Mercredi 6 mars 2024

« Mais cette loi (sur l’IVG) on la doit aussi à un homme Valéry Giscard d’Estaing »
Simone Veil

Pour une fois, la France a réalisé un progrès sociétal avant tous les autres : inscrire la liberté des femmes à interrompre une grossesse dans sa loi fondamentale.

Le Chili l’avait tenté lors de la rédaction de sa nouvelle constitution qui devait remplacer celle qui avait été mise en place sous la dictature du sinistre Augusto Pinochet. Mais par deux fois, cette tentative de nouvelle constitution a été rejetée par les électeurs chiliens en 2023. Par voie de conséquence, la disposition concernant l’avortement n’a pas pu entrer en vigueur.

C’est donc la France qui dans l’article 34 de sa Constitution a proclamé :

« La liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse »

Il fallait après le vote positif sur le même texte par l’Assemblée Nationale et le Sénat, que les deux assemblées réunies en Congrès votent la modification à la majorité des 3/5ème

La majorité des 3/5ème représentait 60,1 % des exprimés, le résultat du 4 mars 2024, fut de 91,5% pour l’adoption de la réforme de la constitution.

<L’église catholique a protesté> contre cette expression de la souveraineté d’un pays laïc.

Cette protestation est-elle légitime ?

Je ne le crois pas.

Dans un billet flamboyant <Sophia Aram> a cité un extrait d’une homélie de Michel Aupetit, archevêque de Paris :

« Satan déteste la vie, toute la culture de mort, de l’avortement à l’euthanasie en passant par la destruction d’embryons surnuméraires et la réduction embryonnaire est son œuvre à lui Satan »

C’est sa croyance, c’est son récit. Il a le droit de le croire. Des hommes et des femmes peuvent librement adhérer à ce récit. Ils seront alors catholiques. Et Monsieur Aupetit comme Monsieur Jorge Mario Bergoglio, responsable de cette église peuvent légitimement dire à celles qui adhérent au même récit qu’eux que si elles veulent suivre l’enseignement de cette église, elles ne devraient pas avorter.

Mais l’un comme l’autre n’a rien à dire aux représentants légitimes du Peuple français qui décident quelle est la Loi de la France et quelle est la Constitution de la France.

Il me semble que nous devons reprendre le flambeau de nos libérateurs de la troisième république pour stopper la prétention revigorée des religieux de tout bord, de vouloir imposer leurs croyances, leurs tabous et leurs interdits à la République française qui n’est soumis à aucun Dieu, mais à la volonté du Peuple souverain.

Mais la raison principale de ce mot du jour est autre.

J’aime la vérité historique et quand des faits sont établis clairement, les rappeler.

Pendant cette réforme, seule Simone Veil a été évoquée pour rappeler son rôle dans la loi de 1975 qui n’était pas une loi pour le droit à l’avortement mais une loi qui dépénalisait l’interruption volontaire de grossesse.

Comme le disait Simone Veil elle-même :

« Mais cette loi (sur l’IVG) on la doit aussi à un homme Valéry Giscard d’Estaing »

J’avais expliqué le rôle de Giscard d’Estaing et le hasard que ce soit Simone Veil qui porta cette réforme : « Mémoire et Histoire du droit à l’avortement »

J’ai beaucoup d’admiration et d’affection pour Simone Veil. Je l’ai écrit dans plusieurs mots du jour.

Rien de tel à l’égard de Valéry Giscard d’Estaing.

Mais c’est lui, alors que sa Foi et son milieu familial et politique s’opposaient à cette évolution, qui à l’écoute de l’évolution de la Société et de l’injustice commise à l’égard des femmes qui n’avaient pas les moyens d’aller à l’étranger avorter dans des conditions sanitaires sécurisées, a promis, lors de la campagne présidentielle de 1974, de réaliser cette réforme s’il était élu président de la république.

Il a agi en homme d’État, contre la majorité qui l’avait élu. D’ailleurs, à l’Assemblée Nationale sa majorité présidentielle vota contre la Loi. On lit dans Wikipedia :

« Après quelque vingt-cinq heures de débats animés par 74 orateurs, la loi est finalement adoptée par l’Assemblée le 29 novembre 1974 à 3 h 40 du matin par 284 voix contre 189, grâce à la quasi-totalité des votes des députés des partis de la gauche et du centre, et malgré l’opposition de la majeure partie – mais pas de la totalité des députés de la droite, […] dont est pourtant issu le gouvernement dont fait partie Simone Veil. »

Valéry Giscard d’Estaing est mort deux jours après Anne Sylvestre le 2 décembre 2020, des suites du COVID19, à 94 ans.

Je ne lui avais pas rendu hommage alors parce que j’ai consacré ce moment à Anne Sylvestre.

Car, il mérite qu’on lui rende hommage : il a modernisé la France et réalisé plusieurs évolutions majeures, souvent contre l’avis des groupes politiques qui le soutenaient.

Ainsi il a demandé au parlement d’abaisser l’âge de la majorité. Ce fut une loi du 5 juillet 1974 qui abaissa la majorité à 18 ans alors qu’elle était fixée à 21 ans pour tous depuis 1907 (25 ans auparavant pour les hommes). Cette mesure avait alors permis à près de 2,4 millions de Français concernés d’accéder au droit de vote. Au Royaume-Uni, la mesure était déjà en vigueur depuis 1970, et depuis 1969 en Allemagne.

Il est probable que sa défaite de 1981 contre Mitterrand fut en grande partie causée par cette évolution. Je ne dispose pas du vote au second tour des électeurs de 18 à 21 ans. Mais de celui  des électeurs de 18 à 24 ans et ils votèrent à 63% pour Mitterrand et à 37% pour Giscard d’Estaing.

Valéry Giscard d’Estaing, lors de cette campagne de 1981, refusa la proposition de ses conseillers qui voulaient révéler les rapports troubles de Mitterrand avec le Régime de Vichy et la décoration de la francisque par Pétain. Il rejeta cela parce qu’il trouvait ces méthodes indignes d’une campagne présidentielle.

C’est aussi dans la première année de son mandat, par la loi du 4 décembre 1974, qui comporte plusieurs dispositions relatives à la régulation des naissances, que fut acté le remboursement de la pilule par la Sécurité sociale. Par cette Loi, la contraception devient “un droit individuel”, avec la possibilité de délivrer une contraception aux mineures sans limite d’âge et sans autorisation parentale.

C’est encore sous le mandat de Valéry Giscard d’Estaing qu’est adoptée la loi du 11 juillet 1975 introduisant la notion de « consentement mutuel » dans le divorce. Les demandes devaient être auparavant motivées par une faute commise par l’un des deux époux. « Lorsque les époux demandent ensemble le divorce, ils n’ont pas à en faire connaître la cause », explique le nouveau texte. « Ils doivent seulement soumettre à l’approbation du juge un projet de convention qui en règle les conséquences. »

Il y eut également cette évolution majeure de nos institutions par la révision constitutionnelle du 29 octobre 1974 qui donne aux parlementaires (60 députés ou sénateurs) la possibilité de contester la constitutionnalité d’une loi. Auparavant, seuls le président de la République, le Premier ministre et les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat pouvaient saisir le Conseil constitutionnel. Cette évolution permettra enfin de vérifier que les projets de Loi du gouvernement sont conformes à la Constitution.

Et puis il y eut des épisodes moins glorieux, mais ils n’ont pas la place dans ce mot du jour qui se veut un hommage à un homme qui avait certes des défauts, mais qui avait aussi sa part de lumière que j’ai essayé de mettre en avant aujourd’hui.

Pour en revenir à l’évolution législative concernant l’avortement, c’est sous la présidence de François Mitterrand, en 1982, que la Loi Yvette Roudy, complétant la Loi Simone Veil, ordonnera le remboursement de l’IVG par la Sécurité Sociale.

Lors du vote du Congrès, il y eut aussi cette intervention pleine de sens et d’émotion de Claude Malhuret dont j’admire souvent l’intelligence et la qualité des interventions : « Je reverrai le visage de cette jeune femme dont la vie et celle de son bébé ont été anéanties lorsque j’irai voter. »

<1796>

Lundi 12 février 2024

« [Son travail] témoigne, mieux que tous les discours, que l’on ne doit jamais désespérer des hommes. »
Robert Badinter, avant-propos à l’édition de la thèse de Philippe Maurice

Bien sûr, il faut honorer la mémoire de cet humaniste que la France a eu la chance de compter dans ses rangs : Robert Badinter.

Il semble légitime d’écrire qu’il est mort de vieillesse à 95 ans, le 9 février 2024.

Au cours du week-end, les médias ont rappelé son histoire et ses combats nombreux, toujours pour défendre l’honneur et la dignité de la personne humaine.

Son grand combat, fut l’abolition de la peine de mort en France.

Les gens de ma génération se souviennent de ce discours qu’il prononça le 17 septembre 1981 à l’Assemblée Nationale.

