Vendredi 13 mars 2020

« Le Vivant, fils de l’Éveillé »
Roman philosophique d’Ibn Tufayl

Nous avançons donc avec certitude vers un désastre économique mondial ou si tous les prochains évènements sont favorables, au moins une très grave crise.

Concernons le COVID-19, les autorités agissent avec beaucoup d’ampleur et de vigueur.

J’aime que le président Macron, contrairement à Trump, mette en avant la science et les scientifiques pour approcher de plus près le savoir actuel de l’humanité sur cette épidémie.

Pour le reste, je ne m’engagerai pas davantage dans l’expression d’un avis sur la gravité de la situation sanitaire sur laquelle je n’ai pas compétence pour me prononcer.

Je considère comme très pédagogique la mésaventure qui est arrivée à un brillant basketteur français Rudy Gobert qui joue dans le championnat américain.

Lors d’une conférence de presse, il s’est moqué du COVID-19 et par provocation il a touché tous les micros de la salle. Mais il a appris un peu plus tard qu’il était infecté du coronavirus. Et même le championnat américain (NBA) a été suspendu en raison de sa contamination.

Gobert a écrit sur les réseaux sociaux après cette expérience :

« Je veux m’excuser publiquement auprès de tous ceux que j’ai pu mettre en danger, a également écrit Gobert. À l’époque, je ne savais pas que j’étais infecté. J’ai été négligent et je n’ai pas d’excuse. J’espère que mon histoire servira d’avertissement et incitera tout le monde à prendre cela au sérieux. Je ferai tout ce que je peux pour utiliser mon expérience comme moyen d’éduquer les autres et de prévenir la propagation de ce virus. »

La solution passe donc par le civisme qui nous conduit à adopter et à appliquer toutes les mesures barrières pour nous protéger, mais aussi pour protéger les autres, si nous étions infectés sans le savoir.

Certains pourraient peut-être connaître la tentation de se retrouver dans la situation de Robin Crusoé, tout seul sur une île, loin de tout humain susceptible de les contaminer.

Lors de mon mot du jour sur l’«islamophobie » j’ai déjà évoqué la remarquable émission, du dimanche matin sur France Culture, animé par Ghaleb Bencheikh : « Questions d’Islam ».

C’est Annie qui m’a fait découvrir cette émission qui parle d’idées, de philosophie, d’Histoire, de controverses, de débats et qui est de très loin l’émission religieuse, de toutes celles produites sur France Culture, la plus riche et la plus intéressante pour celles et ceux qui ont le goût d’apprendre et de s’ouvrir l’esprit.

Et c’est grâce à cette émission que j’ai appris l’existence du philosophe andalou Ibn Tufayl (1105-1185)

Rappelons que « Robinson Crusoé » est un roman écrit par l’auteur anglais Daniel Defoe et publié en 1719.

Cette émission m’a donc appris que près de 600 ans avant, cet auteur musulman a écrit l’histoire d’un homme sur une île déserte.

Il s’agit en fait d’un roman philosophique que l’on traduit en latin par « Philosophus autodidactus », et en français par « Le Vivant, fils de l’Éveillé ». L’original en arabe est « Hayy ibn Yaqdhan » ou « Ḥayy ibn Yaqẓān ».

C’est donc l’histoire d’un homme sur une île déserte. Il s’ouvre par la supposition d’un enfant né sans père ni mère. Il est adopté par une gazelle, qui l’allaite. Il grandit, observe, réfléchit. Doué d’une intelligence supérieure, non seulement il sait ingénieusement pourvoir à tous ses besoins, mais il arrive bientôt à découvrir de lui-même, par les seules forces de son raisonnement, les notions les plus élevées que la science humaine possède sur l’univers.

Lors de l’émission du 1er mars 2020, Ghaleb Bencheikh avait invité le philosophe Jean-Baptiste Brenet qui est professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il enseigne la philosophie arabe. Jean-Baptiste Brenet vient de publier une adaptation de ce conte : « Robinson de Guadix, une adaptation de l’épître d’Ibn Tufayl, Vivant fils d’Éveillé » aux éditions Verdier (février 2020).

Kamel Daoud en a écrit la préface

Sur le site de France Culture, on lit :

« Écrit en arabe au XIIe siècle par le penseur andalou Ibn Tufayl, Vivant fils d’Éveillé est un chef-d’œuvre de la philosophie. L’épître dévoile sous la forme d’un conte les secrets de la « sagesse orientale ». Traduite en latin en 1671, elle connaîtra un immense succès dans l’Europe des lettres. Jean-Baptiste Brenet en propose ici une adaptation qui recompose le récit et donne la parole au personnage principal. Voici l’histoire d’un homme sur une île déserte, élevé sans père ni mère, qui découvre par sa raison seule la vérité de l’univers entier, puis qui rencontre un autre homme, religieux, mais sagace, venu d’une terre voisine. « Sorte de Robinson psychologique », écrivait Ernest Renan à propos du livre. Son premier auteur, Ibn Tufayl, est né à Guadix. »

Après cette émission j’ai trouvé un article de « L’Obs » du 29/02/2020 qui a eu la pertinente idée de faire dialoguer l’auteur avec le rédacteur de sa préface : Kamel Daoud.

