Jeudi 8 novembre 2018

«L’opinion pense […] que l’esclavage est un phénomène anecdotique.Prendre conscience de son ampleur est difficile car il s’agit d’une réalité souterraine cachée.»
Sylvie O’DY, présidente du comité contre l’esclavage modernedans le Un du 17 octobre 2018

J’ai déjà évoqué à plusieurs reprises l’hebdomadaire « Le Un » qui chaque semaine ne traite que d’un sujet.

Le N° 221 du 17 octobre 2018 traitait du sujet de l’esclavage moderne et portait pour titre : « Esclavage : ça se passe près de chez vous »

Ce qu’il y a de bien avec ce journal c’est qu’on peut acheter facilement des numéros anciens par exemple sur ce site.

Nous apprenons donc que :

« Depuis l’abolition de 1848, l’esclavage est censé avoir disparu du territoire français. Il persiste pourtant dans les faits, et son ampleur est loin d’être anecdotique. Selon l’Organisation internationale du travail, il y a en France près de 129 000 personnes victimes d’une forme « moderne » de cette pratique. Des réseaux criminels, organisant la traite humaine, jouent d’ailleurs un rôle majeur dans ce phénomène dont les migrants, en particulier les femmes et les enfants, sont les premières victimes. Pour les associations, il est urgent que les autorités comme les citoyens prennent davantage conscience de cette situation. »

Le journal donne notamment la parole à Sylvie O’Dy membre fondateur du comité contre l’esclavage moderne (CCEM) qui détaille les principales formes de l’esclavage moderne en France au nombre de quatre  :

  • l’esclavage sexuel ;
  • l’esclavage domestique ;
  • le travail forcé ;
  • la mendicité forcée.

Elle explique :

« À chaque fois, les victimes, le plus souvent d’origine étrangère, ont reçu la promesse d’un travail rémunéré et d’une régularisation de leur situation. Ce sont des personnes trompées. Des personnes qui arrivent pleines d’espoir et qui se retrouvent en enfer. Elles sont sous l’emprise de leurs exploiteurs, enfermées, maltraitées, privées de leurs papiers d’identité.

Quand la journaliste Dominique Torrès a fondé le Comité contre l’esclavage moderne en 1994, c’était pour dénoncer l’esclavage domestique. Puis nous nous sommes aussi intéressés aux victimes du travail forcé. Des associations s’occupaient déjà de la prostitution forcée.

Pendant très longtemps nous avons accueilli 95% de femmes. Aujourd’hui elles représentent 70% des victimes pour 30% d’hommes »

Les chiffres qui sont donnés sont les suivants :

  • 40,3 millions de personnes seraient victimes d’esclavage moderne dont 129 000 en France.
  • Parmi elles, 24,9 millions seraient victimes de travail forcé.
    Dont :
    • 16 millions dans le secteur privé (travail domestiques, bâtiment ou agriculture)
    • 4,8 millions seraient exploitées sexuellement
    • Et 4 millions contraintes de réaliser des travaux forcés par des autorités publiques
  • 15,4 millions seraient prisonnières d’un mariage forcé

Et une victime sur 4 est un enfant.

L’agriculture est un domaine où l’esclavage moderne existe. Un article est consacré à ce sujet : « Des tomates au goût de sang »

Cet article est écrit par l’écrivain Laurent Gaudé, qui a eu le prix Goncourt en 2004 :

« Chaque été, dans les Pouilles, à la fin du mois d’août, c’est le même ballet : les camions se chargent de cagettes de tomates récoltées dans la plaine de Foggia et roulent vers Naples en une longue file ininterrompue de véhicules. Cet été, la tragédie est venue rappeler à l’Italie ce qu’elle savait déjà mais qu’elle s’était empressée d’oublier : les tomates ont parfois le goût du sang. Les 4 et 6 août 2018, coup sur coup, deux accidents terribles ont coûté la vie à seize travailleurs agricoles, tous étrangers. L’Italie a alors découvert qu’il existait des ombres en Europe, des travailleurs invisibles dont on ne connaît l’existence qu’en apprenant leur mort.

A la suite de ces accidents, les langues se sont déliées pour décrire ce qu’on ose à peine appeler des « conditions de travail » […]

D’un coup la tomate, symbole ensoleillé de l’Italie, devient aussi celui de l’exploitation. La sauce que l’on trouve en bouteille dans les supermarchés, la sauce qui s’étale sur les pizzas ou sert à faire le sugo della pasta est le fruit d’un travail d’esclaves. […]

Ces évènements tragiques nous saisissent parce que nous découvrons avec stupéfaction que les objets que nous utilisons au quotidien peuvent avoir été fabriqués dans des conditions de misère. Soit sur le sol européen. Soit à l’autre bout du monde.

Le paradoxe d’aujourd’hui est que notre monde exploite un autre monde, tout en ignorant parfaitement qu’il le fait. »

 

Il est aussi question d’une nigériane qui a été recrutée pour servir d’esclave sexuelle en France :

« Mains tendues face à elle, paumes vers le ciel, Rose* répète les mots du sorcier, une pointe de nervosité dans la voix : « Je jure d’obéir et de ne jamais contacter la police, quoi qu’il arrive. » Nous sommes en 2016, dans l’État d’Edo, au sud-ouest du Nigeria. À l’intérieur d’un temple de l’époque précoloniale, une adolescente se soumet, comme des milliers d’autres femmes avant elle, à la cérémonie du « juju », un rituel de magie noire.

Intimidée, Rose se plie aux ordres de l’homme au visage maquillé et vêtu d’une étoffe rouge et blanche. Elle ingère un foie de volaille cru, une poignée de noix de kola et une fiole d’alcool, avant de se laisser couper les ongles. Voués à être conservés par le sorcier, ces derniers ont tout d’une relique de mauvais augure. Si la jeune femme rompt sa promesse, le mauvais sort s’abattra.

À 16 ans, Rose est candidate pour l’Europe. Sa vie vient de basculer, quelques heures avant la cérémonie, lorsqu’« une amie de la famille » qu’elle « considère comme sa mère » l’a abordée alors qu’elle se promenait seule aux abords du village : « Rose, que dirais-tu d’aller étudier en France ? »

Avant-dernière d’une fratrie de sept enfants, l’adolescente a vu sa sœur aînée partir en Europe quelques années plus tôt pour rejoindre les bancs de l’école. Rêvant de marcher dans ses pas, elle accepte sur-le-champ. »

Puis l’article raconte son odyssée à travers la Libye où elle doit payer une rançon et voit des geôliers libyens tuer des récalcitrants en vendre d’autres pour du sexe.

En France elle tombe entre les mains d’une souteneuse qu’elle appelle « madam »et qui la force à se prostituer pour lui faire rembourser une dette que cette dernière prétend correspondre aux dépenses engagées pour lui payer le voyage depuis le Nigeria. Elle parviendra à s’échapper et même à retrouver sa sœur qui était tombé dans des mains similaires.

« En France, le nombre de victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle a considérablement augmenté au sein de la communauté nigériane ces deux dernières années. Selon le dernier rapport du GRETA – un groupe d’experts en lutte contre la traite des êtres humains, rattaché au Conseil de l’Europe –, cette recrudescence concerne tout particulièrement des mineures de moins de 15 ans, les plus jeunes étant âgées de seulement 11 ans. Un phénomène observé par le Bus des femmes, une structure parisienne destinée aux personnes prostituées, où « 300 à 400 victimes potentielles de traite sont identifiées chaque année », selon sa responsable, Vanessa Simoni. »

Julien Bisson le rédacteur en chef du magazine « Lire » a écrit un article : « Se forcer à les regarder » qu’il conclut ainsi :

« Ceux qui ne veulent pas le croire doivent lire ce numéro pour prendre la mesure du phénomène. Ou encore regarder le documentaire Cash Investigation diffusé il y a quelques jours et qui dévoile les sombres dessous du luxe à la française : des travailleurs sénégalais, contraints de travailler treize par jour dans des tanneries, au milieu des vapeurs chimiques, sous une température de 45 degrés, dans des conditions qu’on croyait d’un autre siècle. Alors la France peut bien annoncer la construction prochaine d’un mémorial, dans le jardin des Tuileries, pour rendre hommage aux victimes de l’esclavage, ce dernier n’est pas seulement une affaire de mémoire. C’est encore, hélas ! Une (mauvaise) histoire, qu’il faudra bien se forcer, un jour à regarder en face. »

<1142>

Jeudi 4 octobre 2018

« La constitution de la 5ème république a 60 ans »
Charles de Gaulle

Je n’ai pas de problème pour connaître l’âge de la constitution de la 5ème République, puisque je suis né 9 jours après sa promulgation et que tant que je connaîtrai mon âge…

Notre texte fondamental a été adopté par référendum le 28 septembre 1958 et promulgué le 4 octobre 1958, on parle donc de la constitution du 4 octobre 1958.