<Discours> qui commença par ces mots

« J’ai l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort en France. »

Un peu plus loin, il disait :

« La France a été parmi les premiers pays du monde à abolir l’esclavage, ce crime qui déshonore encore l’humanité.
Il se trouve que la France aura été, en dépit de tant d’efforts courageux, l’un des derniers pays, presque le dernier – et je baisse la voix pour le dire – en Europe occidentale dont elle a été si souvent le foyer et le pôle, à abolir la peine de mort.
Pourquoi ce retard ? Voilà la première question qui se pose à nous. »

En 2016, lors d’une commémoration de cette abolition, Robert Badinter avait eu ce mot dans les matins de France Culture :

« La France n’est pas le pays des droits de l’Homme, elle n’est que le pays de la déclaration des droits de l’Homme »

J’en fis le mot du jour du <21 octobre 2016>

Outre, qu’il rappela qu’il n’est jamais apparu que l’existence de la peine de mot eut un effet significatif sur le nombre de crimes de sang, il expliqua les deux raisons fondamentales qui, selon lui, doivent conduire à rejeter définitivement la peine de mort :

« Il s’agit bien, en définitive, dans l’abolition, d’un choix fondamental, d’une certaine conception de l’homme et de la justice. Ceux qui veulent une justice qui tue, ceux-là sont animés par une double conviction : qu’il existe des hommes totalement coupables, c’est-à-dire des hommes totalement responsables de leurs actes, et qu’il peut y avoir une justice sûre de son infaillibilité au point de dire que celui-là peut vivre et que celui-là doit mourir.

A cet âge de ma vie, l’une et l’autre affirmations me paraissent également erronées. Aussi terribles, aussi odieux que soient leurs actes, il n’est point d’hommes en cette terre dont la culpabilité soit totale et dont il faille pour toujours désespérer totalement. Aussi prudente que soit la justice, aussi mesurés et angoissés que soient les femmes et les hommes qui jugent, la justice demeure humaine, donc faillible. »

Et puis, il existait au fond de lui cette conviction qu’un être humain, même celui qui avait commis le pire, était toujours capable de devenir meilleur.

Je voudrais pour rendre hommage à Robert Badinter, narrer l’histoire de Philippe Maurice que l’on peut trouver sur Wikipedia.

Philippe Maurice est né à Paris le 15 juin 1956.

En quittant l’armée, Philippe Maurice participe à un trafic de faux billets. Les gendarmes dans l’Aveyron le surprennent en train de forcer un barrage routier avec un véhicule volé. Puis, il est inculpé et incarcéré à la maison d’arrêt de Rodez, en mars 1977, dans le cadre de plusieurs recels de vols de véhicules et de multiples escroqueries (usages de chèques volés, faux monnayage), délits pour lesquels le tribunal de Millau le condamne en 1978 à cinq ans de prison dont un an avec sursis. Lors d’une permission de sortie il ne regagne pas la maison d’arrêt.

Avec un ami, il se lance dans une série de vols à main armée en région parisienne qui se termine dans un épilogue sanglant, d’abord avec le meurtre le 26 septembre 1979 d’un veilleur de nuit qui le surprend en flagrant délit de vol de véhicule dans le 15e arrondissement de Paris, puis avec les meurtres de deux gardiens de la paix de la préfecture de police qui tentent de les intercepter dans la nuit du 7 décembre 1979, rue Monge dans le 5e arrondissement de Paris. Son ami est tué dans la fusillade.

Philippe Maurice est condamné à mort par la cour d’assises de Paris le 28 octobre 1980 pour complicité de meurtre et meurtre sur agents de la force publique.

Il va même tenter une évasion, le 24 février 1981, et blesser grièvement un gardien de prison avec une arme que lui avait remis clandestinement son avocate.

Comme dirait les jeunes de maintenant : « C’est du lourd !»

Son pourvoi de cassation est rejeté le 19 mars 1981, le président d’alors Valéry Giscard d’Estaing repousse volontairement sa réponse pour la demande de grâce, après les élections présidentielles de mai 1981, laissant à son successeur, qui pouvait être lui-même, la charge de répondre à cette demande.

Le 10 mai 1981, François Mitterrand qui avait déclaré qu’il voulait abolir la peine de mort s’il était élu, gagne les élections présidentielles.

Le 11 mai 1981, Robert Badinter va visiter Philippe Maurice dans sa prison et lui dit :

« Vous allez être gracié, l’abolition de la peine de mort est imminente. D’une certaine manière, vous allez symboliser désormais l’abolition elle-même… ». Il lui enjoint de reprendre ses études en prison.

Le 25 mai 1981, le nouveau président de la République, François Mitterrand, quatre jours après son investiture, lui accorde sa grâce et commue sa condamnation à mort en une condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité.

Une fois gracié, Philippe Maurice abandonne ses projets d’évasion et suit le conseil de Badinter : il se met à étudier en commençant par l’équivalence du baccalauréat (examen d’entrée à l’université). Il passe sa licence d’histoire en 1987. Le 18 octobre 1989, il soutient sa maîtrise d’histoire du Moyen Âge.

C’est en décembre 1995 qu’il soutient une thèse de doctorat en histoire médiévale, dirigée par Bernard Chevalier et Christiane Deluz, à l’université François-Rabelais de Tours portant sur « La famille au Gévaudan à la fin du Moyen Âge ». Pour sa première sortie de prison sans menottes depuis 16 ans, trois gendarmes et trois fonctionnaires de la pénitentiaire sont chargés de l’observer lors de la soutenance. La thèse recueille les félicitations unanimes du jury et la mention « très honorable ».

À l’automne 1999, il est placé en régime de semi-liberté. Puis le 8 mars 2000, il bénéficie d’une libération conditionnelle. La communauté scientifique de l’université de Tours lui trouve un poste d’assistant de recherche. Par la suite, il sera chargé de recherches, il travaillera à l’EHESS dans les domaines de la famille, de la religion et du pouvoir au Moyen Âge. Il fut également chargé de recherche au CNRS.

Dans l’avant-propos à l’édition de sa thèse, Robert Badinter rappelait qu’il était venu voir Philippe Maurice à Fresnes le lendemain même du 10 mai 1981 :

« Je lui ai dit que, parce qu’il devait sa vie à l’abolition imminente, il symboliserait d’une certaine manière, l’abolition elle-même (…). [Son travail] témoigne, mieux que tous les discours, que l’on ne doit jamais désespérer des hommes. »

Le 25 mai 2000, le journal « Le Monde » lui a consacré un très long article : < Il était une fois… Le retour à la vie de Philippe Maurice >

J’en tire deux extraits. D’abord celui qui décrit la soutenance de la thèse :

« Alors, en décembre 1995, Philippe Maurice soutient sa thèse à Tours, le temps d’une extraction, sous escorte policière, du centre de détention de Caen. Cinq heures de face-à-face érudit, qui rompent la solitude et valident 1 245 pages, fruit de sa patience et de sa volonté. « Une prestation remarquable d’intelligence du sujet », se souvient Jacques Poumarède, historien à Toulouse des institutions du droit. Mention « très honorable » avec félicitations du jury. « Vous m’avez rendue plus intelligente », conclut ce jour-là une professeure de la Sorbonne, à sa place de juré. »

Et ce jugement de deux des plus grands historiens français :

« [Philippe Maurice figure] parmi les meilleurs docteurs en histoire dont j’ai eu connaissance ces dernières années, attestait le médiéviste Jacques Le Goff, en 1996. Il s’agit là d’un cas exceptionnel non seulement de réinsertion psychologique, intellectuelle et morale, mais d’un apport important aux travaux de l’historiographie française contemporaine. » « Je suis tout à fait porté à lui faire confiance pour le travail qu’il pourrait accomplir dans l’avenir », écrivait l’historien et président de la Bibliothèque nationale de France, Jean Favier. »

Par <cet article> de « l’Obs » nous apprenons qu’il a été présent en 2021, avec Robert Badinter, pour célébrer le 40ème anniversaire de la peine de mort :

« La célébration du 40ème anniversaire de l’abolition de la peine de mort à l’Hôtel de Lassay, a été l’occasion pour Robert Badinter de plaider pour « l’abolition universelle ». Puis, il s’est adressé à ce professeur d’histoire, discrètement assis dans l’assistance, « il a été l’incarnation de l’abolition et il n’a pas déçu les espérances que nous avions en lui ». Appelé à son tour à prendre la parole, Philippe Maurice a rendu hommage à l’homme qui a consacré sa vie à la justice et, a-t-il ajouté, « à François Mitterrand que j’aurais aimé connaître ». Habillé tout de blanc, couleur des fantômes et des anges, Philippe Maurice tranchait sur l’aréopage en costumes sombres. Nulle effusion entre les deux hommes, l’ancien ministre cultive la réserve et le professeur, la discrétion. L’histoire les a fait se croiser et se recroiser mais Robert Badinter n’a pas été son défenseur. »

