notion de droit de l’homme et des libertés individuelles considèrent qu’on met trop souvent en avant la notion de droit, alors qu’il s’agit simplement d’un désir.

Ainsi « le droit à un enfant » que certains revendiquent, c’est un désir d’enfant, existe-t-il un droit ? L’enfant a droit à des parents et en toutes hypothèses a droit à une éducation. L’enfant a aussi le droit d’être protégé devant les violences et menaces de toute sorte. Mais existe-t-il un droit à un adulte de revendiquer un enfant ? La réponse que j’approfondirai dans un autre mot du jour est très certainement « Non ».

Justine Lacroix estime aussi qu’il n’est pas judicieux de parler de droit des animaux. Il est, selon elle, légitime d’interdire les pratiques qui font souffrir les êtres sensibles que sont les animaux, sans que pour autant il faille conférer « un droit » à l’animal.

Il n’existe pas davantage un droit de polluer, correspondant à une liberté individuelle, surtout si cette pollution a pour conséquence un dommage à l’humanité entière.

Elle en appelle à Hannah Arendt qui considérait que les droits de l’homme n’avaient de raison d’être que parce qu’il existait une société, c’est-à-dire une multitude d’hommes. Or l’homme ne peut et ne doit pas, par sa liberté, porter atteinte à la société dans son ensemble. Les droits de la personne dans son esprit ne sont pas en contradiction avec la solidarité.

C’est une réflexion qui me parait très féconde et je vous redonne le lien vers l’émission : <sous format vidéo>

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Jeudi 29 novembre 2018

«Il y avait partout des réfugiés. Comme si le monde entier devait se déplacer ou attendait de le faire»
Homer Folks, le directeur du bureau des affaires civiles de la Croix Rouge (1)

L’actualité récente parle beaucoup des réfugiés, mais il faut savoir que la Première Guerre mondiale avait engendré des déplacements de population d’une ampleur sans précédent, de plus de 12 000 000 de civils. La seconde guerre mondiale fera encore pire (près de 60 000 000).


La création d’Etats-Nation dans lesquels apparaissait des minorités, le nouveau tracé des frontières, les conflits qui perduraient ont jeté sur les routes des foules de réfugiés. Parmi les plus importants il y a eu des transferts de population entre la Grèce et la Turquie, l’arrivée de Russes blancs, d’Arméniens dans les pays d’Europe occidentale, le départ d’Allemands de territoires germains intégrés au nouvel État polonais.

L’historien « Bruno Cabanes » a écrit un article dans la revue « L’Histoire » consacré à la Grande guerre. Article qui a pour titre : «Réfugiés : La catastrophe humanitaire »

« « Il y avait des réfugiés dans toute l’Europe. Pendant cinq ans, c’est comme si presque tout le monde devait partir ou attendait de le faire. » Ces mots de Homer Folks, le directeur du département des affaires civiles de la Croix-Rouge américaine en France, résument bien la situation à la fin de la Première Guerre mondiale. Tout le conflit a été marqué par d’importants mouvements de populations : entre 1914 et 1918 déjà, près de 3 millions de personnes, en Belgique, en France, en Italie, dans les Empires allemand, russe et ottoman, avaient dû quitter leurs maisons et leurs terres.

Loin d’apaiser la situation, la sortie de guerre l’intensifie pour plusieurs raisons. D’abord, on assiste au retour chez eux de nombreux réfugiés : dès la fin 1918, c’est le cas des personnes ayant fui les départements du nord de la France, libérés de l’occupation allemande. Ensuite, de nouveaux affrontements armés éclatent à la fin de la Première Guerre mondiale ou immédiatement après, comme la guerre civile russe (1917-1923), la guerre soviéto-polonaise (1919-1921) ou la guerre gréco-turque (1919-1922), qui poussent sur les routes des centaines de milliers de personnes, chassées aussi par les catastrophes humanitaires comme la grande famine russe de 1921-1922. Ensuite, la fin de la guerre entraîne le démantèlement de quatre empires, allemand, austro-hongrois, russe et ottoman, créant de nouveaux États et une résurgence des tensions ethniques. Enfin, les traités de paix instaurent des clauses de protection des minorités et généralisent le principe d’option qui oblige tout individu à transférer sa résidence dans le pays dont il a adopté la nationalité. Le traité de Trianon (4 juin 1920), par exemple, place quelque 3 millions de Hongrois hors des frontières du nouvel État. »

Parmi tous ces réfugiés, il y a d’abord des réfugiés russes qui fuient la guerre civile et la brutalité des bolcheviques :

