Mardi 11 mai 2021

« Le chant, c’est une métaphore de la vie : on inspire, on expire, le son arrive sur le souffle, puis c’est fini. »
Christa Ludwig

Christa Ludwig est morte, samedi 24 avril tout près de Vienne, en Autriche, elle avait 93 ans.

Et depuis le 24 avril j’ai passé beaucoup de temps avec cette artiste merveilleuse, en écoutant ses disques, en lisant des articles qui lui étaient consacrés et en regardant énormément de vidéos, pour l’essentiel en langue allemande, dans lesquelles elle révélait sa personnalité lumineuse et son esprit pétillant.

Je pourrais reprendre la description qu’en fait <Le Monde> :

« Une voix sensuelle et chaudement ambrée, d’une amplitude exceptionnelle, une artiste émouvante à la carrière en tout point exemplaire ».

C’est d’ailleurs dans cet article que j’ai trouvé la phrase que j’ai mise en exergue :

« Le chant, c’est une métaphore de la vie : on inspire, on expire, le son arrive sur le souffle, puis c’est fini. »

Dans les vidéos que j’ai regardées, elle parle parfois de la mort.

Pour elle la vie est esprit, souffle. Un corps mort ne présente pour elle plus aucun intérêt.

Elle dit par exemple à propos de sa mère qui a joué un si grand rôle pour elle, puisqu’elle fut sa seule professeure de chant tout au long de la vie en plus de la relation mère fille, elle est toujours avec moi, dans mon esprit, je la cite chaque jour. Elle est vivante en moi, le corps qui se trouve au cimetière ce n’est plus elle. C’est pourquoi Christa Ludwig n’allait jamais au cimetière.

Elle a épousé, en secondes noces, en 1972, Paul-Émile Deiber, sociétaire de la Comédie-Française et metteur en scène. C’est pour cette raison qu’elle a vécu longtemps en France.

Ils vieillirent ensemble et elle raconte qu’elle lui tenait la main au moment ultime et elle sentit quand la vie l’abandonna et elle ajouta :

« Et alors je compris que ce corps n’était plus mon mari. Il était avec moi, dans mes pensées, dans mon cœur, auprès de moi, non dans ce corps inerte. »

J’ai trouvé cette vision très apaisante et très inspirante.

Elle avait décidé de se faire incinérer.

Mais si je veux parler de Christa Ludwig, je dois dire avant tout qu’elle fait partie de mon univers musical depuis que je suis mélomane.

Quand j’ai appris son départ, je me suis posé et fait le compte des enregistrements que je possédais et dans lesquels elle chantait.

Quand on est mélomane comme moi, on collectionne patiemment des dizaines, puis des centaines et on arrive aux milliers de disque.

On achète parce qu’on a lu ou entendu une critique, découvert une interprétation dans des ouvrages qui donnent les enregistrements de référence, ou plus simplement qu’on a entendu l’enregistrement ou qu’un ami mélomane nous l’a fait découvrir.

Et alors faisant une petite liste, sans exagérer pour ne pas dépasser les limites d’un mot du jour.


Un opus magnum de la musique est constitué par « Le chant de la terre » de Gustav Mahler. Dans les dizaines d’enregistrements de cette œuvre, deux disques surplombent : la version de Bruno Walter avec Kathleen Ferrier et celle d’Otto Klemperer avec Christa Ludwig et Fritz Wunderlich.

La plus belle version du Requiem de Verdi est la première enregistrée par Carlo Maria Giulini, la partie d’alto est chantée par Christa Ludwig.

Le plus beau Cosi fan Tutte de l’histoire est celui que Karl Boehm a enregistré avec l’orchestre Philharmonia. Le rôle de Dorabella était tenu par Christa Ludwig.

La meilleure version de Fidelio de Beethoven est celle de Klemperer avec Jon Vickers. Le rôle de Fidelio est chanté par Christa Ludwig.

Un des plus belles interprétations du plus grand opéra de Wagner, Parsifal est celle de Solti, le rôle de Kundry est tenu par Christa Ludwig.

Et il serait possible de continuer à alimenter cette énumération.

Les meilleurs chefs d’orchestre voulaient Christa Ludwig, parce qu’elle était simplement extraordinaire.

Parmi ces chefs, invariablement elle en citait trois :

Karl Boehm qui fut comme un second père pour elle et l’accueillit à l’opéra de Vienne. Elle n’était pas autrichienne, elle était née à Berlin mais elle se sentait et se vivait comme viennoise.

