Lundi 25 mars 2024

« L’espèce fabulatrice »
Nancy Huston

Nous nous racontons des histoires.
Nous adorons nous raconter des histoires.

Un jour Moïse est passé à côté d’un buisson ardent, c’est-à-dire qui brulait sans se consumer et il a entendu une voix qui l’interpellait : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob. ». Et sur la demande de cette voix, Moïse va rassembler le peuple des hébreux qui est esclave en Égypte et parvenir à convaincre le pharaon de laisser ce peuple partir d’Égypte. C’est ce qu’on lit dans le livre de l’Exode.

Plus tard, Moïse monte sur le mont Sinaï et reçoit les tables de la Loi de ce même Dieu. Et c’est ainsi que naît la religion qu’on appelle désormais la religion juive.

Est-ce qu’il existe un début de réalité dans ce récit ? Personne ne le sait, un grand nombre l’a cru et il en est encore qui le croit.

Pour ce récit, des hommes ont consacré quasi toutes les heures de leur vie à étudier, à essayer de comprendre, à écrire des livres, à s’obliger et obliger les autres à suivre avec rigueur des normes sociétales et aussi à faire la guerre.

Une autre histoire a été racontée plus tard : une femme du nom de Marie a enfanté un enfant mais sans avoir de relations sexuelles au préalable. Cet enfant de Galilée, Jésus, a par la suite, prêché, fait des miracles. Il est entré dans Jérusalem et a été accueilli par une foule qui agitait des rameaux en signe de bienvenue et quelques jours après, à la suite d’histoires de désordres et de trahisons, les romains l’ont arrêté et crucifié. Mais deux jours après sa tombe était vide. Certains de ses disciples disent qu’ils l’ont vu vivant, d’autres l’auraient vu mais ne l’ont pas reconnu immédiatement. Ses disciples racontent qu’il est ressuscité d’entre les morts et qu’au bout de quarante jours il a fait une ascension qui pourrait faire penser qu’un vaisseau spatial extra-terrestre l’a emmené. Le récit ne parle pas d’extra-terrestre mais d’une montée vers dieu sans passer par la mort. A partir de ce moment-là, les disciples vont attendre fébrilement son retour, ils appelleront cela l’attente du royaume. Mais au bout de l’attente, ne voyant pas venir le royaume, ils ont créé l’Église. Il y a eu par la suite une rencontre particulièrement féconde avec un empereur romain, Constantin qui dans le cadre d’une guerre civile a trouvé judicieux de raconter, à son tour, une histoire qui disait que c’est avec cette croyance qu’il a pu vaincre son adversaire pour régner sur l’Empire.

Ce récit correspond-il a des faits qui ont vraiment eu lieu ? Personne ne le sait, un grand nombre l’a cru et il en est encore qui le croit.

Michel Onfray prétend que Jésus n’a pas existé. Selon mes lectures, la plupart des historiens pensent plutôt qu’il a existé. Pour le reste nous sommes dans la croyance. Il y a un point qui est historiquement certain : Par l’action de Constantin et de ses successeurs, la religion chrétienne est devenue la religion de l’empire romain. Et c’est ainsi que les persécutés allait bientôt devenir les persécuteurs.

Là encore, des humains allaient consacrer toute leur vie pour suivre et illustrer ce récit. Pour ce récit, ils vont encore construire des cathédrales, des couvents, créer des œuvres musicales et graphiques, mettre en place des œuvres de charité, des hôpitaux, mais aussi faire la guerre, enfermer, torturer, brûler vif celles et ceux que les autorités de l’Église accusaient ne pas suivre les règles de cet autre récit ou narratif.

Il y a une troisième histoire qui s’est passée en Arabie, entre La Mecque et Médine, un homme a raconté avoir rencontré un être spirituel qui lui a expliqué qu’il existait un Dieu unique et qu’il fallait suivre un certain nombre de règles et de principes pour lui être agréable et pouvoir bénéficier de ses faveurs notamment après la mort. C’est une histoire plus récente, mieux documentée. Sa part de vérité n’est pas davantage certaine, un grand nombre le croit encore.

En outre, il y a des interprétations. Les membres du Hamas prétendent que la terre de Palestine leur a été donné par Allah. L’Histoire, qui n’est pas croyance mais la science des historiens, nous apprend plutôt que ce sont des armées musulmanes qui ont vaincu dans des combats meurtriers les troupes de l’empire byzantin, appelé aussi empire romain d’orient, notamment lors de la bataille de Yarmouk (2 août 636) en Syrie. Dans le narratif musulman, c’est bien sûr Allah qui a permis ces victoires militaires et humaines. Ce qui est étonnant, si l’on donne crédit à cette hypothèse, c’est ce que ce narratif n’admet pas que si l’armée israélienne a battu les armées arabes, lors des différentes guerres depuis 1948, c’était parce que Allah, qui peut tout, le voulait ainsi…

Nancy Huston explique que notre espèce homo sapiens est fabulatrice, donc raconte des fables, pour <les raisons suivantes>

« [Homo sapiens] invente des histoires et construit des mythes en raison de sa fragilité.À la différence de tous les primates supérieurs, l’être humain naît prématurément, plusieurs mois avant terme. S’il naissait à terme, vu le gigantisme de son crâne (dû à la taille exceptionnelle du cerveau chez Homo sapiens) et la minceur du bassin de la mère (due à la station debout adoptée par Homo sapiens), tous les accouchements seraient fatals : pour la mère, l’enfant ou les deux. Ce qui engendrerait, en quelques décennies, la fin de notre espèce. Quant au bébé humain, il doit être aidé, protégé et éduqué pendant de longues années avant de pouvoir se débrouiller seul. Enfin, notre vulnérabilité par rapport aux autres espèces qui nous entourent (presque pas de griffes, de crocs ou de poils […] nous oblige à nous lier entre nous pour la survie de notre espèce. »

C’est une thèse que Yuval Noah Harari, après d’autres, a largement développé dans son œuvre « Sapiens » : Le récit permet de fédérer un grand nombre d’humains qui ne se connaissent pas en dépassant largement le cercle du clan et de la famille, pour réaliser un groupe très fort. Homo sapiens est devenu ainsi l’espèce dominante alors que, seul, homo sapiens était moins fort que plusieurs autres espèces.

Une autre fragilité de notre espèce est qu’elle a conscience de sa finitude, que chaque individu va mourir. Raconter un récit rassurant qui donne une perspective après ce passage inéluctable, permet de calmer un peu les angoisses de la vie, surtout vers la fin.

Celui qui se trouve devant le corps sans vie d’un être aimé, ne peut se résoudre à ce que cela se termine ainsi. Attraper le récit religieux qui donne sens à ce moment, devient tentant et agit tel un baume réparateur en y ajoutant un espoir de se retrouver.

Johann Chapoutot, dans son livre « Le grand récit » parle de ces narratifs religieux et y ajoute des religions sans dieu qui promettait aussi des avenirs radieux, comme le « communisme », le « fascisme », le « nazisme ». C’était encore des narratifs qui voulaient expliquer et donner un sens à l’Histoire. Au bout de la croyance, de beaucoup de sacrifices un avenir radieux était promis, mais sur terre.

Johann Chapoutot ne dépasse pas l’horizon occidental. Or il y a aussi des narratifs dans d’autres civilisations confucéennes, bouddhistes, Hindouistes et encore bien d’autres.

Et Johann Chapoutot évoque le philosophe Jean-François Lyotard qui considère que la structuration de la société par les grands récits est désormais remplacée par une fragmentation des récits qui se centre davantage sur l’individu.

Et, selon Chapoutot, on voit l’émergence de nouveaux récits qui structurent notre vision du monde. Ils servent à se cartographier à se repérer et à lire le réel présent pour essayer de lui donner sens : on peut parler de la pensée anticoloniale, woke, des théories du genre.

Ce qui me semble essentiel de comprendre, c’est qu’en étant inspiré de ces récits globaux ou fragmentés, on va appliquer le filtre de ce narratif à la réalité et ainsi totalement modifier la perception des faits et des évènements analysés.

Quand vous observez la guerre à Gaza avec le filtre religieux, ou le filtre anticolonialiste vous changez totalement votre perception des faits, vous écoutez certaines sources et restez sourds à d’autres qui sont en dehors de votre narratif.

Ce que je pense avoir compris c’est que ce narratif est partout. Prenez l’exemple d’un couple qui se défait, rarement les deux protagonistes racontent la même chose. Certains parleront d’un ressenti différent en essayant d’expliquer ou de trouver des raisons au conflit. Mais à la fin, cela conduit inéluctablement à deux narratifs différents qui s’opposent.