« Le premier groupe est composé de 800 000 « réfugiés russes » : certains ont quitté la Russie avant la révolution et ne peuvent y revenir (c’est le cas du compositeur Stravinsky installé en France et en Suisse), d’autres ont dû fuir le pays en 1917 (par exemple, Rachmaninov et sa famille). A la fin 1920, après la défaite des armées blanches, d’anciens militaires de l’armée Wrangel et leurs familles sont évacués de la Crimée vers la région de Constantinople que le diplomate britannique Philip Baker décrit comme « l’un des points noirs de l’histoire européenne de l’après-guerre » »

Il y a bien sûr le premier peuple victime d’un génocide :

« Le deuxième grand groupe de réfugiés de l’après-guerre est constitué par les quelque 700 000 survivants du génocide arménien de 1915, éparpillés en Syrie, au Liban, ou en Égypte après la guerre. Originaires d’un pays qui n’existe plus (l’Empire ottoman), ils sont victimes de la loi du 15 avril 1923 sur la confiscation des biens des « absents », par laquelle le gouvernement kémaliste refuse de reconnaître comme ses ressortissants les Arméniens ayant trouvé refuge hors des frontières de la nouvelle Turquie entre 1914 et 1923. »

Et puis les mouvements de population issus du conflit entre les grecs et les turcs.

Troisième groupe enfin, le plus important en termes numériques, les 1,5 million de personnes concernées par l’échange forcé de populations au terme de la Convention gréco-turque du 30 janvier 1923, intégrée au traité de Lausanne du 24 juillet 1923, qui remplace le traité de Sèvres du 10 août 1920 et met fin à la guerre gréco-turque. Environ 1,3 million de Grecs orthodoxes sont contraints de quitter la Thrace orientale, la Cappadoce ou le Pont pour partir s’installer en Grèce, tandis que 385 000 musulmans grecs font le chemin inverse vers la Turquie. En l’espace de quelques mois, la Grèce doit accueillir un afflux de réfugiés équivalent à 20 % de sa population, essentiellement à Athènes et à Thessalonique, ce qui ne manque pas de susciter de vives réactions de la part de la population locale. »

C’est une première dans le droit international qui conduit à ce que la reconnaissance du fait national s’accompagne d’une volonté de « purification » de la nation dont ceux qui n’en font pas strictement partie doivent partir.

Cette situation déplorable des réfugiés et relayés par les journaux va conduire à développer les mouvements humanitaires.

Mais parmi les réfugiés il y a une catégorie encore plus fragilisée et en détresse, c’est celle « des apatrides » :

« Comme on l’imagine, cette situation est particulièrement intenable pour les apatrides. Au lendemain de la Grande Guerre, l’apatridie, jusqu’ici tenue pour une anomalie juridique, est de plus en plus fréquente, puisqu’elle concerne environ 3 millions d’individus au début des années 1920, en particulier les Russes blancs que Lénine a dénaturalisés par un décret d’octobre 1921. Elle pose divers problèmes liés à la liberté de circulation, à l’attestation de leur identité, ou au droit civil (droit des successions, droit de la famille). Des juristes, nombreux à travailler sur ce sujet à l’époque, en soulignent les terribles conséquences pour les individus : déni de la protection qu’un État devrait apporter à ses ressortissants (c’est le sens de la fameuse formule de la philosophe allemande Hannah Arendt, le « droit d’avoir des droits »), exclusion de la communauté humaine, et perte de dignité.

Il est créé aussi un « passeport » pour les apatrides et nous apprenons à connaître le Norvégien Fridtjof Nansen :

« Pour faire face à cette crise humanitaire sans précédent, la Société des nations fait appel au Norvégien Fridtjof Nansen, nommé en 1921 haut-commissaire de la SDN aux réfugiés russes. […]

Explorateur, océanographe, skieur habile, le Norvégien Fridtjof Nansen, né en 1861, devient diplomate sur le tard. Grand admirateur des idées de Wilson, il prend la tête, en 1920, du Haut-Commissariat de la SDN chargé du rapatriement des prisonniers de guerre puis, un an plus tard, du Haut-Commissariat aux réfugiés. Il donne son nom au « passeport Nansen », créé en juin 1922 lors de la Conférence intergouvernementale de Genève. Ce certificat, accordé aux Russes, puis aux Arméniens en 1923, enfin aux Assyriens et Assyro-Chaldéens en 1928, donne aux réfugiés une identité. Sans conférer à ses porteurs une totale liberté de mouvement ni la protection de leur pays de résidence, ce document constitue un premier pas vers la reconnaissance d’un droit international des réfugiés – défendue par Nansen jusqu’à sa mort, en 1930. »

En 1922, Nansen reçoit le prix Nobel de la paix pour son travail au nom des victimes déplacées de la Première Guerre mondiale et des conflits liés.

On constate, une fois de plus que les malheurs et les grandes souffrances pour des populations n’ont pas cessé avec le 11 novembre 1918. Ces déplacements de population feront des émules après 1945, avec des transferts massifs d’allemands chassés des pays dans lesquels ils vivaient avant la guerre, on peut aussi citer les terribles transferts de populations lors de la séparation entre l’Inde et le Pakistan.