Sollicité par « Ouest-France », Philippe Maurice s’est dit trop pudiquement touché par la mort de Robert Badinter pour évoquer le sujet de vive voix. Il a toutefois rédigé un petit texte que voici à son égard :

« Voici plus de quarante ans, dans une cellule de condamné à mort, les pieds et les mains enchaînés, les chevilles ensanglantées, je recevais la visite régulière de Robert Badinter. Je n’étais qu’un gamin de banlieue sans avenir. Nous étions certains que je serais exécuté.
Cet homme, socialement si important, ce grand notable, se présentait toujours avec une boîte neuve de cigarillos. Il posait la boîte sur la table, devant nous, l’ouvrait, et m’invitait à fumer. Il allumait les cigarillos que je grillais ainsi devant lui. Quand, en parlant, je laissais mon cigarillo s’éteindre, attentif, attentionné, il se précipitait sur son briquet pour le rallumer. Je crois qu’il s’apercevait avant moi que le cigarillo était éteint.
Ce petit geste dont il ne s’est jamais vanté, je crois, aurait dû disparaître avec moi… À mes yeux, ce geste modeste reste une marque de sa très grande humanité… Le grand bourgeois se pliait devant la mort à venir d’un gamin destiné à l’échafaud. »

Philippe Maurice a publié plusieurs ouvrages d’historien : « La famille en Gévaudan au XV e siècle (1380-1483) » qui fut l’objet de sa thèse, en 1998, aux éditions de la Sorbonne, « Guillaume le Conquérant » en 2002, chez Flammarion, mais aussi son autobiographie : « De la haine à la vie », en 2001, aux éditions du Cherche Midi et « Adieu la mère », en 2014, aux éditions du Cherche Midi, consacré à la vie si difficile de sa mère.

<1791>

Lundi 5 février 2024

« Le murmure »
Christian Bobin

« Le murmure », c’est un son délicat, mais c’est aussi le nom que l’on donne aux grands rassemblements d’oiseaux dans le ciel, où ils forment des masses compactes et mouvantes au crépuscule.

Cette mystérieuse faculté que possèdent les oiseaux à évoluer, en groupe immense, de manière harmonieuse, sans jamais se cogner, tout en changeant de direction est fascinante.

Je me souviens que lors d’un entretien avec Jacques Chancel, Herbert von Karajan parlait du murmure des oiseaux pour expliquer comment se passe les inflexions : les changements de tempo et de nuances au sein d’un orchestre symphonique composé seulement d’une centaine d’individus. Il expliquait que le groupe était suffisamment en harmonie pour que ces évolutions soient immédiatement perçues par tous, de sorte qu’ils agissent en symbiose.

Le réalisateur hollandais Jan Van Ijken nous apprend dans un documentaire que les formations d’oiseaux ne sont pas dirigées par un seul individu mais bien par tout le groupe. Quand un des individus change quelque chose, les autres réagissent instantanément quelle que soit la taille du murmure. L’information circule dans le groupe quasi sans dégradation.

« Le murmure » est l’ultime livre écrit par Christian Bobin.

Il est paru le 1er février 2024. Le 2 février j’avais fini de le lire, mais certainement pas d’y revenir, maintes et maintes fois.

Le 2 octobre 2022, un Christian Bobin lumineux et semble t’il en forme, était l’invité du « Grand Atelier » de Vincent Josse sur France Inter : « Nous existons si peu, c’est un miracle que cette larme dans les yeux »

La Médiatrice de France Inter a mis en ligne la réaction de quelques-uns des auditeurs qui se sont exprimés suite à cette émission.

J’en citerai deux :

« Quel bonheur cette émission d’aujourd’hui ! D’un seul coup on grandit, on vibre à ses paroles, on est ému par son émotion, sa profondeur. Une interview comme celle-là nous rend plus intelligent. Bravo à Christian Bobin et sa poésie, sa spiritualité de la vie et merci à Vincent Josse de ces deux heures magnifiques ! J’en redemande ! Merci merci !»

« Ahhhh Monsieur Josse, comme j’ai souri en vous entendant dire cette phrase qu’ici même j’envoyais à mon amie « Regarde, on va se prendre une rafale de joie ». J’avais cette sensation d’être parmi vous. Un grand merci pour ce beau rendez-vous, Christian Bobin est une lueur sur tant de chemins !!! »

J’ai réécouté cette émission, ce dimanche, pendant ma marche quotidienne et je me suis dit qu’il faudrait l’écouter chaque fois qu’on n’est pas bien, c’est plus puissant et moins nocif que tous les antidépresseurs.

Quelques jours après cette émission, Christian Bobin a été attaqué par la maladie foudroyante qui allait l’emporter le 23 novembre 2022.

Christian Bobin a fini son existence terrestre, à l’hôpital de Chalons sur Saône, allée Saint Jean des Vignes.

Il avait commencé son livre en juillet, mais c’est sur son lit de souffrance de l’hôpital qu’il l’a continué, et pour la fin il l’a dicté à sa compagne devenue son épouse la poétesse Lydie Dattas auquel le livre est dédié. Ce livre est bien plus : une ode à leur amour partagé.

Lydie Dattas avec l’éditrice Gabrielle Lecrivain ont finalisé cet ouvrage dont l’exergue initial est :

« Rien est le tout de ce que je sais »

Lydie Dattas a accepté une interview très émouvante sur le site de « la Tribune » : « J’ai vécu avec un ange, Christian Bobin » .

Lydie Dattas est, elle-même, une poétesse reconnue par ses pairs. Elle déclare dans la Tribune :

« A l’instant où j’ai connu Christian Bobin, je suis devenu sa disciple. J’ai tout de suite vu que j’avais à faire à tellement plus grand que moi. »

Lydie Dattas confirme ce que révèle la quatrième de couverture : « Commencé chez lui, au Creusot, en juillet 2022, poursuivi sur son lit d’hôpital durant les deux mois précédant sa mort, le murmure appartient à ces œuvres extrêmes écrites dans des conditions extrêmes. »

Quand le journaliste lui demande si elle l’a encouragé dans cette aventure inouïe :

« On n’encourage pas le tonnerre à tonner, ni le rossignol à chanter. Il chante tout seul. Ma seule action dans cette affaire, ça a été de noter, parfois à la vitesse de la lumière, une phrase, une parole ou une correction. Parfois en direct, parfois au téléphone. Dans une telle aventure divino-humaine (le fond poétique indestructible du vivant), où la mort peut survenir à chaque instant, il ne peut être question de plans, de désirs, de souhaits : le verbe arrive et il faut juste être à la hauteur de son sens. Malgré sa taille modeste, ce livre restera comme le grand œuvre de Christian Bobin. »

Dans ce livre, il est question d’art, il cite une dizaine de fois le grand pianiste russe Grigory Sokolov, qu’il a découvert tardivement.

Il est question de sa maladie, qui s’adresse à lui :

« Et de paix ! S’exclama la maladie. Sais-tu seulement de quoi tu parles ? Il ne s’agit pas de cesser d’écrire, malheureux ! Regarde : je les ai fait venir pour toi mes auxiliaires : quatre douleurs pour y voir clair. Une guerre pour l’âme, une pour le poumon, tout ! Ils t’apporteront lumière, non ténèbres ! Rien de plus éloigné de la mort ! Bon dit la maladie en claquant des doigts pour rameuter sa troupe : en route ! Nous avons encore du chemin à faire. Je reviendrai. Le message est clair. […]
Si ce livre devrait être le dernier, alors il faudrait qu’il soit le plus jeune de tous ceux que j’ai écrits. »
Le Murmure page 19

La gravité, on la comprend dans ce dialogue avec le médecin :

Le médecin entre dans ma chambre, mon dossier dans les mains, et me dit doctement contrarié : « Je ne sais pas qui vous êtes, mais c’est complétement anormal. Avec ce que vous avez, vous devriez être terrassé ! ».
Le Murmure page 47

Tous les médecins n’ont pas cette brutalité, mais nous, je veux dire nous qui fréquentons assidument les disciples d’Esculape, avons tous rencontré ce que j’appelle « des techniciens » qui ont dans leur tête les protocoles et des tableaux statistiques, mais ont oublié de cocher la case « humanité »…

Christian Bobin lui répond dans son livre :

« Ce spécialiste ne connaît pas les ressources des bébés. Je n’ai pas de ruse. Moi j’arrive sur mes jambes de 4 ans – et je cause. Je saute à pieds joints dans toutes les flaques de découragement qui sont devant moi et je les change en étincelles. »

Et il continue par un mot plus piquant, car Bobin est bienveillant et gentil, mais il n’est dupe de rien et voit aussi l’ombre des choses :

« La sensibilité s’est retirée du monde. Elle a laissé la place à la précision. Si j’étais la lune, je commencerais à faire mes valises… »