Notre société, nos valeurs, notre manière d’agir se basent énormément sur le narratif de la méritocratie. J’ai déjà consacré une série sur ce sujet : <La méritocratie>. C’est un récit essentiel qui assure un ordre assez apaisé à la société : mon sort est la conséquence de mon mérite. Comme la plupart des histoires, ce n’est pas totalement faux : on réussit mieux si on fait beaucoup d’efforts. Mais les études sociologiques et économiques sont suffisamment nombreuses désormais pour constater que la réussite sociale est étroitement corrélée au statut social des parents. Vous êtes très riches parce que vos parents étaient très riches, vous êtes pauvres parce que vos parents étaient pauvres et puis… il y a quelques exceptions qui constituent des alibis du narratif.

Aujourd’hui, nous sommes mêmes rentrés dans un nouveau stade celui des faits alternatifs qu’il est possible d’exprimer ainsi : à chacun ses faits. Les électeurs de Trump et les électeurs de Biden ont chacun leur version des faits, je crains qu’en France les mêmes clivages soient présents.

Géraldine Muhlmann, agrégée de Philosophie et productrice de l’émission « Avec philosophie » sur France Culture, a écrit un livre inquiet sur ce sujet : « Pour les faits »

Elle a répondu à une interview dans Ouest-France « Qu’on s’engueule d’accord mais qu’on parle des même faits ! »
Elle cite Charles Péguy, à l’aube de la Première Guerre mondiale :

« Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. »

Et Géraldine Muhlmann plaide qu’on en revienne aux récits des faits.

C’est ce qu’elle développe avec Johann Chapoutot et Tristan Mendès France dans une émission de France Inter de Novembre 2023 « La guerre des récits » largement consacré à la guerre de Gaza.

Peut-être certains seront-ils surpris de ce lien que j’établis entre les grands récits, les récits fragmentés et finalement les faits alternatifs ?

Chacun de ces narratifs, rassurants pour celles et ceux qui les croient, vont contribuer à raconter le monde, non à tenter de le comprendre.

Ils vont écarter certains faits, donner de l’importance à d’autres, en modifier certains pour rester cohérent avec leur narratif.

Ce sont ces dynamiques, dans leurs trois dimensions, grands récits, récits fractionnés, faits alternatifs qui sont à l’œuvre dans le conflit de Palestine, en Ukraine et sur bien d’autres terrains.

<1798>

Lundi 8 janvier 2024

« Réfléchir c’est supporter le doute, car c’est précisément quand on ne supporte plus le doute que l’on cesse de réfléchir. »
Charles Pépin

« Réfléchir » est un verbe qui m’intéresse.

Je pense que j’essaie de réfléchir pour écrire les mots du jour.

Je suppose et j’espère que celles et ceux qui me font l’honneur de lire le mot du jour souhaitent aussi réfléchir.

Mais que veut dire « réfléchir » ?

Le premier sens de réfléchir, n’est pas de penser mais de renvoyer, comme le fait un miroir qui réfléchit.

Ce qui a permis à Jean Cocteau de faire un jeu de mots sur les deux sens :

« Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images. »
Le sang d’un poète, Jean Cocteau, 1930

Étymologiquement « réfléchir » vient du latin, « reflectere » qui signifie « courber en arrière, recourber; ramener »,

Le sens de « penser » est second et c’est un sens figuré comme ont peut le lire dans le dictionnaire de l’Académie française :

« Arrêter sa pensée sur un sujet, fixer sur lui son esprit, son attention pour le considérer plus avant.
Réfléchir à un problème, à une situation. Réfléchissez à cette proposition. J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit. Réfléchir sur sa vie. »

Pour le Littre il s’agit de :

« Penser mûrement et plus d’une fois à quelque chose. »

Ce dictionnaire de référence précise que :

« Le sens de penser, méditer, se rattache à l’expression latine reflectere animum, reporter son esprit sur quelque chose. »

Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais pour moi, toutes ces définitions ne nous permettent pas vraiment d’avancer sur la compréhension de ce verbe.

Le Larousse nous donne cependant quelques éclairages, non dans la définition qu’il donne : « Concentrer son attention sur une idée, une question » mais plutôt en donnant certaines citations sur ce verbe :

« Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. »
Émile Chartier, dit Alain (Mortagne-au-Perche 1868-Le Vésinet 1951) « Propos sur la religion, P.U.F. »

« Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir. »
Henri Poincaré (Nancy 1854-Paris 1912) : « La Science et l’hypothèse, Flammarion »

« Réfléchir, c’est déranger ses pensées. »
Jean Rostand (Paris 1894-Ville-d’Avray 1977) « Pensées d’un biologiste, Stock »

Heureusement, il y a Charles Pépin, né en 1973 à Saint-Cloud, philosophe et romancier.

Il a notamment écrit : « Les Vertus de l’échec » Allary Éditions, 2016. Et en 2023, il a publié « Vivre avec son passé ».

Et, le samedi matin à 8h50, sur France Inter, dans « La Question Philo » il répond aux questions que lui posent les auditeurs.

C’est une sorte de GPT humain, pour le replacer dans un contexte de compréhension contemporaine.

Pour les « vieux » il s’agit d’un exercice de philosophie qui essaye de répondre aux questions qu’on lui pose.

Une auditrice lui a posé cette question qui m’intéresse : « Qu’est-ce que réfléchir ? ».

Sa réponse m’a convaincu et c’est pourquoi je la partage aujourd’hui avec vous.

Si vous préférez l’écouter, il suffit de suivre le lien : < Qu’est-ce que réfléchir ? >

Il commence d’abord à donner les antonymes, c’est-à-dire ce que ne signifie pas réfléchir :

« Réfléchir n’est pas balancer son opinion, car « l’opinion est du genre du cri », écrit Platon dans le Philèbe, et réfléchir ce n’est pas crier, ce serait plutôt cheminer en silence ou, si ce n’est pas en silence, avec une forme de joie de penser qui exclut le cri et s’accommode de l’humilité, de la prudence…

Réfléchir n’est pas exprimer sa conviction car bien souvent nos convictions sont non réfléchies. […}

Réfléchir n’est pas vouloir avoir raison à tout prix, mais bien plutôt savoir reconnaître qu’on a tort.

Réfléchir n’est pas non plus crier son identité, et c’est bon de le rappeler aujourd’hui que chaque débat devient une polémique au cœur de laquelle chacun semble jouer son identité toute entière

Réfléchir n’est pas non plus chose purement intellectuelle, coupée du corps, des émotions et des affects car on réfléchit aussi, évidemment, avec son corps, et c’est pourquoi d’ailleurs, comme Socrate en son temps accompagnant ses interlocuteurs, on réfléchit très bien en marchant, on met sa pensée en mouvement en même temps que ses jambes. »

Et il cite alors Platon qui appelait, « réfléchir, penser », « un dialogue de l’âme avec elle-même. »

Et il dit enfin, de manière positive, ce que signifie pour lui réfléchir :

« Réfléchir, c’est revenir à soi comme le rayon qui se réfléchit sur le miroir, revenir à soi après avoir écouté d’autres arguments, d’autres points de vue, et faire résonner ce voyage au cœur de sa raison, de sa pensée

Dans réflexion, il y a donc résonner avec un “é” et pas simplement raisonner avec “ai”. Et c’est pourquoi, quand je réfléchis, je me sens vivant, vivant de m’ouvrir à d’autres avis que les miens, vivant de douter et surtout de supporter le doute, car c’est précisément quand on ne supporte plus le doute que l’on cesse de réfléchir et sombre dans l’idéologie, qu’Hannah Arendt définissait parfaitement comme l’enfermement dans la logique d’une idée : « idéologie, enfermement dans la logique d’une idée »

Réfléchir, c’est avoir en horreur l’idéologie autant que la certitude, bref tout ce qui est figé, mortifère, et voilà pourquoi on ressent lorsque l’on pense vraiment cette joie de penser qui est une expression de notre vitalité. Montaigne dans les Essais dit penser « par sauts et gambades », réfléchir c’est cela, des sauts et des gambades, des élans et des écarts, des ivresses et des retours en arrière, du concret à l’abstrait et de l’abstrait au concret »

Autrement dit, pour celles et ceux qui ont une explication unique du monde, (la lutte des classes, la culpabilité de l’Occident, nos difficultés provenant exclusivement des immigrés, des musulmans, des USA, des chinois etc…, et enfin toutes celles et ceux qui adhérent de manière exclusive à une croyance ou une religion) il ne leur est pas impossible de réfléchir, mais pour eux, c’est très compliqué.

J’ai entendu récemment un historien qui a affirmé qu’il y avait après la guerre des tenants de « la lutte des classes » qui ont nié la shoah à cause de l’argumentaire suivant : les allemands qui disposaient d’une main d’œuvre gratuite, esclave, ne pouvaient pas se priver de cette ressource pour des raisons économiques, en la tuant sans l’utiliser.