L’article comme l’émission précisent que ce roman a été le texte arabe le plus lu dans le monde occidental après « le Coran » et « les Mille et Une Nuits », avant d’être totalement occulté, restant sous la forme de trace mémorielle pour le seul monde arabe et quelques doctes arabisants.

Kamel Daoud explique que

« Ce livre est un manifeste de liberté. Il se clôt sur un échec de « pédagogie », la radicalité de sa conclusion, mais c’est pour mieux l’exorciser. Sinon, conséquent avec son pessimisme, Ibn Tufayl n’aurait pas écrit l’histoire de Hayy. Il aurait choisi le silence et la vérité muette de l’insulaire, au lieu de revenir vers la cité avec un livre sous le bras proposé aux siècles à venir. On comprend mieux pourquoi il fut si célèbre à son époque, si connu et traduit durant le lent éveil du Moyen Age et pourquoi aujourd’hui il mérite de revenir et d’obséder. Car on ne peut plus parier sur l’invisible comme voie de salut, mais plutôt sur la liberté de le vouloir et d’aller au-delà des murs des royaumes, il reste que cette aventure est le mythe ultime de notre condition. S’y glisse une méfiance envers l’apparent, une distance prudente avec le Dogme et une empathie discrète envers ceux qui ne peuvent pas saisir l’envers cosmique de la Lettre, mais aussi la défense d’une liberté de croire et de découvrir qui restent incessibles. »

Dans cet article Jean-Baptiste Brenet précise : .-

« Sans qu’on l’ait prouvé, il est assez évident que Defoe a eu connaissance du texte d’Ibn Tufayl. Au XVIIIe siècle, d’ailleurs, plusieurs auteurs anonymes feront eux-mêmes la connexion entre le « Robinson » de Defoe et la fable du « Philosophe autodidacte. […]

Il croise à peu près tous les thèmes caractéristiques de la philosophie de l’Andalousie au XIIe siècle fondée sur Aristote, dont la modernité héritera. Cela va du développement de l’intellect, de l’ordre du savoir, de l’accès à la vérité et au « salut », jusqu’au rapport entre spéculation et « mystique », à l’accord entre philosophie et religion, ou bien à la nature politique de l’homme et au rôle social du philosophe.

Le prologue notamment est très instructif pour nous, puisqu’il dresse un bilan de la philosophie connue : on y voit passer Avicenne, Al-Farabi, Ibn Bajja, Aristote bien sûr ; mais aussi les soufis et le théologien Al-Ghazali, qu’Ibn Tufayl utilise de façon paradoxale dans un cadre philosophique. »

Et j’aime la réponse de Kamel Daoud à cette question : Ce texte, qu’a-t-il à dire au « musulman » du XXIe siècle ?

« On a ici un philosophe qui, dans un royaume, a osé réfléchir à haute voix – parce qu’écrire, c’est parler à haute voix mieux encore qu’avec sa propre voix – la question de la liberté, du salut, du bonheur, du sens, de la possibilité de sauver à la fois l’intuition et la Loi, la vision et la soumission. Ces questions se posent encore à nous aujourd’hui, et parfois de manière très violente :
Faut-il s’engager ou pas ?
Dois-je me rétracter sur mes propres convictions ou accepter l’usage du religieux au nom d’un ordre avec lequel je n’adhère plus ?
Doit-on être solidaire ou solitaire, à la fois ?
Qui est propriétaire de la religion ?
Qui a le droit d’en parler ?…

Que je sois d’accord ou pas avec lui, ce livre plaide pour la liberté de réfléchir des choses aussi fondamentales, il prêche l’individu, la singularité, le vivant et la vigilance, la possibilité de la raison. Il est nécessaire d’y revenir et de diffuser encore plus massivement des textes comme celui-ci pour prouver que penser librement la question religieuse ne date pas de maintenant mais a toujours existé, et que cela ne s’est pas toujours conclu avec des tragédies, des massacres ou des pendaisons. Et c’est d’autant plus urgent qu’il y a aujourd’hui des textes qui ont des royaumes, des principautés, des émirats derrière le dos, et qui nous font mal. Au fond, ce n’est pas nous qui revisitons ce texte, c’est lui qui vient nous revisiter, parce que c’est important. »

Je vous renvoie vers l’émission de Ghaleb Bencheikh «Questions d’islam : Le philosophe autodidacte »

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Mercredi 19 février 2020

« Le Mozart espagnol »
Juan Crisóstomo Jacobo Antonio de Arriaga y Balzola, dit Arriaga

La précocité, le talent et la brièveté de la vie de cette enfant de la lumière qui a pour nom Alicia Gallienne, m’a fait irrésistiblement penser à un autre destin d’un jeune artiste qui a achevé sa course à 20 ans.

C’était un compositeur et c’est mon père qui avait une tendresse infinie pour lui, qui me l’a fait découvrir.

Il s’appelait « Arriaga », son prénom était un peu long. On l’abrégeait en Juan Crisostomo. Mais plus simplement on parle d’Arriaga.