Il y a aussi ce moment où le lecteur se dit il est vraiment trop …

« Il pleut… Sur mon lit d’hôpital, je mange un plat incomestible entre un mourant et une vitre en larmes. Ensuite, j’écris ce petit billet pour la cuisinière : « Chère cuisinière, je viens de finir mon assiette : c’était absolument délicieux. Peut être seulement un tout petit peu froid… ».
J’ai un frisson d’ange. Nous ne sommes que rarement les auteurs de nos actes. »
Le Murmure page 35

Mais la critique suit :

« Si seulement on pouvait s’occuper des malades et des pauvres comme leurs majordomes s’occupent des riches… »

Et il finit par cette analyse sur ceux que notre président, lors de la pandémie, a décrit comme les indispensable de notre société :

« C’est grâce à l’insomnie des mères consolant un enfant dévoré par les diables de la nuit ou à un balayeur aidant ici ou là un trottoir à mieux respirer – oui : c’est grâce à ce genre de service que les ténèbres n’ont pas encore refermé définitivement leurs bras sur les humains. Écrire est ce genre de service. »

Mais ce n’est pas la maladie qui a la première place dans ce livre :

« J’écris pour vous construire un nid. Il fait trop froid dehors. »
Le Murmure page 34

C’est un hymne à la nature et tant d’autres choses

« Le Temps est venu d’être félicité pour ce qu’on n’a pas fait, pour ce qu’on n’a pas détruit, pour notre amour des fleurs sauvages, qui avec les cris du cœur ont seule puissance de nous guérir.
Fie-toi aux fleurs ! Toute fleur est une goutte de courage, une transfusion de couleurs dans nos veines flétries de ne croire qu’aux ténèbres. »
Le Murmure page 119

C’est un livre à lire, je ne peux dans ce mot du jour que picorer quelques bribes.

Mais je voudrai partager la fin de ce livre, car c’est un livre sur la mort et sur l’amour :

« Je suis au bout du langage. La poésie n’est rien, l’écriture n’est rien, la musique n’est rien. Mais ce qui n’est rien ignore la mort. Les larmes et les sourires sans cause survivent à la fin du monde. On va vers des jours extraordinaires.

Nous ne descendrons pas l’escalier de tristesse. Plus vite que la vie et plus vite que la mort, je te retrouverai TOI . Nous tourbillonnerons dans la lumière.
Le vol magique des étourneaux, seconds violons du ciel. Quand ils rencontrent un obstacle – comme d’un roc qui dépasse d’une rivière-, ils scindent en deux cette masse de grâce sans se heurter, vite recomposent leur amitié après le franchissement de l’épreuve. Cette passe s’appelle « le murmure ».
Quand tu mourras notre amour se recomposera. Il se recomposera dans le ciel rouge, comme le murmure des étourneaux après le franchissement de l’obstacle.
Sur le roc de la mort nous serons deux présences éternelles. Dieu n’éteindra jamais nos yeux qui voyaient. »

Et puis vient la toute dernière page avec une seule phrase.

L’éditrice Gabrielle Lecrivain a expliqué que la page manuscrite, toujours écrite à la main, était entièrement noire, car elle avait été intégralement écrite mais barrée à l’exception de cette phrase :

« Nous serons deux enfants réenfantés »

Après leur rencontre, Lydie Dattas et Christian Bobin se sont installés, en 2005, dans une maison isolée, au lieudit Champ-Vieux, à la lisière du bois de Saint Firmin, à une dizaine de kilomètres du Creusot. Dans <cet article de blog>, il est question de ce lieu enchanteur. Cette maison, ils l’ont abandonnée, pour vivre au Creusot, lorsque l’état de santé de Christian Bobin s’est dégradé. Et, Lydie Dattas finit l’article de la Tribune ainsi :

« Récemment, pour la première fois, je suis retournée à Champ-Vieux où nous avons vécu. Il neigeait. La maison et la clairière étaient toutes blanches. C’était beau à pleurer. J’ai pensé : « J’ai vécu au paradis avec un ange. Pourquoi ai-je eu ce privilège ? Personne ne mérite un tel bonheur. »

<1789>

Mercredi 27 décembre 2023

« 18 mois de vie. »
Clémentine Vergnaud

C’est le 15 juin 2022, que Clémentine Vergnaud a appris qu’elle souffrait d’un cancer des voies biliaires, rare, très agressif : le cholangiocarcinome.

Elle avait décrit son combat, ses espoirs, sa peur et ses relations avec les médecins et l’administration dans une série de 10 podcasts : « Ma vie face au cancer : le journal de Clémentine. » publiée en juin 2023.

J’ai commencé à écouter le premier, puis tous les autres d’une seule traite, lors d’une longue promenade.

Je concluais le mot du jour que je lui ai consacré : « La mort est au bout du chemin, mais elle s’est un peu éloignée. » par cette exclamation : Un monument d’humanité !

Son podcast était une manière de « laisser une trace », comme elle l’expliquait sur le plateau de « C à vous ».

Elle n’a pas fêté Noël, elle est morte le 23 décembre 2023 au matin, 18 mois et quelques jours après le diagnostic de sa maladie. Elle avait 31 ans.

Début octobre, elle donnait des nouvelles peu rassurantes sur sa santé sur le réseau social X, tout en annonçant l’enregistrement de la saison 2 de son podcast. Elle écrivait :

« Vous êtes plusieurs à demander de mes nouvelles, à vous inquiéter de mon silence. Je vais bien, rassurez-vous. Mais les deux dernières semaines ont été compliquées. Je suis passée à un cheveu de la mort à cause d’un grave accident cardiaque. Maintenant, je me remets doucement ».

Elle travaillait à France Info. Ses collègues lui ont rendu <Hommage> :

« La rédaction de franceinfo a perdu l’une des siennes, une femme merveilleuse, une journaliste de grand talent, une amie pour beaucoup. […]

Pendant ces longs mois où elle a combattu la maladie, Clémentine a fait preuve d’un courage incroyable, d’une détermination sans faille et d’une immense joie de vivre.
Sa force de caractère et sa lucidité, nous les avons tous entendues dans le podcast “Ma vie face au cancer” qu’elle avait tenu à faire pour raconter sa vie avec la maladie.

Dans ce podcast, […] Elle a apporté beaucoup aux malades, à leurs proches, aux soignants. Avec une telle justesse des mots et des émotions.

[…] Jusqu’au dernier moment, Clémentine a voulu profiter de ses « moments dorés » : chaque plaisir, chaque bonheur qui passait à sa portée. « La fin, elle est connue, nous disait-elle, il n’y a pas trop de mystère. Mais il y a tout ce qui va y mener et je n’ai pas envie de gâcher ces moments. Aucun de ces moments. »

Clémentine, c’était un rire, un sourire, une voix.
Et cette voix, parce que c’est ce qu’elle a voulu, nous continuerons à l’entendre. »

Cette jeune femme qui a dit « Je ne suis pas une battante. En fait, je n’ai juste pas le choix » a donné une immense leçon : elle a vécu aussi intensément que possible les 18 mois de vie qui lui restait à vivre après son terrible diagnostic.

L’oncologue canadien Gabriel Sara qui avait joué son propre rôle dans ce merveilleux film « De son vivant » avait révélé cette tragédie dans la tragédie : « Mourir de son vivant », c’est-à-dire ne pas vivre ce qui reste à vivre :

« On peut mourir de son vivant. On le voit chez Benjamin. Au fur et à mesure que son corps s’affaiblit, son esprit devient paradoxalement plus puissant. Il prend le contrôle de sa vie, il règle son histoire avec son fils, il pardonne à sa mère, il transmet à ses élèves tout ce qu’il a de plus beau à donner. Alors que son corps est foutu, lui vit plus intensément que jamais. Il n’a jamais été aussi en contrôle de sa vie. Et c’est merveilleux. »

Et il parle de cette mission sacrée qui doit être celle des médecins, de l’être humain malade et de sa famille :

« Face à un patient condamné, ma mission sacrée est de l’accompagner pour que les années, les mois et jusqu’aux minutes qu’il lui reste, soient de beaux instants de vie et pas d’agonie. Quand mon patient meurt, je suis triste bien sûr, mais j’ai le sentiment du devoir accompli. Pour un cancérologue, c’est une satisfaction énorme. »

Je crois que Clémentine Vergnaud a porté haut cette mission sacrée de vivre les « 18 mois de vie. » qui lui restait.

Comme souvent, ces derniers temps, je terminerai par un texte de Christian Bobin qui écrivait lors d’un entretien avec le journal « La Vie » en 2019 :

« Ceux qui ont disparu mêlent leur visage au nôtre.
Nous sommes étroitement liés, souterrainement, dans une métamorphose incessante.
C’est pourquoi il est impossible de définir aussi bien la vie que la mort.
On ne peut que parler d’une sorte de flux qui sans arrêt se transforme, s’assombrit puis s’éclaire de façon toujours surprenante.
La mort a beaucoup de vertus, notamment celle du réveil.
Elle nous ramène à l’essentiel, vers ce à quoi nous tenons vraiment. »

<1783>

Samedi 2 décembre 2023

« Maria Callas est née il y a 100 ans. »
La plus grande tragédienne de l’opéra est née le 2 décembre 1923

Maria Anna Cecilia Sofia Kalogeropoulou, plus connue sous le nom de Maria Callas est née le 2 décembre 1923 au Flower Hospital de New York, sur la Cinquième Avenue et Central Park.