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  1. Peter Gatrell et Philippe Nivet, La Première Guerre mondiale. sous la direction de Jay Winter Volume III Chapitre VIII Les réfugiés et les exilés pages 209 à 240, Fayard, 2014

Mercredi 28 novembre 2018

« Et la proposition japonaise d’inscrire dans la charte de la SDN l’égalité des races et des nationalités fut repoussée ! »
Une autre péripétie oubliée de l’après-guerre 14-18

C’est dans l’une des émissions de France Inter déjà citées <1918, un monde en révolutions> que l’historien Nicolas Offenstadt, m’a appris l’existence de cette proposition rejetée par les vainqueurs de la guerre 14-18.

En 14-18, les japonais étaient contre les allemands et donc du côté des vainqueurs, mais ils étaient asiatiques au milieu de nations européennes et de « blancs ».

<Le numéro spécial de l’Histoire de juillet/août 2018> évoque cet épisode dans un petit encart qui a pour titre : « Saionji : le Japonais qui voulait l’égalité des races » :

« Engagé dans le conflit dès 1914, le Japon, qui n’a joué qu’un rôle secondaire dans la Grande Guerre (il s’est contenté de s’emparer des possessions allemandes en Chine et dans le Pacifique), siège pourtant aux côtés des vainqueurs à Versailles avec les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie. La délégation japonaise est menée par Saionji Kinmochi, un ami personnel de Clemenceau. Malade, Saionji est secondé par l’un de ses proches, le diplomate Makino Nobuaki.

Issu d’une grande famille de l’aristocratie japonaise, toute-puissante au XIIIe siècle, Saionji Kinmochi est un libéral francophone qui a séjourné une dizaine d’années en France à partir de 1871. Il s’est alors lié avec les frères Goncourt, Gambetta et Clemenceau, à qui il transmet l’amour des choses japonaises. De retour au Japon, alors traversé par l’agitation démocratique, il fonde un journal d’opinion, La Liberté de l’Orient, dont il doit cesser la publication sur ordre impérial. Un jeune aristocrate ne doit pas s’encanailler avec des partisans de la liberté et des droits du peuple !

Contraint de se ranger, Saionji fait dès lors une carrière diplomatique et politique plus classique, accédant à plusieurs reprises au poste de Premier ministre à partir de 1906. Libéral dans l’âme, avec Makino, son second, il pousse à Versailles les Alliés à adopter une résolution de principe pour le pacte de la SDN en faveur de l’égalité des races et des nationalités. C’est, en ce temps-là, une mesure quasiment révolutionnaire. Souvent victimes de la condescendance raciste des Occidentaux, les Japonais tiennent à cette clause. Le texte vise aussi à contrer les mesures adoptées en Californie et en Australie contre l’immigration asiatique en général, et japonaise en particulier (en 1913, une loi californienne interdit ainsi aux Japonais d’acheter de la terre).

Le texte est critiqué, notamment par les Britanniques, mais adopté par 11 voix sur 17. Le président Wilson, qui avait voté pour, proclame néanmoins, sous la pression, que l’unanimité étant nécessaire pour l’adoption de ce principe, ce dernier est donc rejeté. Stupeur dans l’opinion japonaise qui vit très mal cette rebuffade occidentale. Du coup, pour éviter que le Japon ne torpille la future SDN, Wilson cède aux revendications japonaises sur le Shandong, s’aliénant l’appui du gouvernement chinois et sa propre opinion publique, inquiète devant la montée en puissance du Japon en Extrême-Orient. »

Un assez long article sur cette proposition japonaise et les débats qui ont suivi se trouve dans Wikipedia : « Principe de l’égalité des races ».

Et comme je veux faire court, pour une fois dans cette série de mots consacrés à 14-18, je vous laisse lire cet article si le sujet vous intéresse.

Il faudra attendre 1948, 30 ans plus tard et une barbarie européenne encore plus extrême pour que le principe de l’égalité de « tous les êtres humains » soit inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.

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Jeudi 22 novembre 2018

« Camps de concentration français dans la 1e guerre mondiale »
Jean-Claude Farcy

Quand nous cherchons un peu, nous avons tous, dans nos familles par le témoignage de nos ainés, des souvenirs qui nous lient avec la grande guerre.

Mon ami Gérald qui a des liens familiaux anciens avec la commune de Crest dans la Drôme, m’a apporté un article du journal de la commune : « Le Crestois », dans lequel il m’a montré cette photo d’une tombe du cimetière de la commune.