Dans le domaine de la longévité, elle semble sur de bonnes voies, si on la compare aux autres républiques et aux deux empires qui ont jalonné la vie politique française depuis la révolution française. Seule la 3ème république (1870-1940) a été plus longue, encore 10 ans…

Dans un mot du jour très personnel, j’en disais tout le mal que j’en pensais : <Mot du jour du 08 février 2017>

Parallèlement, je disais beaucoup de bien du régime parlementaire allemand : <Mot du jour du 25 septembre 2017>

Depuis, beaucoup de politologues sont revenus à la charge pour vanter les mérites de la 5ème république et montrer son efficacité par rapport aux régimes parlementaires allemands, anglais, espagnols et italiens qui sont aujourd’hui tous à peu près paralysés parce que tous ces pays n’arrivent plus à constituer une majorité cohérente formée d’un seul parti ou d’une coalition de partis d’accord sur un programme de gouvernement parce des partis extrémistes se développent à l’extrême droite surtout et aussi dans une moindre mesure à l’extrême gauche des partis de gouvernement. Et puis les Etats-Unis ont accouché de ce monstre : Donald Trump, menteur patenté, impulsif, démagogue.

La 5ème république nous prémunit contre ces dérives disent des gens aussi sérieux qu’Alain Duhamel et Edouard Balladur dans leur livre commun : « Grandeur, déclin et destin de la Ve République ; un dialogue»

De Gaulle voulait une constitution qui permette d’éviter que des manœuvres de partis politiques créent tout le temps de l’instabilité gouvernementale.

La Quatrième République a connu 24 présidents du Conseil en 12 ans. 9 gouvernements ont duré moins de 41 jours (plus d’un sur trois), et pour la dernière année, après mai 1957, il y a eu 5 gouvernements qui ont duré en moyenne moins de 59 jours. De plus, seuls deux gouvernements ont duré plus d’un an (Henri Queuille (1) pendant 12,8 mois et Guy Mollet pendant 15,6 mois).

Il est clair que la 5ème république est plus stable.

Faut-il, pour reprendre une expression macronienne un pouvoir exécutif fort et omnipotent pour museler un pouvoir législatif que les gaulois querelleurs ne sauraient maîtriser ?

Mais elle a été abimée en 2 étapes :

  • La première fut l’œuvre de De Gaulle lui-même qui inventa l’élection présidentielle au suffrage universel, rendant les hommes politiques français littéralement fous et obnubilés par ce seul poste.
  • La seconde fut l’apport désastreux de Lionel Jospin. Il le fit en 2 temps d’abord en alignant la durée du mandat présidentiel sur celui des députés, 5 ans puis en inversant l’ordre des élections d’abord la présidentielle puis les élections législatives.

Ce qui fait que les députés doivent tout au président élu.

On l’a bien vu lors des dernières élections, l’expression “même une chèvre avec le logo LREM aurait été élue” n’est qu’exagérée mais non fausse.

C’est pourquoi un mouvement, mais plutôt un homme pesant au mieux 30% des électeurs peut gouverner tout seul.

Il gouverne tout seul puisqu’il décide qui sera président de l’Assemblée Nationale et même qui doit être Procureur de Paris.

Alors, je ne dis pas forcément non à la 5ème République, mais je dis résolument non à la 5ème république Gaullo-jospinienne.

Aujourd’hui il n’existe plus de savant comme Newton ou Einstein qui invente ou comprenne le monde tout seul dans leur tête et devant leur bureau. Alors si pour les plus grandes avancées de la science et de la connaissance humaine il est nécessaire de travailler en équipe, comment imaginer qu’un homme détienne tous les clés pour gouverner un pays ?

Il faut certes un chef d’équipe mais pour cela il faut une équipe.

Le Président actuel en est fort dépourvu et il se trouve de plus en plus seul.

On ne peut qu’être inquiet sur la manière dont tout cela finira, et il n’est au pouvoir que depuis 16 mois.

C’est pourquoi il faudrait vraiment réformer cette 5ème république : Hollande souhaite la suppression du premier ministre

Je pense qu’il faut aussi davantage encadrer la dissolution de l’assemblée nationale ne donnant plus ce pouvoir au seul Président de la République.

Il faudrait à minima organiser les élections législatives en même temps que les élections présidentielles et ne plus en faire l’accessoire.

Le régime est peut être stable, mais sommes-nous bien gouvernés ?

Je ne le crois pas.

<1123>

Lundi 17 septembre 2018

« Il importe que cette histoire soit connue, qu’elle soit regardée avec courage et lucidité »
Déclaration du Président de la République Française, Emmanuel Macron à propos de la mort de Maurice Audin et du système de torture mis en place par les autorités françaises lors de la Guerre d’Algérie

« Tout se sait toujours » avait répondu Henry Alleg à son tortionnaire qui lui dit que jamais personne ne saura ce qui se passe dans les chambres de torture de l’armée française en Algérie.

Henri Alleg était un militant de la cause indépendantiste algérienne et était devenu célèbre en écrivant le livre « « la Question » qui est un livre autobiographique, publié en français en 1958 et en anglais. Il y narre et dénonce la torture des civils pendant la guerre d’Algérie. Et dans ce livre, il relate un dialogue avec ses bourreaux à qui il dit, épuisé par la torture : « On saura comment je suis mort. » Le tortionnaire lui réplique : « Non, personne n’en saura rien. ».

Et j’ai utilisé la réponse du supplicié : « Tout se sait toujours » pour le mot du jour du 1er mars 2018, consacré à Maurice Audin à la suite d’un article publié le 14 février 2018 par le journal « L’Humanité » qui présentait le témoignage d’un vieil homme qui pense qu’on l’a obligé, sans lui dire la vérité, d’enterrer le corps de Maurice Audin.

<Vous trouverez cet article derrière ce lien>

Maurice Audin a été arrêté le 11 juin 1957 par des militaires français, au cours de la bataille d’Alger et on n’a jamais retrouvé sa trace. Henri Alleg avait été arrêté le 12 juin 1957, soit le lendemain de l’arrestation de Maurice Audin,

C’était un brillant mathématicien, il était marié à Josette avec qui il avait eu 3 enfants. Au moment de son arrestation il avait 25 ans.

Pour Josette Audin, ce fut le combat de toute une vie de contester la pitoyable et monstrueuse version officielle : « Maurice Audin s’est évadé et on ne sait pas ce qu’il est devenu ». Elle était soutenu par une grande part de la communauté des mathématiciens dont Cédric Villani, ces dernières années, et aussi de communistes qui ne lâchaient pas leur camarade.

Après que le président Nicolas Sarkozy n’ait pas daigné répondre à une lettre de Josette Audin, le président François Hollande avait fait les premier pas au nom de la République, de la France :

  • D’abord en 2012, il s’était rendu devant la stèle élevée à la mémoire de Maurice Audin à Alger et fait lancer des recherches au Ministère de la Défense sur les circonstances de sa mort
  • Puis en juin 2014, dans un message adressé à l’occasion du prix de mathématiques Maurice Audin, il reconnaissait officiellement pour la première fois au nom de l’État français que Maurice Audin ne s’est pas évadé, qu’il est mort en détention, comme, explique-t-il, les témoignages et documents disponibles l’établissent.

Mais c’est à Emmanuel Macron qu’il est revenu de faire le pas décisif par une déclaration solennelle daté du 13 septembre 2018.

Ce même jour, il est venu apporter cette déclaration, en mains propres à Josette Audin qui a déclaré au journal l’Humanité : « Je ne pensais pas que ça arriverait  »

Vous trouverez la déclaration intégrale du Président de la République Française derrière ce lien :

http://www.elysee.fr/declarations/article/declaration-du-president-de-la-republique-écrie-sur-la-mort-de-maurice-audin/

J’en tire les extraits suivants :

« Au soir du 11 juin 1957, Maurice Audin, assistant de mathématiques à la Faculté d’Alger, militant du Parti communiste algérien (PCA), est arrêté à son domicile par des militaires. Après le déclenchement de la guerre par le Front de libération nationale (FLN), le PCA, qui soutient la lutte indépendantiste, est dissous et ses dirigeants sont activement recherchés. Maurice Audin fait partie de ceux qui les aident dans la clandestinité.

Tout le monde sait alors à Alger que les hommes et les femmes arrêtés dans ces circonstances ne reviennent pas toujours. […]

Maurice Audin n’a jamais réapparu et les circonstances exactes de sa disparition demeurent floues. Le récit de l’évasion qui figure dans les comptes rendus et procès-verbaux officiels souffre de trop de contradictions et d’invraisemblances pour être crédible. Il s’agit manifestement d’une mise en scène visant à camoufler sa mort. Les éléments recueillis au cours de l’instruction de la plainte de Josette Audin ou auprès de témoins indiquent en revanche avec certitude qu’il a été torturé.