Maria Callas a changé l’opéra. Elle a fait de la chanteuse d’opéra une actrice, une tragédienne.

Sa carrière débuta vraiment en 1947. A cette époque, elle vivait aux Etats-Unis et cherchait d’avoir des rôles dans les opéras américains, sans trop de succès.

Elle était parfaitement inconnue

Mais un impresario italien, Giovanni Zenatello, était venu aux États-Unis sur la demande du chef d’orchestre italien Tullio Serafin afin de rechercher un soprano pour chanter La Gioconda de Ponchielli aux arènes de Vérone.

Après avoir emprunté 1 000 dollars à son parrain pour payer son voyage et son séjour, elle est présentée par Zenattelo à Tullio Serafin qui, enthousiaste, l’engage séance tenante.

Le chef dirige l’œuvre et peu à peu, décèle les extraordinaires possibilités de la jeune diva.

C’est lui qui fera de Maria « la Callas ».

Tullio Serafin dira à son sujet :

« Elle était si étonnante, si imposante physiquement et moralement, si certaine de son avenir. Je savais que cette fille, dans un théâtre en plein air comme l’est Vérone, avec sa voix puissante et son courage, ferait un effet démentiel. »

Lors d’une interview de 1968, la cantatrice admettra quant à elle que son travail sous la direction de Serafin a été :

« La chance de ma vie […] Il m’a enseigné qu’il doit y avoir une formulation ; qu’il doit y avoir une justification. Il m’a enseigné le sens profond de la musique, la justification de la musique. J’ai réellement, véritablement absorbé tout ce que je pouvais de cet homme. »

Sa dernière apparition lors d’un spectacle d’opéra eu lieu de 5 juillet 1965 au Covent Garden de Londres.

Il s’agit en fait d’une carrière de 18 ans, pendant laquelle elle donnera 595 représentations et concerts, tiendra 42 rôles et enregistrera 26 intégrales d’opéra

Et c’est lors de ces 18 ans de carrière qu’elle forgera sa légende.

Elle est morte, seule, déprimée à 53 ans, le 16 septembre 1977, dans son appartement parisien au troisième étage du 36 avenue Georges-Mandel, où ses seules occupations étaient d’écouter ses vieux enregistrements et de promener ses caniches en empruntant chaque jour le même itinéraire : rue de la Pompe, rue de Longchamp et rue des Sablon.

En 2017, pour les 40 ans de la mort de cette extraordinaire artiste, j’avais rédigé deux mots du jour :

« La diva, c’est celle qui apporte l’exemple d’un travail, d’une discipline et d’une grande maîtrise du métier »

« J’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour »

Dans ce second mot du jour j’évoquais sa relation avec ce marchand grec qui avait pour nom Onassis et qui savait amasser beaucoup d’argent mais pas rendre heureux ses proches.

Le centenaire donne lieu à beaucoup de publications médiatiques.

Sur la plateforme de replay de France TV on trouve le remarquable documentaire de Tom Volf : <Maria by Callas>. Il sera disponible jusqu’au 16/12/2023.

Et puis il y a 64 émissions, et d’autres sont annoncées, proposées par Radio France sur cette page : < Callas, le podcast>

L’Opéra de Paris lui rend également hommage : <Hommage à Maria Callas>

Le 2 décembre, L’Opéra de Paris propose un Gala Maria Callas qui sera retransmis le 8 décembre 2023 sur France 5, lors d’une soirée spéciale consacrée à Maria Callas.

L’Opéra de Paris la présente ainsi :

« Cantatrice magnétique et tragédienne bouleversante, Maria Callas a transformé l’art du jeu et du chant à l’opéra. »


Elle fut une artiste unique, bouleversante, probablement, pour l’éternité, la plus grande de toutes les chanteuses d’opéra.

Sa vie fut une tragédie, mais, comme elle le dit à fin du documentaire de Tom Volf <Maria by Callas>, elle eut aussi de nombreux témoignages d’admiration et de remerciement de toutes celles et de tous ceux qui surent ouvrir leurs oreilles et surtout leur cœur à la beauté, la sensibilité et l’émotion du chant et du jeu de Maria Callas.

<1779>

Mardi 24 octobre 2023

« Le voyage à Nantes. »
Souvenir personnel d’il y a un an lundi 24 octobre 2022

Le voyage à Nantes est pour les nantais un concept touristique.

Le Voyage à Nantes est d’abord un organisme touristique chargé de la promotion via la culture de la destination de Nantes, créé en 2011 sous la forme d’une société publique locale.

C’est ensuite un parcours pérenne d’une cinquantaine d’étapes, dans la ville de Nantes, matérialisé par une ligne verte tracée au sol qui conduit le visiteur d’une œuvre originale d’un artiste d’aujourd’hui à un monument du patrimoine, célèbre ou méconnu.

Pour un grand nombre de français, le voyage de Nantes fait songer à une chanson bouleversante de Barbara.

Une chanson d’Adieu.

D’adieu à son père incestueux.

Elle entreprit le voyage à Nantes pour le rencontrer une dernière fois avant qu’il ne meure.

Mais elle n’est pas arrivée à temps.

Le titre exact du voyage à Nantes est simplement « Nantes ».

Il pleut sur Nantes
Donne-moi la main
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin
Un matin comme celui-là
Il y a juste un an déjà
La ville avait ce teint blafard
Lorsque je sortis de la gare
Nantes m’était alors inconnue
Je n’y étais jamais venue
Il avait fallu ce message
Pour que je fasse le voyage
Madame soyez au rendez-vous
Vingt-cinq rue de la Grange aux Loups
Faites vite, il y a peu d’espoir
Il a demandé à vous voir
À l’heure de sa dernière heure
Après bien des années d’errance
Il me revenait en plein cœur
Son cri déchirait le silence
Depuis qu’il s’en était allé
Longtemps je l’avais espéré
Ce vagabond, ce disparu,
Voilà qu’il m’était revenu
Vingt-cinq rue de la Grange aux Loups
Je m’en souviens du rendez-vous
Mais j’ai gravé dans ma mémoire
Cette chambre au fond d’un couloir
Assis près d’une cheminée
J’ai vu quatre hommes se lever
La lumière était froide et blanche
Ils portaient l’habit du dimanche
Je n’ai pas posé de questions
À ces étranges compagnons
J’ai rien dit, mais à leur regard
J’ai compris qu’il était trop tard
Pourtant j’étais au rendez-vous
Vingt-cinq rue de la Grange aux Loups
Mais il ne m’a jamais revue
Il avait déjà disparu
Voilà tu la connais l’histoire
Il était revenu un soir
Et ce fut son dernier voyage
Et ce fut son dernier rivage
Il voulait avant de mourir
Se réchauffer à mon sourire
Mais il mourut à la nuit même
Sans un adieu, sans un je t’aime,
Au chemin qui longe la mer
Couché dans le jardin de pierres
Je veux que tranquille il repose
Je l’ai couché dessous les roses
Mon père, mon père
Il pleut sur Nantes
Et je me souviens
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin

Pour moi, aujourd’hui, « le voyage à Nantes » est le trajet en train que j’ai entrepris, il y a un an, lundi 24 octobre 2022, avec Annie.

Mon but était de voir encore une fois mon grand frère, avant qu’il ne soit trop tard.

Les nouvelles étaient mauvaises. 40 jours auparavant Gérard m’avait appris qu’il était atteint d’une leucémie aigüe. Mais lors du weekend, les médecins avaient brusquement donné le signal de l’urgence absolue.

Alors, avec Annie nous avons pris le TGV pour Nantes à 15:30 avec une arrivée prévue à 19:50.

A 16:50, ce TGV va s’arrêter en pleine voie, une panne électrique en est la cause.

Il sera toujours arrêté quand à 17:25, Gérard expira pour la dernière fois.

Son fils Gregory m’a tout de suite informé :

« Papa vient d’avoir son dernier souffle. »

C’était mon Grand Frère, puisque lui m’appelait toujours, alors que j’avais 60 ans passé, « mon petit frère ».

Il est vrai que 11 ans nous séparaient.