Cet article que vous trouverez derrière ce lien : « Un explorateur de cimetière » est consacré à un professeur d’Histoire géographie qui étudie les lieux de repos des humains et qui est tombé sur cette plaque tombale. Si vous lisez l’article, vous comprendrez pourquoi la famille de ce soldat tombé de septembre 1914 a cru juste d’écrire « mort pour rien ».

Hier j’ai évoqué les expositions et le livre consacrés aux « Images interdites de la grande guerre ». Après avoir vu l’article du journal Crestois montré par Gérald, j’étais allé chercher ce livre à la Bibliothèque.

J’ai ouvert le livre au hasard.

Et je suis tombé sur cette photo


Vous lisez comme moi « Camp de concentration de Crest ». Il y eut donc des « camps de concentration » pendant la première guerre mondiale. Bien sûr, ils n’ont rien à voir avec les camps de concentration nazis, mais c’était le terme consacré et utilisé en 14-18. Aujourd’hui, les historiens préfèrent parler de « camp d’internement », Auschwitz, Treblinka et Dachau sont dans les mémoires depuis !

Une fois que l’on sait, on peut chercher et trouver.

Sur un site consacré aux Nomades de France, on trouve une page concernant le « Camp de concentration de Crest ». Nomades, car ce camp a surtout été lieu d’internement de tziganes venant l’Alsace-Lorraine.

Cette page nous apprend : qu’

« Entre 1914 et 1919 la France se couvre de 74 camps dans le Sud-Ouest, l’Est et le Massif Central principalement, parmi lesquels 13 dépôts pour Alsaciens-Lorrains, dont 5 dépôts surveillés (c’est-à-dire où l’on est privé de liberté, dont Crest). L’internement n’épargne pas les femmes et les enfants, pourtant, non mobilisables… »

J’ai aussi trouvé cette page : « Mémoire vive : les camps d’ incarcération de Crest » qui élargit le propos à la seconde guerre mondiale. Les autorités se sont toujours méfiés des nomades qui en voyageant peuvent voir des choses qu’il ne faut pas, entendre des informations qu’il ne faut pas divulguer et avoir tout simplement des aptitudes à l’espionnage…

S’agissant d’alsaciens, la Revue d’Alsace a consacré un article à un livre d’un historien, maître de conférences à l’université de Bordeaux I et spécialiste de l’histoire des Tsiganes, Emmanuel Filhol « Un camp de concentration français. Les Tsiganes alsaciens-lorrains à Crest, 1915-1919 ». Dans cet article nous pouvons lire :

« A partir d’août 1914, le gouvernement français, sous prétexte que les nomades, au même titre que les populations étrangères originaires des pays ennemis, étaient susceptibles de nuire en tant qu’espions à la Défense Nationale, se donna les moyens de les expulser de la zone des armées. Arrêtés dans les premiers mois de la guerre dans les parties de l’Alsace-Lorraine libérées, les Tziganes furent dirigés vers des centres de triage, puis internés dans des camps implantés dans le Midi (Brignoles, Saint-Maximin), avant d’être regroupés dans le « dépôt surveillé des Alsaciens-Lorrains romanichels de Crest » (Drôme). Le lieu d’internement est un ancien couvent de Capucins laissé à l’abandon, où les Tsiganes furent d’ailleurs précédés par des Alsaciens-Lorrains originaires des arrondissements d’Altkirch et de Thann qui y reçurent un bon accueil […] L’effectif total du camp varia entre 110 et 180, dont la moitié d’enfants. Les conditions de logement et d’hygiène y étaient déplorables. La vie des Tsiganes internés était une existence sous surveillance. Les règles cœrcitives, avec punitions infligées, sorties réglementées et visites refusées, pesèrent douloureusement sur ces populations habituées aux grands espaces et à la mobilité. […] La vie au dépôt de Crest était vécue comme un enfermement sans espoir. Elle perdura jusqu’en juin 1919. »

Mais, il semble que l’Historien qui a le plus complétement étudié la réalité des camps d’internement soit Jean-Claude Farcy. Le livre qui est le fruit de ses recherches a été publié en 1995. Il est toujours disponible, par exemple sur ce site.

La revue Trames a publié <un long entretien> avec l’auteur en 1996.

Cette revue constate aussi que jusqu’à la publication de cet ouvrage, la réalité des camps d’internement de civils étrangers et de suspects pendant le premier conflit mondial étaient presque totalement ignorés. Le journaliste pose alors la question des raisons du silence des spécialistes de la Grande Guerre mais aussi du mutisme des historiens du pénal et de l’immigration.

Jean-Claude FARCY répond de la manière suivante :

« Il est difficile de donner une réponse simple à ce « mutisme » des historiens. On peut seulement avancer quelques hypothèses.