Plusieurs hypothèses ont été formulées sur la mort de Maurice Audin. L’historien Pierre Vidal-Naquet a défendu, sur la foi d’un témoignage, que l’officier de renseignements chargé d’interroger Maurice Audin l’avait lui-même tué. Paul Aussaresses, et d’autres, ont affirmé qu’un commando sous ses ordres avait exécuté le jeune mathématicien. Il est aussi possible qu’il soit décédé sous la torture.

Quoi qu’il en soit précisément, sa disparition a été rendue possible par un système dont les gouvernements successifs ont permis le développement : le système appelé « arrestation-détention » à l’époque même, qui autorise les forces de l’ordre à arrêter, détenir et interroger tout « suspect » dans l’objectif d’une lutte plus efficace contre l’adversaire.

Ce système s’est institué sur un fondement légal : les pouvoirs spéciaux. Cette loi, votée par le Parlement en 1956, a donné carte blanche au Gouvernement pour rétablir l’ordre en Algérie. Elle a permis l’adoption d’un décret autorisant la délégation des pouvoirs de police à l’armée, qui a été mis en œuvre par arrêté préfectoral, d’abord à Alger, puis dans toute l’Algérie, en 1957.

Ce système a été le terreau malheureux d’actes parfois terribles, dont la torture, que l’affaire Audin a mis en lumière. Certes, la torture n’a pas cessé d’être un crime au regard de la loi, mais elle s’est alors développée parce qu’elle restait impunie. Et elle restait impunie parce qu’elle était conçue comme une arme contre le FLN, qui avait lancé l’insurrection en 1954, mais aussi contre ceux qui étaient vus comme ses alliés, militants et partisans de l’indépendance ; une arme considérée comme légitime dans cette guerre-là, en dépit de son illégalité.

En échouant à prévenir et à punir le recours à la torture, les gouvernements successifs ont mis en péril la survie des hommes et des femmes dont se saisissaient les forces de l’ordre. En dernier ressort, pourtant, c’est à eux que revient la responsabilité d’assurer la sauvegarde des droits humains et, en premier lieu, l’intégrité physique de celles et de ceux qui sont détenus sous leur souveraineté.

Il importe que cette histoire soit connue, qu’elle soit regardée avec courage et lucidité. »

Cette déclaration ne donne pas, parce qu’il n’y a pas de certitude, les circonstances exactes de la mort de Maurice Audin.. <Cet article du Point> émet certaines hypothèses..

Mais cette déclaration reconnait surtout la responsabilité de la République dans la mise en place d’un système où la torture était possible et encouragée.

Et dire qu’en 1957, nous n’étions que 12 ans après la fin de la guerre 1939-1945 où tous les français dénonçaient le comportement de la Gestapo dans la France occupée.

Pour que de telle chose soit possible, il faut comme je l’ai écrit vendredi que des fictions, des mythes puissent faire croire que le combat qu’on mène, les actes « sales »qu’on commet poursuivent un but légitime.

A cette époque, la fiction était que « l’Algérie était la France. »

Alors, tout le monde n’est pas d’accord.

Si un Editorial du Monde du 14 septembre affirme : « La responsabilité de l’Etat dans la mort de Maurice Audin, une salutaire vérité !. »

<La décision de Macron dans l’affaire Maurice Audin divise> écrit « Le Parisien » dans son édition du 13 septembre 2018, qui cite Brice Hortefeux, ancien ministre de l’Intérieur, qui dit « qu’il faut arrêter de se repentir sur des actes qui ont été commis par des générations précédentes ».

<Nice Matin> explique dans son édition du 14 septembre que « La reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans la mort de Maurice Audin est mal passée chez les élus de droite » et cite Michèle Tabarot, Christian Estrosi et Eric Ciotti.

Et toutes ces personnes de considérer qu’il n’est pas possible que la France reconnaisse sa responsabilité alors que l’Algérie et donc la continuation du FLN ne reconnait pas les crimes qu’a commis le FLN contre les français et les harkis.

On peut bien sûr souhaiter que l’Algérie ouvre ses propres archives, comme l’ordonne Emmanuel Macron, dans sa déclaration, pour les archives françaises :

Une dérogation générale, dont les contours seront précisés par arrêtés ministériels après identification des sources disponibles, ouvrira à la libre consultation tous les fonds d’archives de l’Etat qui concernent ce sujet.

Enfin, ceux qui auraient des documents ou des témoignages à livrer sont appelés à se tourner vers les archives nationales pour participer à cet effort de vérité historique.

L’approfondissement de ce travail de vérité doit ouvrir la voie à une meilleure compréhension de notre passé, à une plus grande lucidité sur les blessures de notre histoire, et à une volonté nouvelle de réconciliation des mémoires et des peuples français et algérien. »

Mais dans la déclaration d’Emmanuel Macron il n’y a pas essentiellement une repentance, il y a d’abord un devoir de vérité.

Moi je crois que les Etats s’honorent de reconnaître la vérité des faits.

Sur ce point je suis totalement en accord avec Emmanuel Macron : « Il importe que cette histoire soit connue, qu’elle soit regardée avec courage et lucidité ». C’est cela le devoir de vérité.

Les faits c’est que Maurice Audin a été torturé et qu’il est mort en détention.

Les faits c’est que trahissant ses valeurs et les droits de l’homme, le gouvernement et le parlement français en 1956 ont mis en place des pouvoirs spéciaux rendant possible et probablement même inévitable la torture en Algérie.

Je ne me lasserai pas de rappeler qu’entre le 1er février 1956 et le 21 mai 1957, le gouvernement de la France était dirigé par Guy Mollet qui était à la tête de la SFIO, donc l’ancêtre du Parti Socialiste et que le Ministre de la Justice de ce gouvernement était François Mitterrand. Gaston Defferre était aussi ministre de ce même gouvernement.

L’éthique me pousse à concéder que Pierre Mendès-France l’était aussi, mais qu’il a démissionné en mai 1956 et a été remplacé par Jacques Chaban-Delmas.

C’est leur part d’ombre aussi.

<1110>

Vendredi 17 novembre 2017

« C’est l’époque qui veut ça. »
Réflexion d’une journaliste à Nicolas Bedos qui après lui avoir demandé à tous prix le nom d’un homme ayant dérapé avec une femme, a réagi à l’étonnement de ce dernier devant cette insistance.

Depuis l’affaire Weinstein la parole des femmes s’est libérée.

J’en suis, pour ma part, très satisfait.

La violence faite aux femmes reste immense, de petites violences comme des grandes. Et beaucoup d’hommes ne comprennent même pas certaines de ces violences, dans leur esprit il s’agit souvent d’humour ou de légèreté.

Mais je crois que comme dans toute chose, il peut exister des dérapages.

Souvent je ne suis pas très convaincu par le fils Bedos.

Mais pour une fois, j’ai trouvé un article qu’il a publié sur le <Huffington Post> plein d’intelligence et de mesure.

Je vous en donne les principaux éléments :

« Il se trouve qu’avant-hier, je reçois sur Facebook le message d’une journaliste que je connais un peu et qui, par ailleurs, a toute ma sympathie. Elle travaille pour le site d’un célèbre magazine et me demande, sans sourciller, si je n’aurais pas “en magasin quelques infos croustillantes concernant des agressions sexuelles commises dans le milieu du showbiz”. C’est la troisième journaliste à me poser cette question. Je lui réponds que “non, des types lourds, il y en a, oui, des producteurs un peu foireux obligés –croient-ils- de faire miroiter des rôles pour draguer les nanas, oui, à la pelle, sans doute, mais des agressions, des tentatives de viols, que je sache, non, pardon, je suis vraiment navré de ne pouvoir vous rendre service!”. Elle insiste, “Même pas un dérapage? Oh vous avez bien quelques noms…”. Par curiosité, je lui demande ce qu’elle range dans la case “dérapage”. “Je ne sais pas, m’explique-t-elle, vous avez plein de copines actrices, y en a bien une qu’un type connu aurait chauffée de façon insistante, ça va du pelotage de nichons à la grosse main au cul, des gestes déplacés, en boîte, quand vous sortez, des types qui proposent des partouzes…”. Et elle de conclure, comme s’il s’agissait d’un échange d’autocollants dans une cour de récré: “Votre nom ne sera pas cité et je vous revaudrai ça… Réfléchissez, je vous en supplie, un seul nom me suffira ».

Je dois avouer qu’à ce moment-là, j’ai été pris d’un petit vertige, mêlant colère et inquiétude face au monde qu’elle dessinait.