Et Charles Pépin continue :

« Réfléchir c’est rebondir, faire preuve de sens critique, être intranquille toujours, en éveil, réactif, et voilà pourquoi je crois toute vraie pensée est sceptique, voilà pourquoi je crois la vraie philosophie, celle qui est à l’extrême opposé de l’idéologie, est le scepticisme, et j’aurais même envie de dire : le scepticisme gai

Réfléchir, c’est assumer sa pleine humanité : nous sommes au monde, c’est déjà une bonne nouvelle, même si ce monde ne tourne pas rond, mais nous ne nous contentons pas d’être au monde – nous le questionnons, nous l’interrogeons, nous le pensons, car ce monde, et notre être au monde, ne vont pas de soi

Réfléchir, c’est enfin être ensemble, être ensemble jusque dans nos désaccords, et c’est bien en quoi réfléchir ne relève pas simplement d’une logique de l’opinion, car nos opinions nous opposent, tandis que réfléchir ensemble nous rapproche et nous rappelle ce que nous avons en commun : ce monde dont l’existence ne va pas de soi et cette raison curieuse, inquiète, intranquille, par laquelle nous essayons de le penser

Comment notre existence peut-elle être à la fois si miraculeuse et si douloureuse ? Réfléchir, ce n’est pas se prendre la tête mais prendre cette question à bras le corps et découvrir alors que nous n’avons pas besoin d’avoir la réponse pour nous trouver, tout contre cette belle question, au cœur même de la joie de penser, plus humains, et plus vivants »

Je ne pense pas que ChatGPT aurait donné réponse plus pertinente, sauf si cette IA était allée plagier la réflexion d’un humain philosophe qui pense, qui doute et qui considère la question plus essentielle que la réponse.

Je nous souhaite à tous de continuer à essayer de réfléchir ainsi.

<1786>

Mercredi 27 décembre 2023

« 18 mois de vie. »
Clémentine Vergnaud

C’est le 15 juin 2022, que Clémentine Vergnaud a appris qu’elle souffrait d’un cancer des voies biliaires, rare, très agressif : le cholangiocarcinome.

Elle avait décrit son combat, ses espoirs, sa peur et ses relations avec les médecins et l’administration dans une série de 10 podcasts : « Ma vie face au cancer : le journal de Clémentine. » publiée en juin 2023.

J’ai commencé à écouter le premier, puis tous les autres d’une seule traite, lors d’une longue promenade.

Je concluais le mot du jour que je lui ai consacré : « La mort est au bout du chemin, mais elle s’est un peu éloignée. » par cette exclamation : Un monument d’humanité !

Son podcast était une manière de « laisser une trace », comme elle l’expliquait sur le plateau de « C à vous ».

Elle n’a pas fêté Noël, elle est morte le 23 décembre 2023 au matin, 18 mois et quelques jours après le diagnostic de sa maladie. Elle avait 31 ans.

Début octobre, elle donnait des nouvelles peu rassurantes sur sa santé sur le réseau social X, tout en annonçant l’enregistrement de la saison 2 de son podcast. Elle écrivait :

« Vous êtes plusieurs à demander de mes nouvelles, à vous inquiéter de mon silence. Je vais bien, rassurez-vous. Mais les deux dernières semaines ont été compliquées. Je suis passée à un cheveu de la mort à cause d’un grave accident cardiaque. Maintenant, je me remets doucement ».

Elle travaillait à France Info. Ses collègues lui ont rendu <Hommage> :

« La rédaction de franceinfo a perdu l’une des siennes, une femme merveilleuse, une journaliste de grand talent, une amie pour beaucoup. […]

Pendant ces longs mois où elle a combattu la maladie, Clémentine a fait preuve d’un courage incroyable, d’une détermination sans faille et d’une immense joie de vivre.
Sa force de caractère et sa lucidité, nous les avons tous entendues dans le podcast “Ma vie face au cancer” qu’elle avait tenu à faire pour raconter sa vie avec la maladie.

Dans ce podcast, […] Elle a apporté beaucoup aux malades, à leurs proches, aux soignants. Avec une telle justesse des mots et des émotions.

[…] Jusqu’au dernier moment, Clémentine a voulu profiter de ses « moments dorés » : chaque plaisir, chaque bonheur qui passait à sa portée. « La fin, elle est connue, nous disait-elle, il n’y a pas trop de mystère. Mais il y a tout ce qui va y mener et je n’ai pas envie de gâcher ces moments. Aucun de ces moments. »

Clémentine, c’était un rire, un sourire, une voix.
Et cette voix, parce que c’est ce qu’elle a voulu, nous continuerons à l’entendre. »

Cette jeune femme qui a dit « Je ne suis pas une battante. En fait, je n’ai juste pas le choix » a donné une immense leçon : elle a vécu aussi intensément que possible les 18 mois de vie qui lui restait à vivre après son terrible diagnostic.

L’oncologue canadien Gabriel Sara qui avait joué son propre rôle dans ce merveilleux film « De son vivant » avait révélé cette tragédie dans la tragédie : « Mourir de son vivant », c’est-à-dire ne pas vivre ce qui reste à vivre :

« On peut mourir de son vivant. On le voit chez Benjamin. Au fur et à mesure que son corps s’affaiblit, son esprit devient paradoxalement plus puissant. Il prend le contrôle de sa vie, il règle son histoire avec son fils, il pardonne à sa mère, il transmet à ses élèves tout ce qu’il a de plus beau à donner. Alors que son corps est foutu, lui vit plus intensément que jamais. Il n’a jamais été aussi en contrôle de sa vie. Et c’est merveilleux. »

Et il parle de cette mission sacrée qui doit être celle des médecins, de l’être humain malade et de sa famille :

« Face à un patient condamné, ma mission sacrée est de l’accompagner pour que les années, les mois et jusqu’aux minutes qu’il lui reste, soient de beaux instants de vie et pas d’agonie. Quand mon patient meurt, je suis triste bien sûr, mais j’ai le sentiment du devoir accompli. Pour un cancérologue, c’est une satisfaction énorme. »

Je crois que Clémentine Vergnaud a porté haut cette mission sacrée de vivre les « 18 mois de vie. » qui lui restait.

Comme souvent, ces derniers temps, je terminerai par un texte de Christian Bobin qui écrivait lors d’un entretien avec le journal « La Vie » en 2019 :

« Ceux qui ont disparu mêlent leur visage au nôtre.
Nous sommes étroitement liés, souterrainement, dans une métamorphose incessante.
C’est pourquoi il est impossible de définir aussi bien la vie que la mort.
On ne peut que parler d’une sorte de flux qui sans arrêt se transforme, s’assombrit puis s’éclaire de façon toujours surprenante.
La mort a beaucoup de vertus, notamment celle du réveil.
Elle nous ramène à l’essentiel, vers ce à quoi nous tenons vraiment. »

<1783>

Jeudi 9 novembre 2023

« C’est très simple : la haine est un poison et, en fin de compte, on s’empoisonne soi-même. »
Anita Lasker-Wallfisch, rescapée d’Auschwitz

Tant de haine se déverse sur ce monde.

Quel torrent de haine devait couler dans les veines de ces hommes du Hamas pour commettre ces abominations du 7 octobre contre des hommes, des femmes et des enfants simplement parce qu’ils habitaient en Israël.

Cette haine a alimenté la haine des israéliens qui veulent éradiquer le Hamas et qui se sont lancés dans un bombardement terrifiant d’un territoire qui est une prison puisqu’on ne peut pas en sortir.

Ces bombes ont-ils pour objectif de détruire les 30 000 à 40 000 combattants que compte cette organisation, au milieu de 2 200 000 palestiniens qui habitent Gaza et plus de 200 otages du Hamas ?

De part et d’autre, on déshumanise les humains de l’autre camp en les traitant d’animaux.

La violence et la vengeance que le gouvernement de Benyamin Netanyahou a extériorisé par un déluge de bombes sur la bande de Gaza, sans oublier les exactions que commettent les colons juifs extrémistes, sur le territoire occupé de Cisjordanie, à l’égard des palestiniens a encore augmenté la haine contre Israël dans les peuples arabes, les communautés musulmanes des pays occidentaux et beaucoup de celles et de ceux qui défendent les droits des palestiniens à posséder une patrie.

Et cet engrenage a réveillé l’antisémitisme dans le monde et dans nos pays, France, Belgique, Royaume-Uni, Allemagne.

Edgar Morin vient de faire paraître un livre : « Mon ennemi c’est la haine. »

Augustin Trapenard, l’a interrogé, dans le cadre de son émission « la Grande Librairie » du mercredi 8 novembre.

Edgar Morin après avoir rappelé que la haine engendre la haine a expliqué que pendant la guerre, dans laquelle il avait été résistant, il ne haïssait pas les allemands, il haïssait juste l’idéologie nazi.

Ne pas haïr les humains, mais quelquefois les idées qui sont à l’œuvre.