Les spécialistes de la Première Guerre mondiale sont devant un champ historique immense qu’ils ont d’abord exploré sur le plan militaire, avant d’en venir plus tard aux aspects économiques, sociaux et à l’étude des mentalités. L’analyse des « résistances » à la guerre, bien connue pour ce qui est des mouvements syndicalistes et socialistes, est à peine abordée, les dossiers de justice militaire ne donnant que depuis peu des études novatrices. Au sein des élites et dans la mémoire collective cette guerre a été pendant longtemps justifiée comme étant celle du droit, ce qui n’incitait pas précisément à traiter cette question des camps de concentration.

Les historiens du pénal en restent à ce qui est strictement « judiciaire » : les peines, alors que l’internement est une décision purement administrative. Les archives elles-mêmes ne sont pas toujours rangées directement dans les « fonds pénitentiaires ». […] On peut ajouter que, à l’époque, l’internement a été dans l’ensemble largement accepté par l’opinion (quand il visait des étrangers de nationalité ennemie et les repris de justice) et n’a jamais été à la source d’incidents, de révoltes ayant une ampleur nationale. L’absence d’études reflète aussi… le silence des victimes. »

Ces internements ne s’appuyaient pas sur des textes de loi et comme cela est écrit il ne s’agissait pas de décisions de justice mais bien de décisions administratives, exactement le contraire de l’état de droit.

« L’internement des civils – étrangers ou Français – pendant la guerre a toujours mis en difficulté les autorités quand il s’est agi d’en donner une justification légale. À plusieurs reprises le ministère de la Justice tient d’ailleurs à dégager toute sa responsabilité en la matière et l’on voit des procureurs refuser de poursuivre des évadés de camps arguant du fait qu’ils n’étaient pas détenus en vertu d’un mandat légal.

[…] Finalement le Conseil d’État « légalisera » la pratique : elle relève de l’exercice du pouvoir gouvernemental qui, étant chargé de veiller à la sécurité du territoire et d’assurer la défense nationale, peut prendre en temps de guerre toutes les mesures de police utiles à cet effet. […] Il n’y a donc pas de base légale à l’internement et comment imaginer – dans le contexte de la République démocratique, de la France terre des libertés… pour reprendre les expressions des internés protestataires qui se font fort d’avoir quelques notions d’histoire et de droit…- que des dispositions législatives aient pu être adoptées en la matière ? »

Il semble que les autorités françaises ne se méfiaient pas seulement des nomades mais aussi des civils Alsaciens Lorrains :

[Les Alsaciens Lorrains] qui n’avaient pas opté pour la France en 1871 et qui se trouvent sur le territoire français – soit qu’ils y séjournaient avant-guerre, soit qu’ils aient été « libérés » lors des premières offensives en Alsace et « évacués » de leurs domiciles sous le prétexte d’éviter d’éventuelles représailles en cas de reconquête allemande – sont dans les premiers mois de la guerre internés, dans l’attente de vérifier leurs « sentiments nationaux ». Il s’agit évidemment d’écarter toute possibilité d’espionnage et d’isoler parmi eux les « immigrants allemands » installés récemment en Alsace et supposés a priori dangereux. Cela concerne aussi bien les femmes que les hommes. La grande majorité, après avoir donné des garanties de domicile et de travail, est pourvue d’une « carte tricolore » qui assure une liberté complète. Une minorité reconnue allemande va dans les camps de mobilisables allemands. Une autre minorité, constituée d’Alsaciens ayant tenu des propos hostiles à la France ou ayant un casier judiciaire chargé, est considérée comme suspecte et placée dans des camps d’Alsaciens Lorrains, l’intention étant de pouvoir à terme les rallier à la cause de la France en les séparant des autres nationalités, ce qui d’ailleurs sera un échec, ces dépôts finissant par être, au début de 1917, assimilés aux dépôts d’Austro allemands.[…]

Il est probable – c’est l’hypothèse que nous avons formulée – que cet internement, au moins temporaire pour la majorité, de quelques 8000 Alsaciens a laissé des traces dans l’opinion de cette province et a pu donner des arguments au mouvement autonomiste qui se développe entre les deux guerres. Ce n’est pas pour rien que le gouvernement français met sur pied en 1927 une politique d’indemnisation, reconnaissant ainsi les torts de la France pendant la guerre. Mais il reste à vérifier concrètement – dans la littérature autonomiste notamment – cette hypothèse.

Bien sûr tout ressortissant issu d’un pays qui se trouve dans le camp de l’ennemi est forcément suspect mais avec des nuances :

« Internés au début comme les Autrichiens, les ressortissants des minorités de l’Empire austro-hongrois bénéficient assez vite d’un régime de faveur sous réserve que leurs sentiments « francophiles » soient au préalable vérifiés, ce qui explique le séjour des Polonais, Tchèques et autres Slaves au moins pendant plusieurs mois dans les camps. Des permis de séjour leur sont accordés quand ils offrent les garanties nécessaires pour avoir du travail. Ceux qui ne peuvent en obtenir ou restent soupçonnés d’être hostiles à la France restent dans les camps mais sont progressivement séparés des Allemands et Autrichiens et mis dans des dépôts dits de « faveur », réservés justement aux « francophiles ».