Après cette sollicitation qui le choque, il écrit à la personne qui lui demande un nom

« Chère X, à quoi jouez-vous exactement? S’agit-il pour vous d’un jeu? D’une chasse? Quel est le but? Libérer la parole des victimes d’agressions ou trafiquer du clic pour vos médias malades? Est-ce chipoter sur les vertus d’une parole libérée que de déplorer cette façon de tout mélanger avec une gourmandise obscène, prenant le risque de discréditer un combat salutaire et d’offenser les vraies victimes? Dans le même sac d’indignité: les agressions, les tentatives de viol et les dragues de lourdingues? Confondus: les traquenards de pervers et les soirées libertines, les prédateurs et les machistes? Sommes-nous prêts à salir l’honneur de gens dont le seul tort serait d’être pathétique? Va-t-on judiciariser la nullité et la connerie? Dans votre boîte à “porcs” célèbres, sautant à pieds joints sur le traumatisme des victimes, pourquoi n’iriez-vous pas jusqu’à dénoncer les infidèles notoires (l’infidélité n’est-elle pas ressentie par la personne trompée comme un profond traumatisme)? Et, partant de là, non contents de nourrir une guerre des sexes apparemment fort lucrative, que fait-on des drogués, des acteurs tyranniques et des metteurs en scènes obsessionnels, ceux-là qui vexent leurs équipes, leurs assistants, leurs proches (et –qui sait- leur conjoint)? Et les radins, chère X? C’est minable d’être radin, non? Voulez-vous que je vous dresse la liste de celles et ceux qui se font gifler pour lâcher trois euros alors qu’ils gagnent un max?

Pardonnez ma colère mais je ne supporte plus cette curée moyenâgeuse qui, sous prétexte d’un monde plus sain -plus juste, plus respectueux, plus égalitaire, bref, meilleur- nous monte les uns contre les autres et nous transforme, sinon en gibier, du moins en braconnier de son voisin ».

La journaliste lui répond :

« Après deux heures de silence, elle a fini par me répondre: “En gros, je suis d’accord avec vous. Mais c’est un cycle. C’est l’époque qui veut ça. »

Et Nicolas Bedos de livrer une analyse que je partage :

« Pour les milliers de pisse-froid qui m’intenteraient ce procès, je m’empresse de rappeler que j’applaudis à quatorze mains toutes celles dont la parole libérée a permis de libérer celles de nombreuses victimes anonymes, décourageant peut-être l’assaillant qui sommeille dans la caboche pervertie de petits et grand patrons tapis dans leur bureau. Ces femmes, je les soutiens avec d’autant plus de vigueur que certaines sont des amies et que je sais les supplices qu’elles ont pu endurer. Ni l’argent ni le pouvoir ne permet d’abuser du corps de quiconque sur cette terre. Un monde libre, c’est un monde où les femmes sauront que les hommes sauront qu’en tentant d’abuser d’elles ils seront punis. Un monde libre, c’est ce monde où les femmes devraient pouvoir refuser n’importe quelle proposition graveleuse sans que leur carrière professionnelle puisse en être affectée. C’est un monde où ma petite sœur, mes amies, ma fiancée et toutes les autres pourront se balader dans la tenue de leur choix sans qu’un connard s’arroge le droit de leur parler, de les regarder ou de les toucher comme si elles méritaient d’être traitées comme des jouets.

Un monde libre, c’est AUSSI un monde où on aurait le droit d’exprimer publiquement ses craintes quant aux dérives liberticides que semblent autoriser les combats de société. Il n’y a pas qu’un seul discours, jamais. Ceux qui le prétendent sont des tyrans[…]

Un monde libre, c’est d’abord un monde où un adulte ne cherche pas à se taper un adolescent, certes (quel taré dirait le contraire?), mais c’est aussi un monde où on ne condamne pas les gens sans enquête, sans procès, sur des déclarations balancées par un type vingt ans plus tard sur internet. […] »

Il existe des excès dans tous les domaines, il existe même des excès quand les causes sont justes.

<969>

Mercredi 18 octobre 2017

«Notre rôle est encore plus important quand le système légal ne remplit pas sa mission auprès des vulnérables confrontés aux puissants. Souvent les femmes ne peuvent pas ou ne veulent pas porter plainte. » Ronan Farrow
Ronan Farrow

Ronan Farrow est l’auteur de l’enquête de dix mois, publiée dans le New Yorker, qui a provoqué la chute du producteur de Hollywood : Harvey Weinstein.

Ronan Farrow est le fils de Woody Allen et Mia Farrow, ce qui explique sans doute pour partie, selon la correspondante du Monde à San Francisco, Corine Lesnes, la facilité avec laquelle les victimes se sont confiées à lui.

Dans l’Express on peut lire :

« [Ronan Farrow] n’est pas le premier à raconter l’envers fétide du rêve hollywoodien. Mais pour lui, c’est une affaire de famille. Celle d’un père prestigieux, Woody Allen, dont il ne cesse de dénoncer, de tweets en tribunes ou en plateaux télé, les dérapages sexuels, notamment commis selon lui aux dépens de sa soeur, Dylan Farrow. Et s’il voue une rancune particulière au milieu du cinéma, s’il l’observe avec une telle défiance et y a plongé ses antennes, c’est parce que le tout Hollywood a pris fait et cause pour son père au moment de son divorce d’avec sa mère, la non moins prestigieuse Mia Farrow.

[Rappel des faits] : en 1997, après 12 ans de mariage, Mia Farrow et Woody Allen se séparent, dans une ambiance électrique. Le réalisateur a quitté la mère pour épouser sa fille, Soon-Yi Previn, que Mia Farrow a adopté avec son mari précédent, le chef d’orchestre André Previn.

L’affaire déchire les Etats-Unis, les proches du couple et la famille elle-même. Les uns prennent parti pour Woody Allen, les autres pour l’épouse trahie et abandonnée. Parmi les premiers, une grande majorité des comédiens, metteurs en scènes et producteurs américains. Parmi les seconds, Ronan Farrow, qui ne leur pardonnera jamais, pas plus qu’il ne pardonnera à son père.

[…] Depuis le divorce, Ronan Farrow est le plus acharné détracteur de son père officiel. En 2012, pour la fête des pères, il poste sur twitter ce commentaire corrosif: “Bonne fête des pères. Ou, comme on dit dans ma famille, bonne fête des beaux-frères” – ce qu’est devenu Woody Allen pour lui en se mariant à sa demi-soeur.

Comme lorsque, avocat fraîchement émoulu de la Yale Law School, il défendait à l’Unicef les droits des femmes et des enfants au Darfour, puis auprès du couple Obama au Pakistan et en Afghanistan, c’est donc sans doute à son histoire familiale que Ronan Farrow doit son irrépressible besoin de dénoncer les abus de pouvoir des obsédés sexuels d’Hollywood.

Bizarrement, sa dernière croisade, comme journaliste de luxe pour la chaîne de télévision MSNBC ou le très chic magazine New Yorker, lui a causé plus de désagréments que tous ses engagements précédents réunis. En s’attaquant au “mogul” Weinstein, il a dû résister à la pression de la très efficace machine à dissimuler les scandales lancée contre lui par l’industrie cinématographique américaine. Celle-là même qui, jusqu’à très récemment, en les achetant ou en les menaçant, avait privé de parole les nombreuse victimes du baron pervers d’Hollywood. »

Une autre affaire de famille que ce mariage entre Woody Allen et sa fille adoptive qui constitue selon la morale commune un inceste, oppose Rian Farrow et son père.

Une autre fille adoptive de Woody Allen et Mia Farrow, Dylan Farrow accuse son père d’avoir pratiqué des attouchements sexuels à son encontre, à l’âge de 7 ans et de l’avoir violé.

Nous lisons dans le Figaro :

« Ces mêmes agissements qui dénoncent Dylan Farrow, sa sœur et l’autre fille adoptive du réalisateur. Celle-ci avait décrit dans Vanity Fair des scènes d’attouchements causées par son père lorsqu’elle avait sept ans.

En 2014, Ron joue d’ailleurs les trouble-fête lors de la cérémonie des Golden Globes, qui récompense alors son père pour l’ensemble de carrière. Il publie ce tweet cinglant: «J’ai raté l’hommage à Woody Allen. Ont-ils évoqué la fois où une femme a publiquement confirmé qu’il l’avait agressée à 7 ans avant ou après avoir cité Annie Hall?». L’affaire atteint son paroxysme avec la publication, un mois plus tard, d’une lettre ouverte de Dylan Farrow qui affirme publiquement avoir bel et bien été violée par son père.

Dans une tribune publiée dans le Hollywood Reporter en mai 2015, juste avant l’ouverture du festival de Cannes assurée par le cinéaste avec L’Homme irrationnel, Ronan Farrow dénonce la «culture du silence et de l’impunité qui entoure son père». Il s’attaque aussi aux médias, incapables selon lui de révéler la vérité au grand jour.

«Ce soir, écrit-il alors, le Festival de Cannes s’ouvre avec un nouveau film de Woody Allen. Il sera entouré de stars, mais ils peuvent tous être tranquilles et faire confiance à la presse pour ne pas leur poser de questions dérangeantes. Ce n’est pas le moment, ce n’est pas l’endroit, ça ne se fait pas.»