Le train arrivera à Nantes à 22:10 avec 2h20 de retard


« La vie est une drogue.
La mort est son sevrage qui nous rend plus jeunes encore qu’au berceau où nous sommes saturés de gloires.
Il y a deux forces inépuisables dans le monde, celle des nouveau-nés et celle des morts.
Le seul fait de vivre, d’être jeté au monde, comme on est jeté aux chiens, nous crée un devoir envers ceux qui nous ont précédés sur ce chemin, sous cette charmille, dans ce cyclone.
Les morts nous ont menés, siècle après siècle, au rivage de la vie. Nous leur devons bien un peu de lumière.
Être dignes d’eux, ne pas abîmer ce qu’ils n’ont plus.
Nous avons le devoir d’enchanter le bout de tissu que nos doigts de nouveau venu serraient au fond du berceau.
Ce tissu est la vie entière, légère, froissable. »
Christian Bobin, « Le muguet rouge » page 40

Bobin l’enchanteur est mort le 23 novembre 2022, soit trente jours après mon grand frère

<1770>

Mardi 17 octobre 2023

« Je n’aurai pas le temps […] de visiter toute l’immensité d’un si grand univers. »
Texte de Pierre Delanoë, chanté par Michel Fugain et titre d’un ouvrage de Hubert Reeves

Nous sommes dans un monde de violence.

Et la violence, hélas, mille fois hélas, paie.

L’israélien fanatique qui a tué Yitzhak Rabin a gagné, le processus de paix engagé par les accords d’Oslo a été enterré.

L’Azerbaïdjan a récupéré le Haut Karabakh par une violence inouïe, elle a gagné, personne ne proteste, ou si mollement.

Poutine a usé de violence sur tous les fronts. Nous avons l’intuition qu’il va garder la Crimée et une partie de l’Ukraine. Par lassitude nous accepterons cette situation de fait.

Les islamistes monstrueux qui ont pratiqué le carnage de Charlie Hebdo ont gagné, plus personne ne caricature le prophète de l’islam.

Cette religion que certains veulent voir ou proclamer comme une religion de paix et qui aujourd’hui dans le monde fonde des régimes odieux et des organisations criminelles à l’égard des femmes, des idées, de la connaissance et de ceux qui ne croient pas ou ne suivent pas leur récit intégriste.

Ce n’est au nom de la Palestine mais au cri de la formule du « takbir » que les criminels du Hamas ont tué, massacré, mutilé enfants, femmes et hommes parce qu’ils étaient sur le sol de l’État d’Israël, juifs et aussi non juifs

Le takbir est cette expression arabe, utilisée dans l’islam : « Allahu akbar » ou « Allahou akbar » parfois transcrite « Allah akbar », qui signifie « Allah est [le] plus grand ».

Nous pouvons craindre que ces actes de terrorisme, ces crimes de guerre et ces crimes contre l’humanité, car ces 3 appellations correspondent, toutes les trois, à la réalité des faits, vont entrainer encore plus de violence et de chaos, ce que les odieux stratèges du Hamas avaient anticipé.

Alors, cela fait du bien de parler d’un homme doux, d’un homme sage, d’un humain qui a cherché à comprendre le monde, non en cherchant de manière abêtissante dans des récits proclamés « sacrés » une vérité qui ne s’y trouve pas, mais en observant l’univers, en l’étudiant humblement, en faisant des expériences et en acceptant de distinguer entre ce que l’on pouvait savoir, ce qui était probable et l’immensité de ce que l’on ne savait pas.

Cet homme qui disait :

« Quand il y a plusieurs hypothèses, c’est qu’on ne sait pas »

Cet homme était Hubert Reeves, il est parti rejoindre les étoiles ce vendredi 13 octobre 2023 à 15:15 . Il avait 91 ans

En 2008, il a publié un livre de 348 pages : « Je n’aurai pas le temps » dans lequel il parle de son parcours, de son enfance québécoise à sa carrière scientifique internationale, de son milieu familial à sa renommée médiatique et à ses engagements écologiques.

Il décrit la quête de cet ouvrage de la manière suivante :

« Le motif de ce livre peut se résumer en ces quelques mots : “un homme et son métier”. Comment ai-je atterri dans ce monde de la science ? Que m’a-t-il apporté ? Que lui ai-je apporté ? Je parlerai de mes moments de bonheur, d’euphorie, et aussi de mes frustrations. Je décrirai les projets que j’ai poursuivis et comment ils m’ont amené à visiter le vaste monde. »

Le titre de son livre a été inspiré directement de <cette chanson> de Michel Fugain dont les paroles ont été écrites par Pierre Delanoë

« Je n’aurai pas le temps
Pas le temps
Même en courant
Plus vite que le vent
Plus vite que le temps
Même en volant

Je n’aurai pas le temps
Pas le temps
De visiter
Toute l’immensité
D’un si grand univers
Même en cent ans
Je n’aurai pas le temps
De tout faire »

« La terre au carré » de Mathieu Vidard a consacré un <Hommage à Hubert Reeves> en rediffusant des parties d’émissions auxquelles il a participé. La première d’entre elles était consacrée à la sortie de ce livre « Je n’aurai pas le temps »

La première fois que j’ai évoqué Hubert Reeves, ce fut en 2015, dans un mot du jour consacré à la théorie de la réfutabilité de Karl Popper : « Une théorie qui n’est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. »

C’était pour illustrer cette théorie par une remarquable conférence de Hubert Reeves <La crédibilité de la théorie du big bang par Hubert Reeves>

Un an après, entre le lundi 14 mars et le vendredi j’ai consacré 5 mots du jour à un livre que je venais de lire : « Là où croit le péril, croit aussi ce qui sauve »

Voici le lien vers le premier article : « C’est une chose étrange à la fin que le monde… »

Dans l’émission hommage de la terre au carré, Hubert Reeves révèle que s’il pouvait vivre une nouvelle vie, il serait à nouveau astrophysicien, mais qu’il apprendrait aussi à faire de la musique et plus précisément à jouer du violoncelle.

Le dernier mot du jour consacré à Hubert Reeves, le 23 avril 2021, avant celui d’aujourd’hui était aussi consacré à la musique : « Schubert, il est mort. […] Et pourtant il n’est pas mort. Il est avec moi, il vient me parler, il me parle »

Hubert Reeves disait que :

« [Ma plus grande fierté] est quand des gens me disent qu’après avoir lu un de mes livres, ils se sont sentis plus intelligents. »

Et il a écrit beaucoup de livres qui rendent plus intelligents celles et ceux qui ont la bonne idée de les lire.

Vous trouverez derrière ce lien <Hubert Reeves> le site consacré à cet homme doux et sage et sur lequel il est écrit sobrement : « Le présent site, maintenu par un membre de sa famille, restera en ligne aussi longtemps que les ressources nécessaires seront là pour le permettre, afin de perpétuer son souvenir. »

<1768>

Vendredi 1er septembre 2023

« [Daniel Cohen] restera à jamais mon interlocuteur imaginaire, celui qui m’aide à penser hors des clous. »
Esther Duflo, Prix Nobel d’Économie de 2019 parlant de son « mentor » Daniel Cohen

Daniel Cohen est mort le dimanche 20 août, à l’âge de 70 ans, à l’hôpital Necker, à Paris.

Il était gravement malade depuis plusieurs mois.

Selon mes recherches, la dernière vidéo que j’ai trouvée de lui sur internet date du 24 janvier 2023. Il était l’invité du Cercle Humania qui est un groupe qui réunit des Directeurs des Ressources Humaines. Nous pouvons écouter <son introduction> dans laquelle il dit les choses suivantes

« On est dans une période où les incertitudes surgissent de partout. Incertitudes économiques, inflation, les taux d’intérêt, la récession […] géopolitique, la guerre en Ukraine, la Chine qui sort d’une crise tumultueuse, les Etats-Unis qui ont une crise spécifique, ce qu’on a appelé la grande démission. […]

Le point important c’est ce que disait Jérôme Fourquet, auteur magnifique d’un très beau livre, l’Archipel français et d’autres, qui expliquait […] que les Français hésitent entre la colère et la résignation. On a ces deux sentiments, alors parfois pour des groupes sociaux différents, mais souvent dans une même personne.
La colère contre une situation qui au fond, ne permet plus de comprendre ce qu’on fait, où on va.
L’inflation est un facteur d’anxiété. Ce n’est pas exactement la même chose de perdre son pouvoir d’achat, en le sachant. Voilà, je vous le réduis, ça ne fait pas plaisir mais au fond, on sait ce qui nous attend.
Alors que l’inflation, même si ça produit la même chose, ajoute une couche d’anxiété, parce qu’on voit quelque chose, ça coûte plus cher d’acheter des fruits frais, mais on ne sait pas quand ça va se terminer.

Donc tout ça génère de la colère, de ne pas être en contrôle de sa vie […] et puis de la résignation, parce qu’en effet l’avalanche de toutes ces crises fait qu’on n’arrive même pas à les hiérarchiser soi-même dans sa propre vie.