Ces camps hébergèrent aussi des civils français considérés comme suspects ou indésirables (prostituées par exemple) dans la zone des armées et :

« Tout ce qui entrave la défense nationale devient indésirable et suspect. […] l’envoi dans le camp sert de substitut à la relégation pour « purger » Paris d’une population marginale. Mais le lien est étroit avec la finalité militaire, si l’on veut bien prendre cette notion au sens large : tout ce qui est susceptible d’entraver la défense nationale peut être sanctionné de cette façon. […] les socialistes Russes sont internés nettement pour des motifs plus directement politiques. Il y a en germe, dans les camps de la première guerre, une forme de répression politique, mais dans l’ensemble, leur finalité est quand même d’ordre militaire. »

Les chiffres officiels sont les suivants :

«  Le nombre de camps a varié, certains n’ont existé qu’en 1914. À défaut de données issues d’archives centrales, on ne peut utiliser que des listes datées de la fin 1915 ou du début 1917. En ne tenant pas compte des « dépôts libres » d’Alsaciens Lorrains, on peut estimer à entre 60 et 70 le nombre de dépôts d’internés ayant existé sur le territoire français, Algérie comprise. Le nombre total d’internés est encore plus délicat à mesurer. En termes de flux, puisqu’il y a des entrées tout au long de la guerre, mais aussi des libérations nombreuses, il est plausible d’avancer une fourchette de 60 000 à 70 000 personnes ayant à un moment ou à un autre de la guerre fait connaissance avec les camps français. En termes d’effectifs, le maximum est naturellement atteint à l’automne 1914. Au début de 1918, il n’y aurait plus que 12 000 civils Austro Allemands internés en France, chiffre sensiblement égal à celui des Français internés dans les camps d’Allemagne. »

Ces camps furent aussi l’objet de clivages soit pour des raisons de fortunes soit pour des raisons de nationalité

«  ce qui frappe c’est le problème posé par les différences de classe parmi les internés. Alors qu’on attendrait de la part de ces victimes, une certaine solidarité, on a parfois l’impression d’une société en réduction, avec ses riches et ses pauvres. Les premiers s’ils n’accèdent pas au « camp de notables », s’arrangent toujours pour ne pas faire les corvées, payant au besoin les seconds pour cela. Les uns n’ont pas besoin de travailler, reçoivent des colis abondants, s’aménagent des lits « luxueux », ont toujours de quoi acheter à la cantine. Les autres doivent compter sur les secours mensuels en argent envoyés par leurs gouvernements et distribués sous l’égide de « comité de secours » bien souvent constitués de notables.

[…] Parmi les « Ottomans » s’opposent vivement les nationalistes « Jeunes Turcs » et les Arméniens, Grecs, Juifs et Syriens favorables à la France.

On a reproché à Jean-Claude Farcy d’avoir conservé le terme de l’époque « camps de concentration », alors que depuis 1945 il recouvre une réalité plus terrible.

Dans ce témoignage il apparaît cependant que s’il n’y avait pas de politique d’extermination, les conditions de vie étaient si dures qu’on y mourrait de faim :

« C’est dans un tel camp, à Angers, que fut internée la famille Wrzesinski, et c’est dans ce même camp que naquit, le 12 février 1917, leur troisième enfant, Joseph. Dans un entretien accordé en 1982 à l’hebdomadaire italien Gente, le père Joseph Wresinski se confiait de la sorte : « Je vais vous raconter quelque chose qui vous permettra de mieux comprendre pourquoi j’ai déclaré la guerre à la misère. Dans le camp où nous étions internés, la faim et la misère étaient telles que ma mère ne put allaiter sa fille la plus jeune et elle la vit mourir de faim entre ses bras. Ce n’est pas une histoire tirée de Victor Hugo, c’est notre vie. L’état de prostration dans lequel nous dûmes subir les années de guerre fut tel que mon père ne s’en remit jamais ».

Bien sûr de tels camps existaient aussi dans les autres pays, la France n’avait pas le monopole de cet exercice de défiance à l’égard des « autres » et des gens qui n’entraient pas dans la norme.

Dans le livre sur les images interdites on trouve encore cette photo :


Ce sont les enfants de civils allemands et autrichiens internés à Bergerac.

Sur le tableau l’institutrice a écrit : « Aimez-vous les uns les autres »

C’était certainement une injonction inaccessible dans ces temps de barbarie et particulièrement pour ces enfants enfermés par la France parce qu’ils étaient allemands ou autrichiens.