Hier, j’ai reçu un message d’un site auquel je suis abonné « Resmusica » qui me renvoyait vers un article : « Furtwängler et la violoncelliste Lasker-Wallfisch d’Auschwitz »

L’article faisait la promotion d’un DVD documentaire qui parlait, un peu, du plus grand chef d’orchestre allemand au milieu du XXème siècle : Wilhelm Furwängler.

Furwängler s’était compromis avec le régime nazi en continuant à diriger en Allemagne et notamment devant et à l’invitation des dignitaires nazis.

Mais ce documentaire parlait surtout d’une violoncelliste juive : Anita Lasker-Wallfisch qui a été déportée à 17 ans dans le camp de la mort d’Auschwitz et qui a été incorporé dans l’orchestre des femmes d’Auschwitz ce qui lui a permis de survivre.

Le rapport entre les deux c’est que Furtwängler est venu diriger cet orchestre ce qui donne comme sous-titre : « Le maestro et la violoncelliste d’Auschwitz ».

Je ne la connaissais pas, mais grâce à ce message je suis parti à sa découverte.

Chaque année l’Allemagne commémore une journée souvenir à la mémoire des victimes de la Shoah.

Le 31 janvier 2018, Anita Lasker Wallfisch avait 92 ans, elle était l’invitée d’honneur du Bundestag et a fait un discours.

Vous trouverez ce discours en allemand, derrière ce lien : <Anita Lasker-Wallfisch im Bundestag>

Sur ce site, vous trouverez un extrait de ce discours sous-titré en français : <l’émouvant discours d’une rescapée de l’holocauste >

Et derrière ce lien : <2018-01-31-Le discours d’Anita Lasker Wallfisch> vous trouverez une tentative de traduction en français de l’intégralité du discours.

Elle y raconte son histoire, l’arrivée au pouvoir des nazis et l’oppression des juifs à partir de ce moment.

En 2016 et 2017 de nombreux actes antisémites ont été commis en Allemagne, le parti d’extrême droite AFD est entré au Parlement allemand : <Antisémitisme : en Allemagne, les vieux démons resurgissent>

Ce qui fait dire à Anita Lasker Wallfisch :

« L’antisémitisme est un virus vieux de deux mille ans et apparemment incurable. Il mute pour prendre de nouvelles formes : religion, race. Seulement aujourd’hui, on ne dit pas forcément “les Juifs”. Aujourd’hui, ce sont les Israéliens, sans vraiment comprendre le contexte ni savoir ce qui se passe en coulisses.
On reproche aux Juifs de ne pas s’être défendus, ce qui ne fait que confirmer l’impossibilité d’imaginer ce qu’il en était pour nous à l’époque. Et puis on reproche aux Juifs de se défendre. Il est scandaleux que les écoles juives, même les jardins d’enfants juifs, doivent être surveillés par la police. »

Elle raconte la brutalité avec laquelle la shoah s’est brutalement montrée aux yeux des juifs :

« Et puis tout s’est arrêté brusquement. L’exclusion radicale. Il y avait des affiches partout : “Les Juifs ne sont pas les bienvenus”. Nous n’avions plus le droit d’utiliser les piscines ni de nous asseoir sur les bancs publics, et nous devions rendre nos bicyclettes. Les hommes juifs devaient ajouter le nom “Israël” et les femmes “Sarah” à leur nom. Nous avons été chassés de chez nous. Puis nous sommes entrés dans le Moyen-Âge : nous devions porter une étoile jaune, on me crachait dessus dans la rue et on me traitait de sale juif. Notre père, incurable optimiste, ne pouvait pas croire ce qui se passait. Les Allemands ne peuvent tout de même pas accepter cette folie ? »

Son père avait été soldat allemand en 1914-1918, il avait été décoré. Il était avocat, totalement imprégné de culture allemande. Du point de vue religieux, la famille n’était pas pratiquante, Anita Lasker ne savait même pas ce que signifiait être juif.

Toute la famille comprend que l’horreur est en route :

Nos parents ont été déportés le 9 avril 1942. Bien sûr, nous voulions rester ensemble, aller avec eux. Mais notre père nous a sagement dit non. “Là où nous allons, on y arrive bien assez tôt”. Inutile de dire que nous ne les avons jamais revus. J’avais 16 ans.

Elle sera déportée à Auschwitz un peu plus tard et sera intégrée à l’orchestre des femmes. Elle assistera aux horreurs qui s’y passeront. Elle raconte

« L’orchestre était installé dans le Block 12, tout au bout de la route du camp, à quelques mètres du Crématorium I et avec une vue imprenable sur la rampe. Nous pouvions tout voir : les cérémonies d’arrivée, les sélections, les colonnes de personnes marchant vers les chambres à gaz, bientôt transformées en fumée.

En 1944, les transports en provenance de Hongrie arrivent et les chambres à gaz ne peuvent plus suivre. Comme le décrit Danuta Czech dans son remarquable livre Auschwitz Chronicle, 1939-1945 : Le commandant du camp, Höß, ordonna de creuser cinq fosses pour brûler les cadavres. Il y avait tellement de transports que parfois, il n’y avait pas de place dans le crématorium V pour tous les corps. S’il n’y avait pas de place dans les chambres à gaz, les gens étaient fusillés à la place. Beaucoup ont été jetés vivants dans les fosses en feu. J’ai vu cela de mes propres yeux.

Même si vous n’étiez pas envoyé directement dans la chambre à gaz, personne ne survivait longtemps à Auschwitz – le maximum que vous pouviez espérer était d’environ trois mois. Mais si l’on avait besoin de vous pour une raison ou une autre, vous aviez une chance infime de survivre. J’ai eu cette chance – on avait besoin de moi.

Nous jouions des marches à la porte du camp pour les prisonniers qui travaillaient dans les usines voisines – IG Farben, Buna, Krupp, etc. – et nous donnions des concerts le dimanche autour du camp pour les personnes qui y travaillaient ou toute autre personne qui souhaitait nous entendre jouer. Pour beaucoup, entendre jouer de la musique dans cet enfer était l’insulte suprême. Mais pour d’autres, peut-être, c’était l’occasion de rêver d’un autre monde, ne serait-ce que pour quelques instants. »

Elle raconte à propos de cet orchestre :

« Parfois, je pense que l’orchestre d’Auschwitz était une sorte de microcosme, une société en miniature dont nous pouvons nous inspirer. Toutes les nationalités étaient représentées. C’était une tour de Babel. À qui puis-je parler ? Seulement à ceux qui parlent allemand ou français. Je ne sais pas parler russe ou polonais, donc je ne leur parlerai pas. Au lieu de cela, nous nous regardons avec méfiance et supposons automatiquement que l’autre personne est hostile ; nous ne pensons pas à demander pourquoi l’autre personne a également fini à Auschwitz. »

A partir de ce constat et d’une expérience elle donne le conseil de construire des ponts :

« Bien des années après ces événements, je suis en contact étroit avec l’une de ces autres prisonnières, une Polonaise, une aryenne pure qui jouait du violon dans l’orchestre. Nous ne nous sommes jamais parlé à l’époque. Mais grâce à un livre incroyablement mal écrit sur l’orchestre de femmes, nous avons repris contact et nous nous sommes retrouvées à Cracovie. Nous avons encore du mal à trouver une langue commune, mais nous nous parlons et nous nous écrivons en anglais. Bref, nous sommes devenues amies et avons découvert que nous avons bien plus en commun que ce qui nous sépare. Cela peut peut-être servir d’exemple pour les problèmes d’aujourd’hui. Parlez à l’autre. Construisez des ponts. »

Et puis elle termine par cette conclusion bouleversante :

« Nous avons dû surmonter d’innombrables difficultés avant de pouvoir quitter l’Allemagne ; cela a pris près d’un an, et j’ai juré de ne plus jamais mettre les pieds sur le sol allemand. J’étais rongé par une haine sans borne de tout ce qui était allemand. Comme vous le voyez, j’ai rompu mon serment – il y a de très nombreuses années – et je ne le regrette pas. C’est très simple : la haine est un poison et, en fin de compte, on s’empoisonne soi-même. »

Si des femmes qui ont vécu ce qu’a vécu Anita Lasker Wallfisch sont capable de surmonter la haine, l’espoir peut rester dans nos cœurs.

D’après sa page <Wikipedia> Anita Lasker Wallfisch vit toujours, elle a 98 ans.

Son fils Raphaël Wallfisch est un des grands violoncellistes de la scène musicale.