Et donc, il y a une espèce de laisser-aller de démotivation. C’est ce que disait aussi Jérôme Fourquet. Une grande partie des Français, 35-40%, dans ses statistiques, qui sont démotivés, qui n’arrivent plus à trouver le jus pour repartir le matin à la charge. […]
La recherche d’une maîtrise de ce qu’on veut faire, […] Il y a une demande à la fois de reconnaissance de ce qu’on fait, c’est une des plaintes des Français dans les enquêtes. Ils disent j’adore mon travail, mais personne ne se rend compte de ce que je fais, je ne suis pas suffisamment reconnu, quand j’ai des idées on ne les écoute pas. Donc ça, ce sont des problèmes très importants pour les membres de votre groupe : comprendre les aspirations des gens. »

Et il dit encore cela du télétravail :

« C’est la grande rupture qu’a apporté de manière tout à fait imprévue le Covid. On a découvert qu’on pouvait télétravailler. En 2019 personne n’aurait imaginé qu’une telle exigence sociale puisse se faire jour avec des technologies qu’on connaissait déjà [depuis assez longtemps]. Il n’y a pas eu de rupture technologique. […] Mais on n’avait pas l’idée que ça puisse devenir un instrument de travail et ça l’est devenu avec le Covid. Et c’est devenu une revendication très importante pour beaucoup de gens. Et les entreprises qui ne sont pas capable de proposer du télétravail […] ont du mal à recruter. […]

Le télétravail c’est un médicament et un poison à la fin. C’est un médicament parce que oui vous le savez que vous êtes chez vous. On contrôle, très bien.
Et puis, c’est un poison parce que le rapport au collectif, à vos collègues [est appauvri].
On est dans cette ambivalence, dans cette incertitude sur l’effet net qui va s’imposer dans les deux ou trois prochaines années. On sait qu’on est dans des sociétés de plus en plus, non seulement individualistes mais individualisantes. Et le télétravail est une couche de plus dans cette évolution. Avec beaucoup de difficultés pour comprendre ce que cela va produire au bout du compte pour les collectifs eux-mêmes et pour les individus. »

Dans cet ultime entretien, Daniel Cohen se révèle tel qu’en lui-même : un économiste qui d’abord s’intéresse à l’humain, au destin, aux aspirations, aux sentiments et au difficultés des êtres humains.

Il partageait cette qualité avec l’inoubliable Bernard Maris mort dans le carnage de Charlie Hebdo.

Et puis, c’était un formidable pédagogue.

C’est le premier mot qu’a utilisé Thomas Piketty pour lui porter hommage « un pédagogue incroyable »

Le Point parle d’un « Immense économiste et pédagogue hors pair » :

Pascal Riché dans un article de l’Obs « Eblouissant Daniel Cohen » cite cet épisode de sa vie :

« Un jour, pendant ses premiers mois à l’ENS, il expliquait une équation quand une étudiante lui a lancé : « Et en langue vernaculaire, ça donne quoi ? » « Cela, nous avait-il raconté, m’a glacé… Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas enseigner comme ça. » S’éloignant de la froideur des pures mathématiques, il a commencé à parler à ses étudiants de la vraie vie. Comme il l’a fait dans ses livres. « Avec Daniel, derrière chaque équation, il y avait une histoire, nous avait raconté Julia Cagé, prof à Sciences-Po. C’était un cours énergique, qui avait de la vie… On débattait, on avait l’impression de tout comprendre. »
Lorsque Esther Duflo a reçu le prix Nobel en 2019, je me souviens de son émotion. Ce jour-là, il n’y avait pas homme plus heureux. »

Esther Duflo fut, en effet, son élève et lui a rendu le plus bel hommage : « Sans Daniel Cohen, je ne serais pas ce que je suis » :

« Toute vie est faite d’accidents et de rencontres fortuites, et il peut être difficile d’attribuer son parcours à telle ou telle personne. Mais mon cas est plus simple. Sans Daniel Cohen, je ne serais pas ce que je suis : je n’aurais pas la même profession, je ne vivrais pas où je vis, je n’aurais pas la même famille.
C’est grâce à Daniel que je suis devenue économiste. C’est grâce à lui que je le suis restée, après un démarrage un peu désastreux. C’est grâce à lui que je suis l’économiste que je suis. Je lui dois ma vie telle qu’elle est aujourd’hui. C’est aussi simple que cela. Et mon parcours, il me semble, illustre bien les qualités uniques de Daniel. »

[…]
Pendant trente ans, je n’ai jamais interrompu ce dialogue […] avec Daniel Cohen. A chacun de mes passages à Paris nous déjeunions ensemble pour le reprendre en personne. Je prenais soin de réserver tout l’après-midi car ces déjeuners pouvaient durer. Nous parlions de politique, d’économie, de ses projets et des miens. Je n’ai jamais cessé de le vouvoyer, et lui non plus, mais je me sentais extrêmement proche de lui. Je sais que c’était le cas pour beaucoup, car tel était le don incomparable de Daniel : une chaleur humaine telle que tous ceux qui le côtoyaient se sentaient immédiatement ses amis.
Il n’est plus là pour me faire rire de lui-même, comme il aimait à le faire, mais il restera à jamais mon interlocuteur imaginaire, celui qui m’aide à penser hors des clous. »

Elle parlera encore de lui dans l’émission de <Thinkerview du 31/08/2023> à laquelle elle a participé et dans lequel elle le nomme « son mentor ».

C’est avec Daniel Cohen que j’ai réalisé ma première série de mots du jour (5) : « Daniel Cohen – homo œconomicus et la stagnation séculaire ».

J’ai aussi fait appel à lui deux fois pendant la période aigüe du Covid :

Le 8 avril 2020 : « La crise du coronavirus signale l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme numérique »

Le 30 juin 2020 : « Toute la panoplie des instruments que la doxa libérale a longtemps décriée doit continuer à être mobilisée pour lutter contre la crise.»

Un intellectuel remarquable qui va manquer dans le débat d’Idées.

<1759>

Dimanche 5 mars 2023

« J’ai horreur de l’imitation et des choses déjà connues. »
Serge Prokofiev cité par Claude Samuel

Il y a 70 ans, jeudi le 5 mars 1953, l’immense compositeur né, en 1891, à Sontsivka en Ukraine, Serge Prokofiev meurt, à Moscou. Il avait 61 ans.

<Diapason Mag> raconte :

« Ce jour-là, Serge Prokofiev avait repris le manuscrit à peine esquissé de sa Sonate pour piano n° 10. Au début de l’après-midi, son médecin était passé le voir et, malgré une grande fatigue et des troubles de santé qui avaient nécessité au cours des huit dernières années de nombreux séjours à l’hôpital, il avait fait quelques pas dans les rues enneigées de Moscou, accompagné de Mira Mendelssohn, sa seconde épouse. Ils avaient évoqué leur départ pour leur résidence campagnarde de Nicolina Gora. Le printemps, enfin. Pour l’heure, Prokofiev avait un rendez-vous avec les responsables du Bolchoï où son dernier ballet, La Fleur de pierre, avait été mis en répétition cinq jours auparavant. Malaise dans la soirée, le médecin revient avec un traitement d’urgence. Congestion cérébrale fatale à 21 heures. 5 mars 1953 »

Mais son décès ne sera annoncé par la Pravda que le 11 mars, soit 6 jours après. Un journal américain avait publié la nouvelle le 9 mars.

Parce qu’il s’était passé autre chose le 5 mars 1953 : la mort d’un monstre sanguinaire et immonde qui avait enfin eu la bonne idée de disparaître de la surface de la terre.

Staline était le nom de cet individu qui fait partie du top 3 de ce que notre espèce « Homo sapiens » a généré de pire. Mao et Hitler ont été à l’origine d’encore plus de morts.

« La plus éminente médiocrité du Parti », disait son rival Trotski. Un cas psychiatrique atteint d’« hystérie » et de « folie de la persécution », selon son successeur Nikita Khrouchtchev.

Ce tyran disait de lui-même « Je ne fais confiance à personne, pas même à moi. »

Et aussi : « La mort résout tous les problèmes. Plus d’homme, plus de problème ». On lui attribue la paternité de plus de 20 millions de décès prématurés, auxquels il faut ajouter 28 millions de déportations. Il ne niait d’ailleurs pas un penchant pour le sadisme : « Le plus grand plaisir, c’est de choisir son ennemi, préparer son coup, assouvir sa vengeance, puis aller se coucher. » Un général de l’Armée rouge pouvait voir sa femme se faire arrêter, être élevé au grade de maréchal deux jours plus tard et finir fusillé quelques années après…

<Diapason Mag> évoque le récit que Prokofiev serait mort de joie  :

« Ce jour-là, des rumeurs avaient couru dans la ville : le camarade Staline était très malade, sinon déjà défunt. On dira plus tard, mais sans preuves, que Prokofiev mourut (de joie) en apprenant par voie radiophonique le décès du dictateur… »

Selon une autre source auquel j’ai eu accès, la mort de Staline a été annoncé 50 minutes après la mort de Prokofiev.

Dans ces conditions l’enterrement du compositeur fut évidemment compliqué :

« Cependant le corps de Prokofiev fut transporté dans la grande salle de l’Union des compositeurs, une opération particulièrement problématique dans une ville parsemée de barrages de police, sillonnée par des camions et des tanks. Quant à l’inhumation au cimetière de Novodievitchi, à proximité des tombes de Scriabine et de Tchekhov, elle fut un peu particulière. Peu de personnes s’étaient déplacées, sinon David Oïstrakh qui interpréta deux extraits de la Sonate pour violon n° 2 du défunt. Et il n’y avait pas la moindre fleur, denrée introuvable en ce jour de deuil national. »

La vie de cet homme fut une suite de contrariété.