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Vendredi 28 septembre 2018

« L’idéologie des droits de l’homme porte en elle une logique illimitée »
Pierre Manent et Jean-Claude Michéa

Je n’achète pas souvent le Figaro, mais quand j’ai appris que le journal du 19 septembre 2018 faisait dialoguer Pierre Manent, grand intellectuel libéral né en 1949 et Jean-Claude Michéa penseur de gauche né en 1950 pour parler de l’idéologie des droits de l’homme, je l’ai fait en toute simplicité.

L’idéologie des droits de l’homme est une pensée très positive dans notre système des valeurs.

C’est un champ illimité de progression des droits individuels contre les corporations, les religions, les Etats et toutes ces organisations qui ont toujours contraints les individus.

Ce fut depuis la philosophie des Lumières une évolution bénéfique. Certains pensent que nous sommes allés trop loin.

Pierre Manent a écrit : « La loi naturelle et les droits de l’homme » paru en mars 2018. <France Culture a consacré une page> et plusieurs émissions à ce livre et ce thème.

Jean-Claude Michéa a écrit : « Le loup dans la Bergerie » paru le 19 septembre 2018 <France Culture a consacré une page> et des émissions à ce livre.et ce thème.

J’en ai écouté une plus précisément <La Grande Table du 18 septembre> où Jean-Claude Michéa a développé son questionnement sur l’idéologie des droits de l’homme.

Il dit par exemple :

« Seule la liberté peut limiter la liberté. Sur le papier, c’est  magnifique. (…) Mais arrive un moment où tout peut être considéré comme une nuisance. »

Et il a raconté une histoire vraie et je pense pertinent de commencer la réflexion par ce conflit de deux « droits de l’homme ».

J’ai trouvé un article sur le site France 3 Rhône Alpes Auvergne qui donnait plus de précision et confirmait les dires de Jean-Claude Michéa.

Voici l’histoire :

Un couple de citadins originaire de la Loire s’est installé dans le paisible village de Lacapelle-Viescamp, dans le Cantal. Il est incommodé par l’odeur des vaches et du fumier. Les citadins portent l’affaire devant le juge. Après un premier jugement dont l’article ne dit rien, la Cour d’appel de Riom donne raison aux citadins et condamne le paysan à éloigner les vaches et les ouvrages de stockage du fumier à 50 mètres du voisin. Autrement dit, cette ferme, construite en 1802 et située à 35 mètres des plaignants, doit déménager.

Les citadins invoquent le droit individuel de ne pas être incommodé sur leur lieu de vie privée.

Ils entrent en conflit avec un agriculteur issu d’une lignée d’agriculteurs qui exploitent cette ferme depuis 1802.

Nous avons déjà entendu parler de ces conflits de citadins qui se plaignent du bruit des cloches de l’église du village ou aussi des cloches des vaches.

<Il y avait aussi ce couple de parisiens qui voulait porter plainte contre le chant des cigales > ou encore ceux-là qui ont <interpellé le maire parce qu’il ne luttait pas contre les cigales par des insecticides>. Dans aucun de ces cas la justice n’a donné raison aux plaignants.

Que la décision de justice conduise à faire déménager une ferme constitue une étape supplémentaire.

Vous savez, même si cela en irrite certains, que les hommes moyens parlent des faits. Pour ma part, il me semble qu’il faut dépasser les faits et réfléchir à ce qu’ils signifient, quels sens leur donner, quelles conséquences pour notre vie en société, les uns avec les autres. Car il y a l’odeur de la ferme, le bruit des cigales mais surtout il y a toutes ces prétentions qui commencent par cette affirmation : «j’ai droit à… »

Jean-Claude Michéa explique :

« Le slogan du libéralisme et notamment de gauche, c’est mon corps, c’est mon choix et ça ne vous regarde pas. Mon temps, c’est mon choix, ça ne vous regarde pas. Mon argent, c’est mon choix, ça ne vous regarde pas. C’est vrai dans certaines limites parce que sinon on est dans un système totalitaire.

Mais à partir de quel moment, l’usage que je vais faire de mon temps, de mon corps, de mon argent, va détruire la vie commune ?

Prenons l’exemple du dimanche : le libéral dit : ‘je ne vous empêche pas de travailler le dimanche, si vous voulez vous reposer le dimanche, c’est votre problème, moi j’ai envie de travailler. En quoi ça vous regarde, je ne gêne personne. Je ne nuis à personne.

Mais au fur et à mesure que dimanche devient un jour comme les autres, tous les rythmes collectifs se désynchronisent.