Il faut rester prudent, Woody Allen a toujours nié les faits de viol contre Dylan Farrow et il n’a pas été prouvé qu’il a réellement pratiqué ces actes. Il ne peut être définitivement écarté que ces accusations aient été « fabriquées » par le clan Mia Farrow après la première transgression de Woody Allen qui a épousé la fille adoptive de sa compagne.

Dans le monde cependant, Ronan Farrow estime que la presse ne saurait s’exonérer de l’écoute des victimes au motif qu’il n’y a pas de plainte.

« Notre rôle est encore plus important quand le système légal ne remplit pas sa mission auprès des vulnérables confrontés aux puissants, écrit-il. Souvent les femmes ne peuvent pas ou ne veulent pas porter plainte. Le rôle d’un reporter est celui de porteur d’eau pour elles. »

Selon lui, une nouvelle génération de médias, « libérés des années de journalisme d’accès », commence à enquêter sur les agressions sexuelles commises par les « moguls » d’Hollywood ou d’ailleurs. « Les choses changent », assure-t-il.

Il y a peu, un échange avec mon ami Albert rappelait aussi les actes de viol de Roman Polanski à l’égard de femmes mineures. Ils continuent à jouir de la plus grande estime des milieux culturels français.

Il est essentiel de sortir de cette culture de l’impunité et de la culture du viol qui est resté longtemps une réalité tue et niée.

<952>

Mardi 17 octobre 2017

« Notre rencontre fut celle d’un homme et d’une statue »
Pablo Neruda

Pablo Neruda est un des plus grands écrivains de l’histoire d’Amérique du sud. Il obtient le Prix Nobel de littérature le 21 octobre 1971. Homme de gauche, il soutint Salvador Allende et mourut le 23 septembre 1973, 12 jours après le coup d’état qui renversa le gouvernement légitime du Chili. Certains soutiennent la thèse qu’il a été assassiné par une injection létale pendant un séjour à l’hôpital pour soigner son cancer de la prostate.

C’est une référence dans le camp de celles et ceux qui se réclament de gauche ou du camp du progrès pour prendre une terminologie actuelle.

Il a écrit un livre autobiographique « J’avoue que j’ai vécu » qui est paru en 1974, à titre posthume.

Dans ce livre, « l’homme moyen », Pablo Neruda raconte un fait :

« Mon bungalow était situé à l’écart de toute vie urbaine. Le jour où je le louai j’essayai de savoir où se trouvaient les lieux d’aisances, que je ne voyais nulle part. En effet, ils se cachaient loin de la douche, vers le fond de la maison.

Je les examinai avec curiosité. Une caisse de bois percée d’un trou en son milieu les constituait, et je revis l’édicule de mon enfance paysanne, au Chili. Mais là-bas les planches surmontaient un puits profond ou un ruisseau. Ici la fosse se réduisait à un simple seau de métal sous le trou rond.

Chaque jour, par je ne savais quel mystère, je retrouvais le seau miraculeusement propre. Or un matin où je m’étais levé plus tôt qu’à l’accoutumée, le spectacle qui s’offrit à moi me confondit.

Par le fond de la maison et pareille à une noire statue en mouvement, je vis entrer la femme la plus belle que j’eusse aperçue jusqu’alors à Ceylan, une Tamoul de la caste des parias. Un sari rouge et or de toile grossière l’enveloppait. De lourds anneaux entouraient ses pieds nus. Sur chacune de ses narines brillaient de petits points rouges, verroteries ordinaires sans doute mais qui prenait sur elle des allures de rubis.

D’un pas solennel elle se dirigea vers les cabinets, sans me regarder ni même avoir l’air de remarquer mon existence, conservant sa démarche de déesse, s’éloigna et disparut avec sur la tête le sordide réceptacle.

Elle était si belle qu’oubliant son humble fonction, je me mis à penser à elle. Comme s’il se fût agi d’une bête sauvage, d’un animal venu de la jungle, elle appartenait à un autre monde, à un monde à part. Je l’appelais sans résultat. Plus tard, il arriva de lui laisser sur son chemin un petit cadeau, une soierie ou un fruit. Elle passait indifférente. Sa sombre beauté avait transformé ce trajet misérable en cérémonie obligatoire pour reine insensible.

Un matin, décidé à tout, je l’attrapais avec force par le poignet et la regardait droit dans les yeux. Je ne disposais d’aucune langue pour lui parler. Elle se laissa entraîner sans un sourire et fut bientôt nue sur mon lit. Sa taille mince, ces hanches pleines, les coupes débordantes de ses seins l’assimilaient aux sculptures millénaires du sud de l’Inde. Notre rencontre fut celle d’un homme et d’une statue. Elle resta tout le temps les yeux ouverts, impassible. Elle avait raison de me mépriser. L’expérience ne se répéta pas. »
Pages 151 et 152 dans la collection Folio

Que raconte cet épisode ?

C’est un viol, c’est un crime !

Les deux dernières phrases semblent indiquer que Pablo Neruda n’est pas très fier de ce qu’il a fait.
Mais ce qu’il exprime, dans cette modeste contrition, pourrait se comprendre si voyant un gâteau particulièrement appétissant, il l’avait volé et mangé sans le payer.

Nous ne sommes pas ici, à ce niveau de « chapardage ».
Il raconte tranquillement son crime, il a violé cette pauvre femme qui n’a pas réagi devant cet homme blanc comme une esclave devant son maître.

Et Pablo Neruda ne se rend absolument pas compte de l’immensité de sa faute.

C’est cela la « culture du viol », il n’y a pas de juste appréciation de l’acte, un vague remord d’être allé un peu trop loin.

La rencontre d’un homme et d’une statue… d’un objet.

C’est cela aussi le viol, réduire dans son comportement la femme à un objet de plaisir.

Après avoir subi ce crime, qu’est devenue cette femme ?

Comment vit-on dans sa culture quand on est une femme et qu’on a été violée ?

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Lundi 16 octobre 2017

« La zone grise du consentement et la culture du viol»
Jean-Raphaël Bourge, chercheur à Paris-VIII

Tous nos journaux sont pleins du scandale du producteur Harvey Weinstein qui était tout puissant à Hollywood et qui en profitait pour contraindre des actrices à des relations sexuelles dont elles ne voulaient pas.

Ce scandale éclabousse beaucoup de monde, Barack Obama qui a accepté le soutien financier du prédateur, la France qui lui a décerné la légion d’honneur.

Ces contraintes, ces actes non consentis sont des viols, le viol est un crime.

Mais certains introduisent la notion de « zone grise du consentement ». Je vous rappelle que concernant le viol de la jeune enfant de 11 ans que j’ai évoqué le mercredi 27 septembre, les policiers et le procureur n’ont pas voulu utiliser ce terme approprié parce que le refus de l’enfant n’était pas explicite, c’est au cœur de cette « zone grise ». Le producteur prédateur peut aussi tenter cette défense devant des femmes qui attendaient de lui d’obtenir le rôle qui les rendrait célèbre et n’osaient pas repousser cet homme si puissant.

Des journaux libèrent la parole pour mettre des mots derrière cette réalité que le male de l’espèce homo sapiens a un problème de comportement à l’égard de son alter ego féminin.

Le site Rue 89 publie un article très instructif : « J’ai fini par céder » > :

L’article décrit d’abord un évènement qui ne peut avoir d’autre qualification que « viol »

Mais, étant donné des siècles de culture et de culpabilisation de la femme, souvent les femmes ont du mal à définir le fait par les termes appropriés :

«  Pour elle, ce ne sont pas des viols, “plutôt des énormes malentendus” avec “des gens qui n’étaient pas violents, plutôt très axés sur eux et qui ne se posaient pas la question de mon consentement ».

Un problème de consentement ! Oui c’est tout à fait cela, mais en agissant ainsi l’agresseur renvoie la victime à un statut d’objet et cela est un crime !

Et la femme qui a été victime du viol cité ci-avant, racontait cette histoire en rigolant et avec une bonne dose de culpabilité :

« Ils devaient se dire ‘tant qu’elle est là dans mon lit c’est open bar’, et je n’ai pas bataillé beaucoup pour le convaincre de l’inverse. Parce que je me disais ‘ça va être chiant, il va gueuler’, etc. »

Les journalistes ont alors lancé un appel à témoignage et exploré le concept de « la zone grise du consentement ». Les journalistes expliquent très justement :

« Disons-le tout de suite. Ce terme nous pose un problème, car il sous-entend que le consentement est quelque chose de compliqué, alors que quand ce n’est pas oui, c’est non.  On a utilisé ce terme parce que si on avait sollicité des témoignages de viols, tous ces cas considérés comme limites, flous, auraient été passés sous silence. Plus de 200 histoires nous sont parvenues, écrites dans une écrasante majorité par des femmes, dans des relations hétéros. »

Et beaucoup des témoignages recueillis ont du mal à mettre le mot « viol » sur les faits racontés, elles inventent même un concept paradoxal : « viol consenti ».