Herbert von Karajan, en qui elle avait toute confiance. Il semble que c’est elle qui a dit un jour que Karajan était Dieu, ce que des détracteurs de ce dernier avait traduit qu’il se prenait pour Dieu. Christa Ludwig voulait simplement dire qu’elle était toujours rassuré quand Karajan dirigeait parce qu’il avait cette faculté de rassurer et de créer un écrin sonore dans lequel la voix de ses chanteurs pouvait s’épanouir sans crainte.

Mais celui pour lequel elle avait le plus d’affection était Léonard Bernstein. C’est encore elle qui a eu cette phrase :

« il était la musique »

Dans cette interview à Forum Opera elle est plus précise : .

« J’ai eu la chance de faire la connaissance de trois grands chefs d’orchestre à trois moments différents de ma carrière. Quand je suis arrivée à Vienne, j’ai vite travaillé avec Karl Böhm. C’était une grande chance, car Böhm, dont la femme était cantatrice, comprenait la voix. Bien sûr, tous les chefs aiment les voix, mais Böhm était le seul à vraiment les comprendre, à connaître précisément leur fonctionnement. Quand je l’ai rencontré, j’étais encore une très jeune chanteuse, il m’a enseigné la rigueur, la justesse, l’exactitude.

Quelques années plus tard, j’ai rencontré Karajan qui, lui, m’a appris la beauté de la phrase, l’esthétique du son. En répétition, avec le merveilleux Philharmonique de Vienne, il disait toujours aux musiciens d’écouter le son produit par les voix, et aux chanteurs de s’immerger dans le son de l’orchestre. Je n’ai jamais trouvé chez un autre chef un tel sens de la sonorité.

Et puis j’ai rencontré Bernstein quand j’avais déjà 40 ou 41 ans. J’étais un peu plus sage, plus aguerrie, et avec lui on pouvait découvrir le vrai sens de la musique, sa profondeur, ce qui se cache sous les notes. Avec lui, j’ai vraiment chanté toutes sortes de choses, y compris le tango de la Vieille Dame, dans Candide : le registre de la comédie n’est vraiment pas ma tasse de thé, mais j’ai fait ça pour lui. De tous mes collègues, Bernstein est le seul dont la mort m’a vraiment fait pleurer. C’était un authentique génie. »

La remarquable qualité de Christa Ludwig était sa capacité de pouvoir s’adapter à chacun de ses chefs. Elle dit :

« Mais si Böhm demandait un mezzo forte à tel moment, que Karajan, dans ce même passage, voulait qu’on chante piano et Bernstein, forte, ils avaient tous les trois raison, chacun à sa manière : c’était toujours justifié car ça s’inscrivait dans leur conception d’ensemble. Et moi, je me suis toujours bien entendue avec eux parce que je faisais le nécessaire pour m’intégrer dans cette conception.  »

Énormément de journaux lui ont rendu hommage.

<France Musique> lui consacre plusieurs pages en republiant de nombreuses émissions qui lui avaient été consacrées.

<Le Figaro> qui rapporte ce propos :

« On fait carrière avec sa tête, pas avec sa voix »

Mais cette voix est exigeante, il faut la protéger, ne pas trop parler, ne jamais prendre froid, ne pas être en contact avec des virus, ne pas boire, ni trop manger.

Le journal suisse <Le temps> parle de « discipline de cosmonaute » :

« Pendant 50 ans, elle «ne pense qu’à ses cordes vocales, jour et nuit», et s’administre au quotidien une discipline «semblable à celle des cosmonautes» pour préserver son timbre: pas de tabac ni d’alcool… et même pas de cinéma, «parce que je devrais m’enfuir dès que mon voisin tousse». »

Le journal canadien « Le Devoir » titre « Christa Ludwig, titan au féminin » et écrit :

«  l’une des plus grandes chanteuses du XXe siècle, nous laisse un legs immense.
A-t-on vraiment envie d’être triste ? Ou a-t-on simplement envie de dire, de crier, « Merci ! » ? Car Christa Ludwig était déjà immortelle de son vivant. »

Pour « TELERAMA », le titre est « Christa Ludwig, quand une diva s’en va. »

Je partage cet avis :

« Femme aussi disciplinée et rigoureuse dans son art que portée à la gaieté en privé, excellant dans les personnages dramatiques mais conservant toujours un grain de joie dans sa voix merveilleusement colorée, Christa Ludwig ne fut jamais plus elle-même que chez Mozart et Strauss, sans doute parce qu’elle trouvait dans leur grâce et leur finesse un reflet de ses propres qualités. »

Et je finirai par cet article du journal belge « Crescendo » : « Christa Ludwig, la voix de mezzo dans toute sa splendeur »

« Que sa personnalité était attachante, tant elle irradiait la scène par sa présence, sa musicalité et son art du dire qui justifiaient la versatilité de son répertoire à l’opéra, en récital, au concert ! »

Vous trouverez derrière ce lien <Le final du chant de la terre avec Bernstein>

Une grande Dame, une immense musicienne.