Le dernier mot du jour de 2019 rappelait que le 27 janvier était la date anniversaire de Wolfgang Amadeus Mozart qui est né en l’an 1756 à Salzbourg.

Exactement, 50 ans après, le 27 janvier 1806, à Bilbao, naissait Arriaga.

Mozart était mort depuis 15 ans, puisqu’il n’a atteint que l’âge de 35 ans.

Tous les musiciens ne meurt pas jeune, puisque l’autre grand compositeur classique d’avant Beethoven, Joseph Haydn avait 74 ans en 1806 et vivra encore 3 ans.

Mais ce ne fut pas le destin d’Arriaga qui est mort de la tuberculose à Paris, avant ses 20 ans, le 17 janvier 1826.

Il quittera ainsi la vie un an avant Beethoven et deux ans avant un autre immense génie qui aura disposé de peu de temps pour composer et à qui on le comparera aussi : Franz Schubert, décédé le 19 novembre 1828, à 31 ans.

Alors la question qui se pose était-il un compositeur inspiré du niveau de Mozart ?

Je crois qu’il n’y a pas beaucoup de doute, la réponse est oui.

Il faut bien sûr comparer Arriaga à Mozart à 20 ans

Pour Schubert, il en va autrement. Lui a composé des chefs d’œuvres avant 20 ans son lied « le roi des aulnes » sur un texte de Goethe a été composé à 18 ans et « Marguerite au Rouet » toujours d’après un poème de Goethe a été composé à 17 ans.

Il y a un autre compositeur exceptionnel par sa précocité : Mendelssohn qui est né 3 ans après Arriaga.

Lui aussi a composé des œuvres qui sont restés dans le panthéon des chefs d’œuvre de la musique classique avant ses 20 ans.

L’ouverture du songe d’une nuit d’été a été composée à l’âge de 17 ans (en revanche la célèbre marche nuptiale a été composée 17 ans après) et son célèbre octuor à cordes à 16 ans.

Arriaga n’a pas composé de tels chefs d’œuvre, mais le comparer à Mozart d’avant ses 20 ans est réaliste.

<Ce site> sur la culture espagnole écrit :

« Arriaga est né à Bilbao en 1806. C’est son père, Juan Simón de Arriaga, organiste à Berriatúa, qui lui apprend les fondements de la musique[…]. À 11 ans, il compose et représente déjà ses œuvres dans les sociétés musicales de Bilbao. À 15 ans, son père décide de l’envoyer au conservatoire de Paris pour qu’il y poursuive sa formation. […] En 1824, il est nommé professeur adjoint de Fetís dans ce même conservatoire. »

Beaucoup de ses œuvres sont perdues.

Il a ainsi écrit « une fugue à huit voix sur « Et vitam venturi dont la partition » est perdue et que Luigi Cherubini, directeur du Conservatoire, considère en 1822 comme un chef-d’œuvre. »

Il reste de lui essentiellement trois quatuors (1823) et une Symphonie (1824).

Cette musique fait penser à Mozart et à Schubert.

Il existe une très belle interprétation de sa symphonie par Jordi Savall qui est espagnol comme lui, mais catalan alors qu’Arriaga est basque.

Sur la présentation de ce disque vous pourrez lire :

« S’il n’y en qu’une… mais il faut avouer avec tristesse que dans le cas de Juan Crisóstomo Arriaga, c’est déjà miracle qu’il y ait au moins une symphonie à son répertoire, puisque l’infortuné musicien disparut à l’âge de dix-neuf ans – dix jours avant son vingtième anniversaire –, en laissant derrière lui d’immenses promesses et un minuscule répertoire dont, comble de la méchanceté du sort, une partie est perdue. Mais l’écoute de sa symphonie en (ni mineur ni majeur, l’équilibre entre les deux étant très égal), on ne peut que se lamenter que la planète a, en effet, perdu là l’un des compositeurs qui serait bientôt devenu l’un des plus immenses créateurs du XIXe siècle. A la jonction entre le classicisme finissant et le romantisme naissant, Arriaga eut le temps de « digérer » son Beethoven, son Rossini, son Mozart tardif […]. Quoi qu’il en soit, l’enregistrement qu’en a réalisé Jordi Savall en 1994 est dorénavant orné du très-convoité macaron de la Discothèque idéale de Qobuz »

Vous trouverez <derrière ce lien> une interprétation de la symphonie par un autre orchestre espagnol.

Et je vous donne le lien vers <Le dernier quatuor à cordes> interprété par le quatuor Sine Nomine.

<Sur ce site> vous trouverez la liste de toutes les œuvres connues de ce jeune compositeur.

Le 13 août 1933 un monument commémoratif par Francisco Durrio est inauguré à Bilbao et une Commission permanente est constituée pour la publication de ses œuvres.

La statue représente Euterpe pleurant la mort d’Arriaga devant le Musée de Bilbao

Dans la mythologie grecque, Euterpe était la muse qui présidait à la musique.

Arriaga fut une étoile filante de la musique, un météore, un destin brisé.

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