Elle a témoigné longuement, en langue française, sur son histoire au « Mémorial de la Shoah ». L’INA a mis en ligne ce témoignage de plus de 2 heures : « Anita Lasker Wallfisch »

Le Point parle d’elle : « une survivante d’Auschwitz dénonce le “virus” antisémite »

Geo aussi : <Le long silence d’Anita Lasker-Wallfisch>

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Vendredi 6 octobre 2023

« Je ne sais pas si Dieu existe, mais je crois que oui et je pense qu’André va répondre : je ne sais pas mais je pense que non. »
Éric-Emmanuel Schmitt répondant à la question est ce que Dieu existe ? et interpellant son ami André Compte Sponville

Lors de l’émission « La Grande Librairie » du 26 avril 2023, Augustin Trapenard interrogeait le sacré et la spiritualité.

Il avait invité les auteurs de quatre ouvrages.

  • Éric-Emmanuel Schmitt qui dans « Le défi de Jérusalem » raconte son pèlerinage sur les traces de Jésus Christ. De Nazareth à Jérusalem en passant par Capharnaüm, Césarée, Bethléem ou la Galilée, il a écrit un livre de réflexion sur son cheminement spirituel.
  • Le philosophe André Comte-Sponville qui a écrit : « La Clé des champs et autres impromptus ». Un livre qui réunit une série d’articles et d’essais sur des sujets graves, comme la détresse, la souffrance, le pessimisme et la mort. Son recueil se conclut sur un texte inédit intitulé « Maman », parlant de sa mère qui a été malheureuse toute sa vie et qui s’est suicidée lorsqu’il avait une trentaine d’années.

Le titre de son ouvrage, André Comte-Sponville l’a emprunté à son cher Montaigne :

« Le présent que nature nous ait fait le plus favorable, et qui nous ôte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c’est de nous avoir laissé la clé des champs »
(Essais, II, 3)

La clé des champs que toutes les religions du Livre voudrait nous interdire, mais que le sage Montaigne accepte comme un présent de la nature.

  • La romancière et philosophe Éliette Abécassis et le dessinateur Nejib ont publié « Sépher » bande dessinée qui retrace l’épopée millénaire de la Bible.

Le dernier écrivain aurait été brulé ou exécuté par un autre châtiment, que les hommes qui croient dans le récit abrahamique ont inventé et infligé à tous celles et ceux qui mettaient en doute ou s’éloignaient du récit qu’ils prétendaient sacré, si ces « hommes de dieu » disposaient encore du pouvoir politique dans nos contrées.

Car comme le disait Woody Allen : « je n’ai pas de problème avec Dieu, ce sont ses fans qui me font peur ! »

  • Metin Arditi a en effet corrigé un peu le récit évangélique dans « Le Bâtard de Nazareth  ». Comme Marie était enceinte de Jésus, en dehors des liens du mariage, l’enfant était de manière factuel « un bâtard ». Or, à cette époque, il n’était pas bon de naître bâtard. Cet auteur explique alors la vie et l’enseignement du Christ par ce traumatisme initial d’avoir été rejeté socialement et ostracisé.

Mais ce que je souhaite partager essentiellement aujourd’hui c’est ce qu’Eric Emmanuel Schmitt a dit tout au début de l’émission.

Au commencement de l’émission seuls Eric Emmanuel Schmitt et André Comte-Sponville étaient présents.


Eric Emmanuel Schmitt répondit à une question d’Augustin Trapenard sur la croyance :

« Moi si vous demandez : est-ce que Dieu existe ? Je vous répondrais : Je ne sais pas mais je crois que oui et je pense qu’André va répondre : je ne sais pas mais je pense que non. Je me définis comme un agnostique croyant. Parce qu’il est très important de distinguer le savoir et la croyance »

André Comte-Sponville approuva cette assertion et la fit sienne.

La question de la différence entre « le savoir » et de « la croyance » se pose bien au-delà des religions. L’épisode du COVID que nous avons vécu a été particulièrement fécond en confusion entre ces deux notions.

Mais ce sont bien les religions du Livre ou Abrahamique qui ont poussé le plus loin cette terrifiante confusion.

Ils sont allés jusqu’à ce crime contre l’esprit de prétendre que « leur croyance » était « la vérité ». Et au nom de ce mensonge, ils ont tué. Et ils tuent encore dans certains des pays où l’Islam est religion d’État et je crois condamnent pénalement dans tous les pays où l’Islam est religion d’État .

Les chrétiens, catholiques, protestants, orthodoxes faisaient de même dans des temps pas si anciens.

Cayetano Ripoll, a été exécuté par l’inquisition espagnole en 1826. Ce catalan, instituteur a été condamné pour hérésie. Son crime ? Avoir enseigné à ses élèves des idées jugées contraires au catholicisme.

1826 c’était 37 ans après la révolution française.

Dire « Je ne sais pas, mais je crois que… » ou « Je ne sais pas, mais je ne crois pas que » constituent une attitude d’humilité et de sagesse qui conduit immédiatement à un comportement plus paisible, moins exalté et donc moins violent.

Probablement que Woody Allen craindrait moins les fans de dieu qui seraient dans cette posture : « Je ne sais pas, mais je crois que … ».

Vous pouvez encore regarder en replay cette émission de la Grande Librairie jusqu’au 26 novembre 2023. Voici le <Lien >

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Mardi 18 avril 2023

« C’est l’impuissance publique qui est au cœur [de notre crise démocratique !] »
Pierre-Henri Tavoillot

Un des grands risques qui nous guette, dans notre vie sociale, c’est de ne plus discuter qu’avec celles et ceux qui sont d’accord avec nous. Celles et ceux qui partagent nos colères, nos analyses et nos convictions.

Ce risque que Zygmunt Bauman a décrit de la manière suivante  :

« S’enfermer dans […] une zone de confort, où le seul bruit qu’on entend est l’écho de sa propre voix, où la seule chose qu’on voit est le reflet de son propre visage.»

Nous avons le sentiment que le problème de la démocratie française est celui d’un hyper-président qui a trop de pouvoir et qui en abuse.

Il est vrai que le président actuel semble avoir cette conviction de détenir la vérité et de ne pas considérer qu’écouter les corps intermédiaires soit essentiel.

Je ne parle même pas de son style et de ses répliques qui ont souvent blessé un grand nombre de français.

D’après les spécialistes des sondages, il est le Président qui suscite le plus de haine, davantage même que Nicolas Sarkozy qui avait en son temps aussi suscité le rejet d’une part des français.

Mais comme l’explique Pierre-Henri Tavoillot, dans Démocratie, il y a d’un côté le « Démos » c’est-à-dire le Peuple et de l’autre côté le « Kratos » qui est la capacité de décider.

Notre sentiment est que le Kratos est trop fort

Ce n’est pas l’avis de Pierre-Henri Tavoillot.

J’avais déjà évoqué ce philosophe, lors du mot du jour du <23 mars 2020> et la sortie de son livre « Comment gouverner un peuple-roi ? ».

Je l’ai récemment entendu dans deux émissions :

La première dans le « Face à Face » de France Inter du 1er avril 2023 <L’art de gouverner> où il était le seul invité.
Et l’émission de France-Culture, « L’Esprit Public » du dimanche 16 avril 2023 <Comment sortir de la crise démocratique ?> dans laquelle il était un des participants.
Il intervient souvent dans l’émission « C ce soir » de France 5, dans laquelle il constitue souvent une voix dissidente.

Dans l’émission de France Inter il dit (à partir de 41 :20)

« Je crois qu’il faut prendre un peu de recul sur ce qu’est la nature de la crise de la démocratie française.
Personnellement, je suis un libéral. Un libéral, c’est veiller à l’équilibre entre la société et l’État, entre le Demos et le Kratos, entre le peuple et le pouvoir.
Spontanément le libéralisme s’est construit contre les pouvoirs abusifs, contre l’absolutisme.
Il fallait faire baisser le Kratos et faire augmenter le Demos. […]

Je pense qu’aujourd’hui, la crise profonde de notre démocratie ce n’est pas que le Demos soit trop faible et le Kratos trop fort, c’est exactement le contraire.

C’est l’impuissance publicque qui est au cœur. »

Au cœur du récit démocratique, il y a cette promesse que la nation, en tant que souverain, est maître de ses choix et peut décider librement de son destin.

Cette promesse n’a jamais été totalement respectée.

Mais aujourd’hui, elle est devenue extrêmement faible et encore plus pour un pays de moyenne importance comme la France.

Nos grands défis sont planétaires : réchauffement climatique, crise de la biodiversité, crise de l’eau, paix entre les nations.

Notre pays se trouve dans un maillage de dépendance pour sa consommation, son financement, ses investissements, sa défense.

Cette dépendance qui est contrainte par de nombreux Traités, par notre appartenance à l’Union européenne, réduit d’autant les marges de manœuvre de nos gouvernants.

Jancovici prétend que nous sommes déjà en décroissance, sans nous en apercevoir, que dès lors les choix que nous devons faire pour financer les grandes politiques publiques que nous demandons à nos gouvernants (Santé, Éducation, Transition écologique etc…) deviennent encore plus difficiles, car il faut prendre à l’un pour donner à l’autre.