L’article explique très justement :

« On ne le dit peut-être pas assez : un viol n’est pas qu’un acte sexuel imposé face auquel la victime a crié “non”. Il peut y avoir viol sans manifestation explicite d’un refus, parce que la victime est paralysée par ce qui lui arrive, inconsciente ou pas en état de donner un consentement éclairé (droguée, alcoolisée…). Ce qui compte pour la justice est le consentement au moment des faits (et pas deux heures avant).

Un viol n’est pas non plus ce qu’en dit l’imaginaire collectif (une ruelle sombre ou un parking souterrain, par un inconnu menaçant d’un couteau). 83% des femmes victimes de viol ou de tentative de viol connaissent leur agresseur. »

La zone grise du consentement est avant tout un leurre, une supercherie utilisée pour obtenir une sorte de « circonstance atténuante ».

La zone grise, en creux, nous amène à la méconnaissance qui entoure la définition du viol et de sa représentation.
Jean-Raphaël Bourge, chercheur à Paris-VIII qui travaille sur le consentement sexuel, parle d’une “zone de refuge pour les violeurs, qui s’abritent derrière une ambiguïté”.

Pour [lui], la véritable “zone grise”, ce flou du consentement concerne des “cas très rares”, “mais elle est considérablement étendue par ceux qui veulent empêcher les femmes de disposer de leur corps, et on la laisse exister en rendant par exemple très difficile le fait de porter plainte pour viol”. Car la “zone grise” profite à la “culture du viol”, et la nourrit.

“J’en ai tellement marre des zones grises”, lâche la réalisatrice féministe Lena Dunham, dans un génial épisode de la saison 6 de “Girls”, illustrant la culture du viol.

Nous sommes dans une mystification qui s’inscrit dans ce que ce chercheur appelle : « la culture du viol »

Pour illustrer la culture du viol, Jean-Raphaël Bourge parle des manuels d’éducation à la sexualité du XIXe siècle, où on conseillait aux femmes “de résister pour mieux céder”. Citons aussi le porno ou les scènes de film et de série où “la fille finit par céder sous les baisers de son agresseur… hum… séducteur”.

L’article est intéressant, détaillé et s’appuie sur de nombreux témoignages pour vider de sa substance cette zone grise du consentement pour en arriver à une conclusion qui me semble simple et pertinente :

« Qui ne dit mot ne consent pas !
Au moindre doute sur les envies de l’autre, ce n’est pas compliqué : il faut poser la question. »

Les journalistes qui ont écrit <cet article> sont Emilie Brouze et Alice Maruani

Et puis, il faut toujours revenir à la définition d’un homme donné par le père d’Albert Camus : «Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… »

<950>

Vendredi 8 septembre 2017

« Mémoire et Histoire du droit à l’avortement »
Mise en pratique pédagogique sur un thème concret de l’opposition entre la Mémoire et l’Histoire.

Je pense que la loi de novembre 1974 concernant l’interruption volontaire de grossesse constitue un excellent exemple permettant de comprendre la différence entre la Mémoire des faits et l’Histoire des faits.

La mémoire est affective et subjective. L’Histoire s’efforce à l’objectivité.

La mémoire associe cette Loi à Simone Veil. Beaucoup, par exemple ce site exprime cela de la manière suivante :

« Nous sommes toutes les filles de Simone Veil : nous lui devons cette loi essentielle qui a transformé la vie des femmes. »

« Les femmes, la France doivent cette Loi à Simone Veil ». C’est la mémoire collective, ce n’est pas l’Histoire.

Certes, elle a défendu la Loi devant l’Assemblée Nationale et avec quelle force, intelligence, humanité.

Mais sans Simone Veil, cette Loi serait probablement quand même entrée en vigueur en 1974.

Simone Veil n’était pas dans le combat pro-avortement avant 1974 ; comme par exemple l’avocate Gisèle Halimi ou ces femmes qui se sont fait appeler les 343 salopes, dont faisait partie Catherine Deneuve ou Françoise Sagan et qui se sont accusés publiquement dans une tribune, en 1971, dans le Nouvel Observateur., du délit d’avortement.

Elle est entrée presque par hasard au Gouvernement au Ministère de la Santé alors qu’elle était juriste. Et même au gouvernement, ce fut un concours de circonstances qui fit que finalement ce fut à elle qu’incomba la tâche de défendre la Loi.

Que dit l’Histoire ?

L’Histoire dit que les femmes doivent cette Loi à Valéry Giscard d’Estaing qui a pris l’engagement de cette Loi pendant sa campagne présidentielle et a mis en œuvre son engagement dès le début de son septennat.

C’est parce que le Président de la République nouvellement élu, l’a voulu que le projet de Loi a été déposé et discuté au Parlement.

D’ailleurs cette loi n’est en rien une Loi « du droit à l’avortement ». C’est une loi de « dépénalisation de l’avortement ». Il s’agissait de modifier le code pénal et de supprimer un article qui qualifiait l’interruption volontaire de grossesse de délit.

Une Loi qui doit modifier le code pénal est de la compétence du Ministre de la Justice. Ce fut le cas avant 1974, et c’est toujours ainsi que cela se passe.

Mais quand Valéry Giscard d’Estaing se tourna vers son Ministre de la Justice, ce dernier le pria de l’épargner et de ne pas lui confier cette tâche. Le Ministre de la Justice était démocrate-Chrétien et se nommait Jean Lecanuet. Il argumenta en disant que sa Foi et sa morale lui interdisait de défendre cette Loi.

Alors Valéry Giscard d’Estaing eu l’idée de confier ce projet à la Ministre de la Santé qui justement était juriste et qui ne refusa pas.

Valéry Giscard d’Estaing aurait pu tenir le même discours que Jean Lecanuet étant donné sa foi et ses convictions. Il savait en outre que la majorité des français qui l’avaient élu, étaient en très grand nombre contre « cette abomination » disaient-ils. Les défenseurs de cette évolution se trouvaient dans l’autre camp, celui de la Gauche. D’ailleurs dans la nuit du 28 au 29 novembre 1974, la loi fut votée par 284 députés, un tiers des voix de droite et la totalité des voix de gauche, contre 189 voix de Droite.

Mais il avait fait le constat que la situation était devenu intolérable entre les familles aisées et cultivées qui pouvait financer une opération médicale avec peu de risque à l’étranger et toutes les femmes modestes qui tentaient d’interrompre leur grossesse dans des conditions indignes, dangereuses et souvent atroces.

Valéry Giscard d’Estaing a, dans ce domaine, agi en Homme d’État allant contre ses convictions intimes, contre son intérêt politique puisqu’il déplut à la majorité qui l’avait fait président, pour imposer ce qui lui paraissait juste et nécessaire pour l’intérêt de ses concitoyens et particulièrement ses concitoyennes.

C’est lui qui décida et qui imposa cette loi. Mais une fois ce flambeau confié à Simone Veil, cette dernière sut trouver l’énergie, les mots et la force de conviction pour obtenir le vote positif.

Et quel combat !

Vous trouverez dans les liens que je donne en fin d’article, cette anecdote que des personnes que Simone Veil considérait comme des amis refusèrent de la voir et de l’inviter à cette période.

Elle dit aussi :

« Je savais que les attaques seraient vives, car le sujet heurtait des convictions philosophiques et religieuses sincères. Mais je n’imaginais pas la haine que j’allais susciter, la monstruosité des propos de certains parlementaires ni leur grossièreté à mon égard. Une grossièreté inimaginable. Un langage de soudards. »

Mais voici ce que l’Histoire dit : Cette Loi fut voulu et imposé par Giscard d’Estaing, Simone Veil l’accompagna et mit en œuvre la volonté présidentielle.

Ce qui n’enlève rien à la grandeur de Simone Veil.

Voici les liens promis :

http://www.francetvinfo.fr/politique/simone-veil/recit-ces-exces-m-ont-servie-novembre-1974-l-intense-bataille-de-simone-veil-pour-la-depenalisation-de-l-avortement_2268733.html

http://madame.lefigaro.fr/societe/discours-le-jour-ou-simone-veil-defendit-ivg-devant-assemblee-dhommes-300617-133051

http://www.valeursactuelles.com/societe/les-grandes-heures-de-lassemblee-4-1974-la-depenalisation-de-lavortement-27428

http://www.politique.net/annees-giscard/reformes.htm

<924>

Vendredi 23 juin 2017

«Aujourd’hui dans toutes les grandes démocraties, nous avons le sentiment que le système a failli»
Lawrence Lessig

Lawrence Lessig est ce professeur de Harvard qui a écrit, en 2000, un article célèbre qui a fait date : « The Code is Law ». J’en avais fait le sujet du mot du jour du mardi 22 mars 2016. Dans cet article, il décrivait comment le code informatique, le matériel créatif du monde numérique, influe sur les règles et au sens le plus formel sur la Loi qui s’impose à nous.