La vie sportive, familiale et associative deviennent de plus en plus complexes à mettre en œuvre, et on s’aperçoit au bout de quelque temps que toutes ces décisions présentées comme privées finissent par modifier la vie commune, la re-sculpter. Si vous n’avez pas fait ces choix, vous allez être confrontés à des difficultés et des problèmes presque insurmontables. »

Dans l’article du <Figaro> Pierre Manent expose son opposition entre la Loi naturelle et les droits de l’homme :

« La philosophie des droits humains postule que nous disposons d’un pouvoir légitime et illimité sur tous les aspects de la condition et de la nature humaine. Je pense le contraire. Aussi vastes que soient les capacités humaines, elles restent liées à la condition et à la nature de l’homme. Celui-ci est l’être « intermédiaire » qui se cherche entre la bête et le dieu – entre les êtres qui sont en deçà de la loi et ceux qui sont au-delà de la loi. Il est donc voué à une vie politique, c’est-à-dire à une vie de liberté sous la loi. Ici intervient décisivement la notion ou plutôt le fait de la nature humaine. […] Nous tendons par nature à une vie commune réglée par la raison pratique. La loi naturelle, c’est l’ensemble des principes et critères qui guident cette raison commune. […] Notre liberté habite une nature qui nous donne à la fois l’impulsion, le but et la limite. Nous rejetons aujourd’hui avec impatience et dédain ces déterminations naturelles et prétendons à une liberté sans règle ni raison. »

Aucun de ces deux penseurs ne rejette les droits de l’homme, mais en revanche ils considèrent qu’en appeler exclusivement aux droits individuels constitue une impasse. Pierre Manent dit, une société dont la Loi serait exclusivement la somme des désirs individuels de ses membres est une société assez peu désirable. Car il me semble comme lui que ce qui importe c’est de faire société, de vivre ensemble.

Jean-Claude Michea préfère à la Loi naturelle, la « common decency » concept inventé par Orwell :

« La disposition morale, c’est-à-dire le sentiment, disait Orwell, qu’il y a des choses qui ne se font pas est effectivement présente dans toutes les sociétés humaines. Marcel Mauss l’avait déjà établi dans « l‘Essai sur le don », en montrant que le lien social primaire repose partout et toujours sur la triple obligation de « donner, recevoir et rendre ». […] Simon Leys considérait par exemple la tradition confucéenne comme une forme spécifiquement chinoise de la « common decency » »

Pour Michéa le grand responsable de cette évolution délétère est l’idéologie libérale et la marchandisation du monde :

« L’ennui c’est qu’il est devenu presque impossible, aujourd’hui de s’opposer aux dérives les plus folles de cette idéologie libérale (à partir du moment, en effet où tout comportement – faute de critères éthiques partagés- peut devenir objet de plainte, elle invite inévitablement à voir le mal partout et donc à remplacer tout débat par un appel aux tribunaux) sans remettre simultanément en question la dynamique du capitalisme lui-même. Un système économique dans lequel un bien n’est pas produit en raison de son utilité réelle ou de ses qualités propres mais, avant tout parce qu’il permet au capital déjà accumulé de s’accumuler encore plus ne peut, en effet, connaître écrivait Marx – ni frontière géographique ni aucune limite morale ou naturelle. […] Il est clair qu’une forme de société qui tend ainsi à noyer toutes les valeurs morales dans les « eaux glacées du calcul égoïste » est forcément incapable de fixer d’elle-même la moindre limite à ses propres débordements. Sous ce rapport, l’idée d’un libéralisme « conservateur » n’est donc qu’un oxymore. »

Pierre Manent est en accord avec le diagnostic, mais il continue à ne pas faire porter le poids de la faute sur le libéralisme dont il raconte l’histoire et tout ce qu’il a apporté en terme de liberté, de développement et de progrès pour les sociétés d’aujourd’hui. Il explique :

« L’imaginaire de la croissance illimitée où Jean-Claude Michéa voit à juste titre un des ressorts du charme maléfique qui emporte maintenant, avec l’Occident, l’humanité tout entière, n’est pas propre au libéralisme […] Après la Révolution française, une fois la révolution industrielle et la révolution démocratique entrées en phase, le libéralisme n’est plus qu’un facteur parmi d’autres et rarement le plus fort. L’Industrie, le Socialisme, l’Etat administratif, la Science, d’autres instances encore, furent tour à tour convoqués pour servir d’instrument à cette démesure de la raison organisatrice qui marqua tellement les deux derniers siècles. »

Et j’aime beaucoup la conclusion de Pierre Manent :

« Nous sommes en train de faire sur nous-mêmes une expérience morale ou métaphysique particulièrement cruelle. Au lieu de chercher les voies d’une éducation commune et de construire des institutions qui protègent, nourrissent et raffinent des expériences partagées, nous nous imposons une désintitutionnalisation toujours plus complète des contenus de notre vie. Qu’espérons nous donc de l’émancipation finale quand il ne restera plus sur la place publique que l’individu avec ses droits, pauvre homme séparé des hommes et des biens qui donnent son sens à la vie humaine ? »

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