Depuis bien longtemps nous consommons plus que nous produisons, et cachons ce déséquilibre par de l’emprunt et une augmentation de la dette.

Notre société est fracturée, il devient quasi impossible de générer des consensus suffisamment larges.

Je ne développe pas, mais on constate bien un problème d’impuissance publique, dès que le candidat se trouve dans le bureau du gouvernant.

C’est-à-dire que ce soit Emmanuel Macron ou Jean-Luc Melenchon et je ne cite pas la troisième, aucun ne dispose des moyens et possibilités d’honorer les promesses qu’il fait pour être élu.

Bien sûr, il reste possible de gouverner autrement que le fait le Président actuel et d’éviter certaines provocations et écart de langage.

Et il est un point que ne développe pas Tavoillot et dont je suis intimement persuadé, rien ne sera possible si on ne s’attaque pas au creusement des injustices sociales.

Car dans un monde où il faudra aller vers plus de sobriété, en rabattre sur notre soif de consommation et d’hubris, il faut que le sentiment de l’équité et de la justice grandissent dans l’esprit du plus grand nombre.

Et probablement qu’il faudrait aussi plus d’honnêteté de la part des candidats politiques dans la promesse de ce qu’ils sont capables de réaliser et une plus grande maturité de la part des citoyens pour accepter de l’entendre.

<1744>

 

Mardi 28 février 2023

« Un archiviste, c’est quelqu’un qui sait jeter. »
Benoit Van Reeth

Benoit van Reeth était archiviste paléographe, élève de la prestigieuse Ecole nationale des Chartes.

Cette école créée en 1832 a eu pour élève, l’écrivain François Mauriac, les historiens Jean Favier et Régine Pernoud et le philosophe René Girard.

Dans sa présentation il est précisé que cette école est spécialisée dans la formation aux sciences auxiliaires de l’histoire. En France, c’est l’école incontournable pour accéder au diplôme et au métier d’archiviste paléographe.

Son établissement principal se trouve 65 rue Richelieu Paris 2ème, à quelques pas de la bibliothèque nationale Richelieu.

Qu’est-ce qu’un archiviste ?

Le dictionnaire le Robert donne cette définition : « Spécialiste préposé à la garde, à la conservation des archives. »

J’aime beaucoup la définition de l’ONISEP qui tente de décrire tous les métiers pour que les jeunes étudiants puissent choisir celui qui leur convient

« Collecter, étudier, classer, restaurer ou transmettre sur demande tout type de documents (du manuscrit du Moyen Âge, à l’enregistrement vidéo en passant par l’acte notarié), tel est le rôle de l’archiviste. »

Et un paléographe ?

Selon Wikipedia : « La paléographie (du grec ancien palaiόs (« ancien »), et graphía (« écriture ») est l’étude des écritures manuscrites anciennes, indépendamment de la langue utilisée (grec ancien, latin classique, latin médiéval, occitan médiéval, ancien français, moyen français, français classique, anciens caractères chinois, arabe, notation musicale, etc.). »

C’est évidemment le père d’Adèle Van Reeth dont il était question hier.

Lors de l’entretien mené dans le cadre de < la Librairie Mollat > , à partir de la minute 17, Adèle Van Reeth explique :

« Mon père était archiviste et nous vivions aux archives. Nous avons vécu dans beaucoup de villes différentes. […] Je me promenais au milieu de tous ces documents. Et je demandais à mon père : c’est quoi être archiviste ?. C’est compliqué. […] Un archiviste c’est pas simplement quelqu’un qui garde des documents pour les rendre accessibles aux historiens et aux chercheurs. […] Il n’y a que certains documents qui peuvent être conservés et pas d’autres. […] Et puis surtout un archiviste, sa mission numéro un c’est conserver et rendre accessible, mais avant cela il faut trier. Et qui dit trier, dit savoir jeter. Et en fait, ce que mon père me répétait souvent et ce qui me fascinait : « Un archiviste, c’est quelqu’un qui sait jeter ». Je pense à mon père à chaque déménagement [quand je veux garder beaucoup de choses] pour pouvoir mieux préserver, il faut savoir jeter. »

Voilà une réflexion qui me semble particulièrement utile et pertinente et pas seulement dans le cadre d’un déménagement.

C’est une réflexion qui concerne la vie en général : si on veut bien conserver les choses essentielles, il faut savoir jeter ce qui ne l’est pas.

Quand Adèle Van Reeth a annoncé la mort de son père, elle l’a illustrée par la photo des archives départementales du Rhône.

Ce bâtiment se situe à 15 mn à pied de notre domicile.

Benoit Van Reeth fut le directeur des archives du Rhône de 2003 à 2014.

Benoît Van Reeth assura la conception et la préparation du déménagement des Archives dans ce nouveau bâtiment inauguré en septembre 2014, à côté de la gare de la Part-Dieu.

C’est ce que l’on apprend sur ce site des <Archives du Rhône>

Il finira sa carrière à partir de 2014 à Aix en Provence comme directeur des Archives nationales d’outre-mer.

<Les actualités du livre> lui ont rendu hommage et raconté tout son parcours au sein des archives de France.

Le hasard du butinage et de l’écriture du mot du jour, font que celui-ci est publié un 28 février, soit exactement 2 ans après la mort de cet homme du classement, du rangement et de l’Histoire.

Il nous apprend que si on veut s’attacher à l’essentiel, à ce qui a du prix et de la valeur, il faut savoir se débarrasser du reste.

<1734>

Lundi 27 février 2023

« Le monde continue mais sans toi, et pour moi ce n’est pas le même monde. »
Adèle Van Reeth « Inconsolable »

« J’entre ici en perdante.
Je sais que les mots ne pourront rien. Je sais qu’ils n’auront aucune action sur mon chagrin.
Comme le reste de la littérature. Je ne dis pas qu’elle est inutile, je dis qu’elle ne console pas.
Pourquoi écrire alors ?
Plus envie de lire. Plus envie de rien.
Mais les mots, les mots restent, ils dansent, ils percutent, et quand je cloue le bon mot au réel, parfois, je jouis.
Le goût des mots, quand il s’efface je suis molle.
Je n’ai pas de grande théorie sur le pouvoir de la littérature ni sur l’utilité de la philosophie.
Je ne revendique rien.
Je suis seule.
Et tout a déjà été dit »

C’est ainsi que débute « Inconsolable » l’essai qu’Adèle Van Reeth a écrit à la suite de la mort de son père. Il avait 65 ans.

Mon frère en avait 74.

Quand on perd un être cher, on dresse l’oreille, on fixe le regard vers celles et ceux qui connaissent la même déchirure et qui s’expriment ou écrivent.

Adèle Van Reeth est depuis septembre 2022, présidente de France Inter. Je l’avais découverte lorsqu’elle animait les émissions de France Culture d’abord « Les Nouveaux Chemins de la connaissance » qui est devenue « Les Chemins de la philosophie » en 2017.

Son entrée dans ce livre sur le chagrin, mot qu’elle préfère à deuil, est pessimiste.

Il semble qu’il n’y a rien à faire et que la consolation est hors d’atteinte.

Dans < cet entretien avec Pierre Coutelle > dans le cadre des rencontres organisées par la « Librairie Mollat » de Bordeaux, Adèle Van Reeth affirme :

« La philosophie ou la littérature ne nous apporteront pas la consolation ultime ».

Je comprends cette expression « consolation ultime » comme un processus qui fait oublier le chagrin et conduit à passer à autre chose.

Elle ajoute : « Des livres, une œuvre d’art, un animal domestique, de l’alcool peuvent apporter de la consolation, mais pas la consolation ultime »

Et elle explique :

« Je pose l’hypothèse que nous sommes depuis la naissance des êtres inconsolables. C’est-à-dire que nous naissons avec une perte, un manque, une fêlure. »

L’hypothèse qu’elle émet s’appuie, bien sûr, sur la perception de notre finitude. Nous sommes inconsolables parce que nous sommes mortels. Et elle parle de l’expérience de l’état d’« inconsolable » lors de la perte d’un être proche et aimé.

Elle fustige « les marchands de consolation », remet en cause le bien-fondé de ce qu’on appelle « le travail de deuil » qu’elle assimile à un « manuel à suivre » et conteste les « injonctions à la consolation ».