Il continue à être à la pointe de la réflexion sur l’Internet où son combat est de garantir les libertés et défendre la licence libre.

Mais à Harvard il dirige aussi un centre de recherche sur la corruption.

<Mickaël Thébault l’a interviewé sur France Inter>

Dans cet entretien Lawrence Lessig revient d’abord sur la problématique de la liberté sur Internet :

« À l’époque, je travaillais beaucoup sur le droit et la loi autour d’Internet. Très peu de gens savaient véritablement comment fonctionnait l’interaction entre la technologie et l’idéal de liberté, la démocratie dans Internet.

Je faisais partie d’un groupe de personnes qui commençait à essayer de formuler des idées autour de ces thèmes

Une réalité assez déprimante, c’est que nos craintes de l’époque, notamment à propos de l’évolution d’Internet, autour de la tournure que pourraient prendre les choses, sont devenues une réalité. Alors qu’à la base, Internet était un endroit où on pouvait protéger la liberté et la vie privée, c’est devenu l’inverse : c’est un endroit où la vie privée n’existe plus et où l’opportunité de liberté d’expression est de plus en plus restreinte par des entreprises ou par des gouvernements. »

Lawrence Lessig juge la démocratie partout en danger, a fortiori aux États-Unis depuis l’élection de Donald Trump. Il nomme le principal ennemi de la démocratie : la corruption.

«  “Dans toutes les grandes démocraties du monde, nous avons le sentiment que le système a failli.

À la fin de la Seconde guerre mondiale, l’idée était de propager la démocratie parce que cela permettrait la paix et la prospérité, génération après génération. Quelque part je crois que nous avons failli ; nous sommes en situation d’échec.

[…] La situation dans mon pays est corrompue, je ne parle pas simplement de pots de vin ou de corruptions mais de corruption de manière fondamentale, constitutionnelle.

Aux USA, nous avons un système où 30 à 70% du temps de nos parlementaires est utilisé à lever des fonds pour leurs campagnes, à générer des tonnes d’argent. C’est une toute petite fraction de l’Amérique qui discipline le reste”.

Ce n’est pas d’ailleurs un problème américano-américain. Qu’on parle du réchauffement de la planète ou des dépenses astronomiques en matière de défense : on ne pourra pas gérer ces problématiques si on ne gère pas la corruption d’abord. »

Il considère que pour protéger la démocratie le rôle des lanceurs d’alerte est fondamental. Il a même fait intervenir, en direct, Edward Snowden, à Harvard par téléconférence depuis son exil forcé en Russie.

Il dit :

« Il existe de nombreux lanceurs d’alerte. Certains peuvent être critiqués mais d’autres comme Edward Snowden méritent tout notre respect. Il paie très cher aujourd’hui son choix de rendre l’information publique : le gouvernement américain s’était lancé dans une opération d’espionnage de chacun ; personne n’était au courant et Edward Snowden a rendu ça public.

D’aucuns diront qu’il n’a rien changé. Le fait est qu’il y a d’énormes décisions, notamment dans les tribunaux américains, à propos de l’anticonstitutionnalité de ces surveillances et travaux d’espionnage menés par les autorités américaines.

C’est ainsi que le changement se produit. Le fait qu’il y a eu des conséquences profondes pour les Etats-Unis. »

D’abord nous comprenons que si la France est corrompue, les autres pays ne sont pas forcément meilleurs. Rappelons que dans la puritaine Allemagne le grand Helmut Kohl dont nous avons parlé cette semaine est aussi tombé sur une affaire de caisse noire.

Ensuite, je crois que Lawrence Lessig a profondément raison, les lanceurs d’alerte constituent une des solutions mais pour rendre cela opérationnel, il faut qu’ils soient protégés, ce qui est loin d’être le cas pour l’instant.

<910>

Jeudi 22 juin 2017

« Un gouvernement généralement mal inspiré, face à une angoisse générale totale, a cherché la chose la plus spectaculaire qu’il pouvait mettre en place et il a décidé de mettre en place l’état d’urgence »
François Sureau

J’ai déjà évoqué l’avocat François Sureau à deux reprises :

  • Une première fois le 18 septembre 2013 : «Le Droit ne fait pas Justice.» où il expliquait qu’une de ses plus terribles expériences de justice fut lorsqu’il dut participer à une décision du Conseil d’Etat qui refusa l’asile politique à un militant basque Javier Ibarrategui qui se disait menacé de mort en Espagne. Ibarrategui retourna donc dans son pays où des groupes d’extrême droite, des anciens franquistes, l’assassinèrent comme il l’avait annoncé.
  • Une seconde fois beaucoup plus récemment, lorsqu’il plaida devant le Conseil Constitutionnel avec une éloquence et une hauteur de vue exceptionnelles contre cette idée absurde de vouloir interdire et de sanctionner la liberté d’aller sur des sites djihadistes : « La liberté de penser, la liberté d’opinion, […] n’existent pas seulement pour satisfaire le désir de la connaissance individuelle, le bien-être intellectuel de chaque citoyen. […] Elles [existent]  aussi parce que ces libertés sont consubstantielles à l’existence d’une société démocratique ». C’était le mot du jour du 13 février 2017. Pour celles et ceux qui ne sont pas convaincus qu’une telle interdiction est à la fois stupide et liberticide, il faut relire cette plaidoirie.

Cette fois, il était invité par France Culture <aux matins de France Culture> lors d’une émission consacrée aux Libertés Publiques et à l’État d’urgence.

Oui ! Parce que nous avons un vrai problème en France aujourd’hui. Un problème grave : l’état d’urgence mis en place dans la nuit des attentats du 13 novembre 2015, c’est à dire un état d’exception, est toujours en place.

Emmanuel Macron semble avoir pour projet de sortir de l’état d’urgence, en inscrivant dans l’état du Droit commun, des dispositions de l’état d’urgence. Et cela est très grave.

Il faut rappeler d’abord quelques fondamentaux sur l’état de droit, les libertés et le combat des lumières.

Voltaire avait été embastillé par la seule volonté du régent à qui il avait déplu, il n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres de cette époque. Ce fut par la suite son combat de lutter contre l’arbitraire. Mais dans le domaine du Droit et des Libertés il faut bien reconnaître que nos amis anglais ont toujours eu beaucoup d’avance sur nous. C’est eux qui en 1215, ont imposé la <Magna Carta ou Grande Charte > au Roi pour asseoir la Liberté et les Droits individuels. Et notamment ne pas entraver l’application du droit en arrêtant les hommes libres de façon arbitraire, point qui sera appelé habeas corpus. Wikipedia nous apprend que ce texte avait été précédé par la Charte des Libertés, édictée en 1100 par Henri Ier. Mais cette charte des Libertés était tombée en désuétude.

Mais que dit la Magna Carta dans son article 39 ? : « Aucun homme libre ne sera saisi, ni emprisonné ou dépossédé de ses biens, déclaré hors-la-loi, exilé ou exécuté, de quelques manières que ce soit. Nous ne le condamnerons pas non plus à l’emprisonnement sans un jugement légal de ses pairs, conforme aux lois du pays ».

Comment fait-on cela ?

Par la séparation des pouvoirs !

Wikipedia rappelle que pour l’essentiel, la séparation des pouvoirs a été théorisée par Locke et non par Montesquieu ; qui dans De l’esprit des lois conceptualise surtout la limitation du pouvoir par le pouvoir :

Revenons à des choses plus pratiques. Vous êtes dans un pays de Liberté parce que le Gouvernement et son bras armé, l’Administration et la Police ne peuvent pas débarquer chez vous selon leur bon vouloir, ne peuvent pas non plus vous arrêter s’ils le jugent utile ou vous assigner à résidence chez vous parce que cela leur parait pertinent au maintien de l’ordre. Pour faire cela, parce que cela est nécessaire parfois, ils ont besoin qu’un Juge de l’ordre judiciaire les y autorise préalablement. J’insiste sur le préalablement.

C’est justement à cela que l’Etat d’urgence s’attaque. L’administration agit sans l’autorisation du Juge. C’est une régression fondamentale.

<Un autre avocat Patrice Spinosi a expliqué sur France Inter> comment le Gouvernement s’est fait piéger par manque de clairvoyance et aussi une attitude distante par rapport aux Libertés et à l’Etat de Droit, toujours cité mais peu inspirant.

Lorsque des bandes armées ont déferlé sur notre capitale en tirant sur la foule et dans une salle de concert, il fallait agir vite. L’état d’urgence permettait de le faire et de surprendre les criminels en pleine action ou en train de vouloir continuer leur besogne macabre. Mais dans la semaine, il aurait fallu arrêter l’exception pour revenir dans le Droit commun.