D’abord il quitta son pays en 1918 pour fuir la guerre civile provoquée par l’arrivée au pouvoir des bolcheviks.

Ensuite dans son exil, notamment à Paris il fut dans l’ombre de Stravinsky qui triomphait avec les ballets russes davantage que Prokofiev qui écrivait aussi pour la troupe de Diaghilev avec qui il monte « Le Pas d’acier » (1928) et « Le Fils prodigue » (1929).

Il rencontre les artistes de son temps comme Pablo Picasso et Henri Matisse qui fait de lui un portrait au fusain.

Selon <Wikipedia> à partir de 1927, Prokofiev supporte de plus en plus mal l’exil et correspond de plus en plus avec ses amis restés en URSS. Il décide d’y faire une tournée dont le succès est tel qu’il fait salle comble pendant plus de deux mois ; il est fêté comme un héros national ayant conquis l’Occident.

Il envisage alors sérieusement un retour au pays, ce qui lui permettrait de sortir enfin de l’ombre de Stravinsky, d’autant que Diaghilev disparaît de manière totalement inattendue à Venise en 1929.

Et puis, pour avoir des revenus suffisants que son seul métier de compositeur ne lui donne pas, il est obligé de poursuivre une carrière de pianiste virtuose qui lui donne accès à de nombreux concerts.

Or Serge Prokofiev veut avant tout être compositeur.

Cette quête, il la poursuit depuis son enfance.

Je ne résiste pas à la tentation de raconter cette scène de son enfance relatée par Claude Samuel dans son ouvrage sur Prokofiev :

« Un jour, raconte Mme Prokofiev [sa mère qui était bonne pianiste] lorsque j’avais fini de jouer, il s’approcha de moi, me tendit un papier et dit Voilà une mazurka de Chopin que j’ai composée, joue-la moi ! Je mis le papier devant moi et je commençai une des mazurkas de Chopin. « Non ce n’est pas ça ! joue la mazurka de Chopin que j’ai composée » Je répondis à cela que je ne pouvais jouer ce qu’il avait fait parce qu’on n’écrivait pas ainsi, mais en le voyant prêt à pleurer, je dus lui montrer les erreurs de sa notation. »

Et le petit Serge appris vite et continua inlassablement à composer.

Et il commença même à avoir un peu de succès auprès de compositeurs russes importants et reconnus comme Serge Tanaeiv.

Cette passion pour la composition il pensa pouvoir l’exercer pleinement en Union soviétique qui lui promettait de l’accueillir confortablement en le laissant composer à sa guise et à son rythme tout en lui versant une pension régulière et sans condition lui permettant d’être compositeur à plein temps.

C’est en 1936 qu’il devient résident permanent à Moscou. Au départ, la réalité correspond à peu près aux promesses.

Mais à partir de 1948, le Parti Communiste, Staline et son bras armé culturel Jdanov conçurent qu’il fallait composer des œuvres d’art et notamment la musique selon des normes soviétiques.

Ce fut l’objet de la Résolution du parti communiste du 10 février 1948.

J’en ai déjà parlé lors de mots du jour consacrés à Dimitri Chostakovitch.

Dès lors la vie des compositeurs et des artistes devint un enfer. Interdit de quitter l’Union soviétique, ils risquaient à tout moment de perdre toute capacité à exercer et donc à obtenir des revenus. Bien plus ils étaient menacés d’être envoyés au Goulag, voire d’être exécuté après un procès expéditif.

David Oïstrakh et Dimitri Chostakovtch ont raconté comment, à cette époque, ils avaient préparé une petite valise pour être prêt, si un matin les sbires de ce régime scélérat venaient les chercher pour les emmener. Probablement que Prokofiev en fit autant.

Ce fut alors une vie de contrariétés avant une cérémonie de l’Adieu tronquée à cause du « montagnard du Kremlin » comme l’appelait Ossip Mandelstam.

Prokofiev fut un remarquable compositeur. J’emprunte encore au livre de Claude Samuel cet auto-évaluation du compositeur qui me parait pertinente.

« Le mérite principal de ma vie a toujours été la recherche de l’originalité de ma propre langue musicale. J’ai horreur de l’imitation et j’ai horreur des choses déjà connues. »

Il faut bien quelques liens vers des œuvres magistrales :

D’abord pour admirer la force rythmique de Prokofiev : < <Yuja Wang jouant le Precipitato de la 7ème sonate de piano>

Son chef d’œuvre symphonique la <5ème symphonie par l’Orchestre de Paris et Paavo Järvi>

Et son chef d’œuvre absolu, le ballet <Roméo et Juliette par l’Opéra de Paris>

<1735>

Mardi 28 février 2023

« Un archiviste, c’est quelqu’un qui sait jeter. »
Benoit Van Reeth

Benoit van Reeth était archiviste paléographe, élève de la prestigieuse Ecole nationale des Chartes.

Cette école créée en 1832 a eu pour élève, l’écrivain François Mauriac, les historiens Jean Favier et Régine Pernoud et le philosophe René Girard.

Dans sa présentation il est précisé que cette école est spécialisée dans la formation aux sciences auxiliaires de l’histoire. En France, c’est l’école incontournable pour accéder au diplôme et au métier d’archiviste paléographe.

Son établissement principal se trouve 65 rue Richelieu Paris 2ème, à quelques pas de la bibliothèque nationale Richelieu.

Qu’est-ce qu’un archiviste ?

Le dictionnaire le Robert donne cette définition : « Spécialiste préposé à la garde, à la conservation des archives. »

J’aime beaucoup la définition de l’ONISEP qui tente de décrire tous les métiers pour que les jeunes étudiants puissent choisir celui qui leur convient

« Collecter, étudier, classer, restaurer ou transmettre sur demande tout type de documents (du manuscrit du Moyen Âge, à l’enregistrement vidéo en passant par l’acte notarié), tel est le rôle de l’archiviste. »

Et un paléographe ?

Selon Wikipedia : « La paléographie (du grec ancien palaiόs (« ancien »), et graphía (« écriture ») est l’étude des écritures manuscrites anciennes, indépendamment de la langue utilisée (grec ancien, latin classique, latin médiéval, occitan médiéval, ancien français, moyen français, français classique, anciens caractères chinois, arabe, notation musicale, etc.). »

C’est évidemment le père d’Adèle Van Reeth dont il était question hier.

Lors de l’entretien mené dans le cadre de < la Librairie Mollat > , à partir de la minute 17, Adèle Van Reeth explique :

« Mon père était archiviste et nous vivions aux archives. Nous avons vécu dans beaucoup de villes différentes. […] Je me promenais au milieu de tous ces documents. Et je demandais à mon père : c’est quoi être archiviste ?. C’est compliqué. […] Un archiviste c’est pas simplement quelqu’un qui garde des documents pour les rendre accessibles aux historiens et aux chercheurs. […] Il n’y a que certains documents qui peuvent être conservés et pas d’autres. […] Et puis surtout un archiviste, sa mission numéro un c’est conserver et rendre accessible, mais avant cela il faut trier. Et qui dit trier, dit savoir jeter. Et en fait, ce que mon père me répétait souvent et ce qui me fascinait : « Un archiviste, c’est quelqu’un qui sait jeter ». Je pense à mon père à chaque déménagement [quand je veux garder beaucoup de choses] pour pouvoir mieux préserver, il faut savoir jeter. »

Voilà une réflexion qui me semble particulièrement utile et pertinente et pas seulement dans le cadre d’un déménagement.

C’est une réflexion qui concerne la vie en général : si on veut bien conserver les choses essentielles, il faut savoir jeter ce qui ne l’est pas.

Quand Adèle Van Reeth a annoncé la mort de son père, elle l’a illustrée par la photo des archives départementales du Rhône.

Ce bâtiment se situe à 15 mn à pied de notre domicile.

Benoit Van Reeth fut le directeur des archives du Rhône de 2003 à 2014.

Benoît Van Reeth assura la conception et la préparation du déménagement des Archives dans ce nouveau bâtiment inauguré en septembre 2014, à côté de la gare de la Part-Dieu.

C’est ce que l’on apprend sur ce site des <Archives du Rhône>

Il finira sa carrière à partir de 2014 à Aix en Provence comme directeur des Archives nationales d’outre-mer.

<Les actualités du livre> lui ont rendu hommage et raconté tout son parcours au sein des archives de France.

Le hasard du butinage et de l’écriture du mot du jour, font que celui-ci est publié un 28 février, soit exactement 2 ans après la mort de cet homme du classement, du rangement et de l’Histoire.

Il nous apprend que si on veut s’attacher à l’essentiel, à ce qui a du prix et de la valeur, il faut savoir se débarrasser du reste.

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