« Il y a un temps, un moment juste après la mort de l’être aimé où on peut avoir envie de rester triste […] Il y a un moment où la tristesse paraît être un lien encore vivant avec la personne qui n’est plus. Tant que je suis triste, je maintiens un lien avec cette personne que je ne peux plus toucher, avec qui je ne peux plus parler. […] Le rapport à la tristesse est beaucoup plus intéressant que ce que l’on dit. Il y a une manière de vivre non malgré la tristesse, mais avec la tristesse en allant bien. En retrouvant le goût, l’appétit de la vie, même en décuplant ce gout de la vie, parce que la tristesse nous apporte, nous enseigne quelque chose. Je crois qu’il y a une sagesse de la tristesse. Il me semble que c’est plus intéressant et même plus réconfortant que dire « consolez-vous » et vouloir que la personne sèche ses larmes à tout prix. »

Mais ce qui m’a le plus marqué dans son témoignage c’est cette phrase qu’elle a écrite dans son essai et qu’elle adresse à son père mort :

« Le monde continue mais sans toi, et pour moi ce n’est pas le même monde. »

C’est ce que je ressens profondément, la vie continue, bien sûr, mais ce n’est plus le même monde !

Et elle a cette autre inspiration :

« Une absence dit ce qui n’est pas !
Mais rien n’est plus présent qu’une absence quand il s’agit d’une personne qui vous manque autant. »

Dans la dernière page du livre Adèle Van Reeth écrit :

« Mon papa, je voulais te dire que je vais bien […] je vais bien avec la tristesse, si je n’avais pas de tristesse, j’irais bien aussi, mais pas de la même façon. La tristesse sera toujours là, c’est ainsi, mais elle ne m’empêche pas d’aller bien.[…] On m’a dit que pour aller bien il fallait me consoler, il fallait que la tristesse disparaisse, mais il n’en est rien. Je vais bien non pas malgré la tristesse mais avec elle. »

Dans un duo très intéressant avec la philosophe Vinciane Despret, elles engagent des variations sur ce thème : « aller bien avec la tristesse » dans l’émission de France Culture : « Le book club » : <Écrire la mort>

Vinciane Despret a aussi écrit un livre : « Les morts à l’œuvre » paru début janvier 2023.

Dans ce livre, Vinciane Despret raconte cinq histoires de morts pour lesquels les vivants ont commandé une œuvre d’art grâce à un protocole politique et artistique nommé « le programme des Nouveaux Commanditaires ».
Son livre est une enquête qui se concentre sur ce protocole artistique qui a été mis en œuvre par le photographe François Hertz en se posant simplement la question : « si les États, les banques, les entreprises ont le droit de commander des œuvres d’art, pourquoi les citoyens n’auraient pas le droit ? »

Bien sûr il faut argumenter et tous n’auront pas gain de cause, mais il est possible à chacun de commander une œuvre d’art.

Il existe un site des «Nouveaux Commanditaires» et une page expliquant «le protocole» qui se termine par ce paragraphe :

« Financée par des subventions privées et publiques, l’œuvre devient la propriété d’une collectivité et sa valeur est, non plus marchande, mais celle de l’usage que cette collectivité en fait et de l’importance symbolique qu’elle lui accorde. »

Dans l’émission en duo avec Adèle van Reeth, Vinciane Despret a cité une élue locale qui à la réception d’une œuvre, créée dans le cadre de ce protocole, a exprimé cette quête :

« Faire de l’absence, une beauté »

A la fin, de la fête de ses 70 ans, mon frère Gérard a déballé son violon et joué quelques œuvres dont une « Valse moderato » écrite par notre père qui lui avait dédié ce morceau, alors que tout jeune garçon de 15 ans, il se trouvait seul à Paris, dans une famille d’accueil pour suivre les cours du Conservatoire national supérieur de musique de Paris.

Vous trouverez si vous le souhaitez une vidéo de ce moment derrière ce lien : <Gérard joue>

<1733>

Mardi 10 janvier 2023

« Ce n’est qu’en entrant dans l’océan […] que la rivière saura qu’il ne s’agit pas de disparaître dans l’océan, mais de devenir océan. »
Auteur inconnu

Continuer.

Continuer à écrire des mots du jour.

Je vais encore beaucoup parler de la mort.

Mais, pour moi, parler de la mort, c’est avant tout parler de la vie.

Parler des vivants qui sont affectés dans leurs sentiments, leur quotidien, leur confort, par l’absence.

Parler de ce qui reste de vivant, en nous, de ceux qui sont partis.

Personne n’a su exprimer cela de manière plus lumineuse que Tacite :

« Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants. »

Le deuil de mon frère a précipité l’évolution que je souhaitais mettre en œuvre à partir du 1er février 2023.

Pourquoi le 1er février 2023 ?

Ce jour-là sera le premier de la dernière période de ma vie, celle de retraité !

Jusqu’à présent mon ambition a été d’écrire un mot du jour par jour de semaine, en dehors des congés.

Cette ambition s’est fracassée, d’abord devant le traumatisme de la guerre en Ukraine, ensuite le deuil inattendu de mon frère ainé.

Le changement s’est donc imposé prématurément avant ce 1er février.

Je ne suivrai plus la discipline d’écrire un mot du jour, chaque jour. Mais d’en écrire un chaque fois qu’un sujet, un évènement, une pensée me poussera à écrire.

Ce ne sera plus : « Le mot du jour », mais une « invitation à un mot du jour…»

Aujourd’hui, je souhaite partager un poème et aussi une explication sur la difficulté, souvent présente, de vérifier les sources des textes que l’on partage.

Voici d’abord un texte magnifique qui peut se lire à l’heure de la mort, mais aussi à l’heure de beaucoup de moments de la vie, lorsqu’il s’agit de passer d’un monde connu, d’un confort relatif et de quelques certitudes vers l’inconnu et l’incertitude.

« On dit qu’avant d’entrer dans la mer,
une rivière tremble de peur.
Elle regarde en arrière le chemin
qu’elle a parcouru, depuis les sommets,
les montagnes, la longue route sinueuse
qui traverse des forêts et des villages,
et voit devant elle un océan si vaste
qu’y pénétrer ne paraît rien d’autre
que devoir disparaître à jamais.
Mais il n’y a pas d’autre moyen.
La rivière ne peut pas revenir en arrière.
Personne ne peut revenir en arrière.
Revenir en arrière est impossible dans l’existence.
La rivière a besoin de prendre le risque
et d’entrer dans l’océan.
Ce n’est qu’en entrant dans l’océan
que la peur disparaîtra,
parce que c’est alors seulement
que la rivière saura qu’il ne s’agit pas
de disparaître dans l’océan,
mais de devenir océan. »

Qui est l’auteur de ce texte, qui parle d’une rivière qui ne peut revenir en arrière et qui va s’accomplir en devenant océan ?

Ce texte a été publié des dizaines de fois sur les réseaux sociaux ou des pages internet, en donnant comme auteur Khalil Gibran.

Ce poète libanais, inoubliable auteur du livre « Le Prophète » qui a passé la plus grande partie de sa vie aux États-Unis et qui est mort en 1931, à New York, à 48 ans.

Certains précisaient que ce texte est inclus dans « Le Prophète ».

Cette affirmation me semblait fausse. Je suis allé m’en assurer en reprenant ce livre.

Dans un des derniers poèmes, Khalil Gibran parle de la mort et dit :

« Vous voudriez percer le secret de la mort,
Mais comment le découvririez-vous si vous ne le pourchassez au cœur même de la vie ? »

Et un peu plus loin, il évoque la rivière et la mer :

« Si vraiment vous souhaitez percevoir la nature de la mort, faites que vos cœurs s’ouvrent largement au corps de la vie,
Parce que la vie et mort ne font qu’un, comme fleuve et océan. »

Mais pas de texte qui évoque la rivière qui disparait dans l’océan et qui devient océan.

Mes recherches m’ont conduit à découvrir que la collection « Bouquins » de Robert Laffont avait publié un ouvrage ayant pour titre « Khalil Gibran : Œuvres complètes »

Je suis allé l’emprunter à la Bibliothèque Municipale de Lyon.

Et j’ai cherché…

Mais je n’ai pas trouvé.

Dans une des œuvres publiées « L’Errant » il existe un texte qui a pour titre « La rivière » (page 767) et qui relate la discussion de deux petits ruisseaux :

« L’un des ruisseaux s’enquit : « Comment es-tu arrivé là, mon ami et comment était ton chemin ? »

Ce texte se conclut ainsi :

« A cet instant, la rivière leur dit d’une voix forte : « Venez, venez, allons vers la mer.
Venez, venez donc et cessez de discuter. Rejoignez-moi. Nous allons à la mer.
Venez, venez vous jeter en moi, vous oublierez vos errances qu’elles soient tristes ou joyeuses.

Venez, venez et vous et moi, nous oublierons tous nos méandres lorsque nous atteindrons le cœur de notre mère, la mer. » »

Mais la rivière qui tremble de peur avant de se jeter dans l’océan ne se trouve pas dans les 950 pages des œuvres complètes.

Peut être se trouve t’il ailleurs, dans un ouvrage non publié dans ce bouquin. Restons prudent…

Mais pour l’instant, rien ne me permet de dire que ce texte est de Khalil Gibran.

Il est rationnel d’écrire que l’auteur est inconnu.