Mais le Gouvernement n’a pas osé. Et plus il attendait, plus cela devenait difficile. Car imaginons un attentat juste après la fin de l’état d’urgence, le gouvernement serait vilipendé et accusé d’inconséquence.

Pourquoi, parce qu’il a essayé de faire croire que l’état d’urgence permettait d’éviter les attentats et de lutter efficacement contre les terroristes.

C’est là qu’il faut être solide et clair dans sa tête et écouter ceux qui savent, pas ceux qui font de la propagande ou de la communication. L’état d’urgence ne sert à rien pour lutter contre le terrorisme dans la durée.

Et François Sureau est un homme solide et clair :

« [En France] nous avons un problème avec la liberté qui tient au fait qu’on aurait pu choisir Montesquieu ou Voltaire. On aurait pu penser [au début de la Révolution française] qu’à l’origine de tout il y avait l’existence d’un homme libre, d’un citoyen libre, d’une personne dont il fallait garantir l’existence, le cas échéant contre l’Etat. Ce n’est pas ce que l’on a choisi. On a choisi Rousseau et le culte de la volonté générale. Il en résulte que lorsque la volonté générale s’exprime par la voix du Parlement et qu’on nous explique que la sécurité vaut tout et la liberté ne vaut rien, tout le monde est d’accord avec cette idée. C’est à dire que le culte absolu de la volonté générale tend à faire disparaître l’idéal des libertés publiques.

Cela a pour conséquence que pendant très longtemps on n’a pas contrôlé les Lois par rapport aux normes constitutionnelles et qu’il a fallu attendre 1971 d’une décision célèbre du Conseil Constitutionnel, à propos de la Liberté d’association, pour que [cette instance] accepte de contrôler la constitutionnalité de la Loi par rapport aux grands principes de la déclaration des droits. Il ne le faisait pas avant. Cela montre quelque chose d’assez profond qui montre que chez nous le combat pour les libertés publiques est toujours à reprendre parce qu’il ne rentre pas vraiment dans l’ADN politique français. […] Nous ne sommes pas un pays libéral [au sens politique de Montesquieu et Tocqueville].

Il faudra probablement que j’écrive un mot du jour sur la fameuse « Volonté générale » de Rousseau que tout étudiant de Droit apprend pendant ses études et qui a servi de fondement aux soviétiques pour considérer que les personnes qui n’étaient pas d’accord avec la volonté générale exprimé par le Parti étaient des dissidents qui sombraient dans la folie et qu’il fallait soit « rééduquer » soit « enfermer » dans des hôpitaux psychiatriques. En effet, celui qui s’oppose à la volonté générale n’est pas un opposant qui exprime une autre opinion, mais un homme qui se trompe. Mais revenons au sujet principal, le diagnostic de François Sureau sur l’état d’urgence.

François Sureau insiste beaucoup sur le fait que nous ne parlons pas ici de libéralisme économique mais politique. En France le mot libéralisme est quasi exclusivement attaché au domaine de l’économie. Il y a d’ailleurs en France une méfiance assez généralisée à l’égard du libéralisme économique qui la distingue de beaucoup de ses voisins. Mais ce n’est pas de libéralisme économique qu’il est question mais bien de politique et de liberté des citoyens qu’il s’agit à la fois de garantir et de protéger. Et surtout de protéger de l’intrusion de l’Etat.

[Cette question des droits de la personne traverse les formations politiques. Il y a tout une partie de la gauche, la gauche de type Vallsiste pour laquelle ces mots n’ont absolument aucun sens exactement comme une partie de la Droite.

C’est alors que Guillaume Erner le relance pour poser la problématique de manière claire : le terrorisme actuel ne mérite t’il pas que l’on pose un mouchoir sur un certain nombre de nos libertés individuelles pour avoir la sécurité collective.

« La vérité est tout à fait l’inverse. […]

Premier point, quand nos pères fondateurs ont posé les principes de nos droits individuels, ils ne l’ont pas fait uniquement pour les situations où tout va bien. Et au moment où nos grands penseurs expliquaient qu’on ne pouvait pas perquisitionner chez quelqu’un sans le mandat d’un juge, qui est à peu près une garantie qu’on a suspendue au moment de l’état d’urgence, on ne pouvait pas traverser la forêt de Bondy sans escorte armée. Les gens qui ont réfléchi [aux exigences] d’une société libre ne l’ont pas fait quand tout allait bien.

Second point, qui est encore plus grave, il y a là-dedans une forme d’imposture. Plutôt que de s’organiser pour que la Police soit réellement efficace à l’égard des 400 personnes qui sont réellement dangereuses, car je suis tout aussi avide de sécurité que tout le monde, pour qu’elle travaille davantage, qu’elle ait plus de moyens pour qu’on recrée par exemple les renseignements généraux, on a préféré suspendre les libertés publiques de l’ensemble des français. Et c’est cela la problématique de l’état d’urgence. […] c’est l’effet de groupes de pression de la justice et de l’administration…]

Les conséquences de l’état d’urgence c’est qu’on s’est servi de l’assignation à résidence pour contraindre des corses à rester chez eux à propos de match de foot en Corse du sud ou encore des écologistes au moment de la COP 21.

C’est cela qui est inacceptable. ! »

L’état d’urgence n’est pas efficace pour ce à quoi on prétend l’utiliser :

« Personne de sérieux ne pense que l’état d’urgence a une quelconque efficacité dans la lutte contre le terrorisme. [La Grande Bretagne n’a pas fait comme nous] Il y a eu 7000 perquisitions administratives pour 4 mises en examen]. Tout le monde sait que cela ne fonctionne pas. Simplement qu’est ce qui s’est passé ? […] Un gouvernement généralement mal inspiré, face à une angoisse générale totale, a cherché la chose la plus spectaculaire qu’il pouvait mettre en place et il a décidé de mettre en place l’état d’urgence. Maintenant, faute de pédagogie ou plutôt avec l’effet de cette pédagogie négative, la plupart des français pense que l’état d’urgence est indispensable à leur sécurité. Il n’en est absolument rien. […] et tout le monde le sait parmi les spécialistes.

On n’a jamais vu un procureur refuser d’ouvrir une enquête préliminaire. On a jamais vu un magistrat anti-terroriste refuser de délivrer un mandat de perquisition.

L’idée de confier au Préfet les missions normalement dévolues aux magistrats est une idée totalement surréaliste.

Mais les gouvernements se sont laissés enfermer dans ce piège. Pourquoi l’ont-ils fait ?

Parce que c’était commode. Parce que c’était de pauvres hommes dépassés par les évènements. »

Sureau parle de la part de nos gouvernants depuis 20 ans d’une furie normative.

« Plutôt que d’avoir un Ministre de l’Intérieur capable de négocier un compromis d’efficacité avec les syndicats de Police, on a préféré faire passer une Loi anti-terroriste par an pour réduire les libertés de tout le monde. En réalité, il n’y a plus d’Etat et c’est pour cela qu’il y a de plus en plus de Lois. La lutte anti-terroriste nécessite de redonner à l’Etat un pouvoir effectif : la recréation de renseignements généraux, une police plus efficace, une police mieux équipée. Alors cela ne se voit pas, cela ne permet pas d’aller au Parlement et de dire : j’ai fait la Loi Tartemolle ! Mais c’est certainement ce qu’il faut faire. »

Sureau donne une explication peu rassurante sur ces errements normatifs de nos gouvernants en parlant de la disparition de la culture philosophique de la classe politique.

« Quand vous regardez les débats parlementaires de la 3ème ou de la 4ème République à propos des législations d’exceptions vous constatez qu’il y avait de vrais débats. […] Il y a des gens inspirés par la philosophie des droits. Ce qui est frappant c’est que ce débat a entièrement disparu du Parlement. Il faut attendre d’être devant le Conseil constitutionnel pour le tenir. […] C’est dû au progrès incroyable de l’inculture de la philosophie juridique chez les parlementaires et probablement à une culture uniquement instrumentale dans son rapport au Droit de l’Ecole Nationale de l’Administration. [Un exemple] quand le Conseil Constitutionnel a décidé de censurer l’interdiction de consultation des sites terroristes, la décision du Conseil Constitutionnel sort à 14h, à 18h on apprend que 4 mecs se sont réunis en commission pour tenter de contourner la décision du Conseil Constitutionnel. Ceci, il y a trente ans aurait déclenché un véritable scandale public »

Et bien sûr cela ne déclencha aucun scandale.

Il me semble que c’est la 3ème fois ou la 4ème fois que je me sens conduit à citer cet avertissement, qui n’a jamais fait l’exergue d’un mot du jour, de Benjamin Franklin, l’un des Pères fondateurs des États-Unis (1706-1790) : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux.»

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