Il arrive que des personnes non connues trouve qu’un de leur texte mériterait qu’il soit connu et dès lors tente de le publier en prétendant qu’il a été écrit par un auteur connu.

J’ai trouvé un site <https://theophilelancien.org/> qui prétend donner la parole à un sage qui s’appelle Theophile l’ancien, sans plus de précisions.

Sur ce site il y a une page qui a pour titre : « La rivière et l’Océan » dans laquelle on peut lire

« Quand la rivière se jette dans l’Océan, elle perd son nom. »

[…] Cette métaphore m’inspire. La rivière perd tout naturellement son identité quand elle rejoint l’Océan, et tout se fait en douceur.

La rivière en amont continue sa vie. Elle jaillit des profondeurs de la terre, puis s’écoule en traversant différents reliefs, contournant ou submergeant les obstacles. Elle reçoit les eaux de la pluie et les eaux des autres petits ruisseaux. Elle bouillonne en cascade, se repose paisiblement dans les lacs et se retrouve parfois même, emprisonnée par un barrage. Elle irrigue toutes les terres qu’elle traverse.

Plus elle avance vers l’Océan, plus elle s’enrichit de limon nourrissant les terres environnantes […] Le plus difficile, c’est toujours le premier cycle. Une fois que la rivière a perdu son identité en se jetant dans l’Océan, elle devient l’Océan, sa conscience englobe tout l’Océan […]

La conscience de la rivière est devenue océanique. Elle est à la fois la rivière, l’Océan et les cours d’eau… Elle est l’Eau. »

L’esprit de ce développement me parait assez proche de celui que je cherchais.

Je ne sais pas pour autant qui se cache derrière Théophile l’ancien.

En musique, il a toujours existé des inconnus qui ont prétendu que le morceau qu’ils ont écrit était d’un glorieux ainé.

Tomaso Albinoni est un compositeur baroque vénitien qui est né en 1671.

Mis à part quelques mélomanes fouineurs comme moi, il n’est connu qu’à travers une seule œuvre : le célèbre « Adagio d’Albinoni » qui n’a pas été écrit par Albinoni mais par Remo Giazotto qui est décédé en 1998.

Vous apprendrez cela sur cette page de Radio France : < Le mystère de l’Adagio d’Albinoni >.

Nous ne savons pas de qui est ce texte.

Il reste très inspirant :

« La rivière a besoin de prendre le risque
et d’entrer dans l’océan.
Ce n’est qu’en entrant dans l’océan
que la peur disparaîtra,
parce que c’est alors seulement
que la rivière saura qu’il ne s’agit pas
de disparaître dans l’océan,
mais de devenir océan. »

<1727>

Mercredi 19 octobre 2022

 Nous avons changé de monde, nous n’habitons plus sur la même terre. »
Bruno Latour

Bruno Latour qui est mort le 9 octobre était devenu un des grands penseurs de l’écologie.

Aborder ses textes et son œuvre m’a souvent paru très ardu.

Mais ARTE a produit une série d’entretiens avec le journaliste Nicolas Truong qui me semble très accessible et que j’ai commencée à visionner avec beaucoup d’intérêt.

Chaque entretien dure environ treize minutes et l’ensemble de ces entretiens se sont tenus en octobre 2021, un an avant son décès..

Voici la page sur laquelle se trouve l’ensemble de cette série : <Entretien avec Bruno Latour>

Ces vidéos resteront accessibles jusqu’au 31/12/2024.

Aujourd’hui, je voudrais partager le premier de ces entretiens : <Nous avons changé de monde>.

Nicolas Truong le présente ainsi :

« Vous êtes sociologue et anthropologue des techniques mais vous êtes avant tout profondément philosophe »t

Et le journaliste l’interroge sur ce constat que Bruno Latour a formulé :

« Nous avons changé de monde, nous n’habitons plus sur la même terre. »

Et Bruno Latour explique que nous sommes dans une situation politique, écologique extrêmement dure pour tout le monde et que nous sommes très affectés par ce ressenti.

« La question est même de savoir ce qu’est le progrès, l’abondance, toutes ces questions qui sont liées à un monde dans lequel nous étions jusqu’à récemment. »

Quel était donc ce monde ancien :

« C’était un monde qui était organisé autour du principe que les choses n’avaient pas de puissance d’agir. »

Et il prend l’exemple de Galilée qui étudie un plan incliné sur lequel des boules de billard roulent et peut en déduire la Loi de la chute des corps encore appelé la Loi de la gravité :

On était ainsi habitué à décrire le monde avec des choses de ce type.

Une boule de billard n’a pas de pouvoir d’agir, elle obéit à des lois qui entrainent la manière dont elle se comporte quand elle est placée dans une situation précise.

Ces lois sont calculables et la Science avec un S majuscule les découvre.

Et Bruno Latour affirme que les hommes regardaient le monde à travers ces Lois.

A ce stade, je me permets d’objecter que dans le monde des milliards de gens regardent le monde à travers leurs croyances, leur foi et religion.

Toutefois pour ceux qui ont déclenché le mouvement du progrès industriel, de l’abondance et de la société de consommation, l’analyse de Bruno Latour me semble pertinente.

Ce monde est régi par des Lois et a su accueillir la vie et le monde des humains, sur la planète terre.

Avec mes mots je dirais qu’il oppose la Science objective des Lois physiques, biologiques, chimiques qui constituent l’explication « vraie » du monde à la subjectivité du vivant.

Il parle pour décrire cette perception du « monde moderne » celui qui est apparu à partir du XVIIème siècle, le siècle des Lumières qui est parvenu à extraire l’explication du monde des récits mythiques et religieux.

Selon lui c’est l’ancien monde.

Ce n’est pas que ce monde n’existe pas, n’a pas sa pertinence. Mais selon Bruno Latour ce n’est pas ce qui est essentiel à notre vie et même à notre survie.

En prenant simplement l’expérience du COVID ou du changement climatique une autre vision du monde apparait :

« Le monde est fait de vivants. Et on découvre de plus en plus avec les sciences de la terre, l’analyse de la biodiversité que c’est plutôt le monde du vivant qui constitue le fond métaphysique du monde dans lequel on est. »

Le monde dans lequel nous sommes, dans lequel nous devons « atterrir » :

« C’est plutôt un monde de virus et de bactéries. Car les virus et les bactéries sont les gros opérateurs qui ont transformés la terre, qui l’ont rendue habitable. Ce sont eux qui ont rendu possible l’atmosphère dans laquelle nous nous trouvons assez à l’aise avec de l’oxygène qui nous permet de respirer. […] cela change la consistance du monde dans lequel on est. Vous êtes dans un monde de vivants qui sont tous en train de muter, de se développer […] »

Et il rappelle que nous sommes couverts de virus et de bactéries dont la plupart nous sont très bénéfiques. C’est un monde d’échange entre vivants, dans lequel nous devons trouver notre place et dans lequel nous ne savons pas immédiatement si le virus qui interagit avec nous est un ami ou un ennemi.

Ce changement de la perception du monde a conduit aussi les scientifiques à étudier le « microbiote humain » sans lequel, il ne nous serait pas possible de vivre. Cette vision qui montre notre dépendance à l’égard des autres vivants :

« Les sciences de la terre d’aujourd’hui, on peut parler d’une nouvelle révolution scientifique, montrent que les conditions d’existence dans lesquelles nous nous trouvons, les conditions atmosphériques, les conditions d’alimentation, de température, sont elles mêmes, le produit involontaires de ces vivants »

On étudie aussi les champignons, les lichens, l’extraordinaire résilience et coopération des arbres.

Si on prend simplement le sujet du gaz qui nous est indispensable pour vivre : l’oxygène. Ce gaz est produit par d’autres espèces vivantes qui absorbent en partie le gaz carbonique que nous rejetons.

Et ce qui se passe c’est que nous avons créé une civilisation technologique qui surproduit plus que le monde des vivants est capable d’absorber et qui détruit aussi une partie de ce monde qui nous est indispensable.

C’est la prise de conscience de notre dépendance à l’égard des autres espèces vivantes qui est le paradigme de ce changement de monde.

Mais il reste des gens qui continuent à s’attacher à la perception ancienne :

« Un monde d’objet calculable et surtout appropriable par un système de production qui nous apporte l’abondance et le confort.»

C’est ainsi que Bruno Latour présente la prise de conscience écologique.

Il reste optimiste dans cet entretien que je vous invite à regarder : <Nous avons changé de monde>.

Pour compléter ce propos, vous pouvez écouter cette <chronique> que vient de me signaler Daniel que je remercie et qui tente de démontrer notre lien irréfragable avec le monde vivant de la terre. Il s’agit de la chronique « Le Pourquoi du comment : science » d’Étienne Klein du lundi 17 octobre et qui est diffusé sur France Culture, chaque jour à 16:52.

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