<1563>

Mercredi 30 décembre 2020

« Une expérience spirituelle unique où les grandes sonates pour piano rencontrent les ragas indiens dans une fraternité universelle, celle que défendait sans cesse Beethoven »
Shani Diluka

Il faut bien terminer une série !

Comment terminer celle-ci, sur Ludwig van Beethoven ?

Un samedi matin de février, le lendemain de la saint valentin, Caroline Broué avait, dans son émission « L’Invité culture », donné la parole à une pianiste, que je ne connaissais pas.

Shani Diluka, est née le 7 novembre 1976 à Monaco mais ses parents sont srilankais. Elle est donc imprégnée de culture indienne.

Pourtant, elle a comme premier bagage artistique une solide formation de pianiste classique qu’elle a perfectionné d’abord au Conservatoire Nationale Supérieure de musique de Paris notamment auprès de François-Frédéric Guy dont j’ai parlé lors du second mot du jour de la série. Par la suite, elle a rencontré et travaillé avec Martha Argerich, Leon Fleisher, Maria Joao Pires et Murray Perahia.

Elle fréquente donc le gotha du cénacle des pianistes classiques. Elle a aussi enregistré les sonates de violoncelle avec le violoncelliste du Quatuor Alban Berg de Vienne : Valentin Erben.

Le site de <l’émission> de France Culture renvoie vers quelques titres de journaux :

« Interprète « hors norme » d’après Le Figaro, douée d’une « virtuosité ailée » pour le Classica, « l’une des plus grandes de sa génération » selon Piano Magazine , Shani Diluka est une artiste sensible à la vibration du monde. »

Je l’ai donc entendu parler de son dernier disque consacré à Beethoven.

Ce disque a pour nom « Cosmos ».

Elle y interprète 2 sonates de Beethoven, la célèbre 14 « Clair de lune » et la 23 « Appassionata ».

Mais elle a ajouté quelque chose de particulier : des musiciens indiens jouent avant et entre deux mouvements de la musique indienne : « des Ragas ».

Grâce à <Wikipedia> nous apprenons que « Le râga » ou râgam en tamoul  signifie attirance, couleur, teinte ou passion. Les râgas sont fondés sur les théories védiques concernant le son et la musique

Chaque râga est lié à un sentiment (rasa), une saison, un moment du jour.

Sur <Ce site> Shani Diluka donne son appréhension des ragas :

« Les ragas sont des formes ancestrales de la musique indienne. Les noms, qu’on retrouve sur le disque, existent depuis toujours. Le raga est composé de deux parties : le Alaap et le Gat. Le Alaap est l’introduction mélancolique des premières notes et représente l’âme humaine. Il est joué à la cithare. Il y a ensuite le Gat joué par les tablas : ici c’est l’intensité, le discours qui se développe. […] Il y a plusieurs modèles de gammes. Ces noms, ce sont les gammes. Elles existent depuis toujours. C’est à partir d’elles que le cithariste développe et compose un voyage. Il faut enfin savoir que chaque Raag est identifié et correspond à une idée. Par exemple, Darbari fait référence au moment où les rois attendaient le peuple qui venait se présenter et discuter. Dans le menuet du Clair de Lune, on a le menuet qui est une danse de cour, puis vient, dans la partie du trio, une danse paysanne. Beethoven arrive, en une page, à faire se rencontrer la noblesse et le peuple. Vous voyez pourquoi, dans Cosmos, ce moment de la sonate est appuyé par le Raag Darbari. […] Restent les ragas du crépuscule ou du coucher du soleil. Et ces sonates qu’on écoute, comme traversées d’une nouvelle lumière, sans jamais être perverties ou détournées de leur nature profonde. »

Pourquoi Shani Diluka s’est-elle crue autorisée à créer cette cohabitation disruptive en créant un pont entre l’occident et l’orient ?.

C’est ce qu’elle a expliqué dans l’émission et qui a éveillé ma curiosité à un point suffisant pour que j’achète et j’écoute son disque.

La raison en est que Ludwig van Beethoven s’était intéressé à la spiritualité indienne, à travers des textes ancestraux qu’il avait recopiés, surlignant certains mots lui paraissant essentiels : soleil, éther, Brahma. Shani Diluka a poursuivi le projet de mettre en lumière les liens du compositeur allemand avec la culture orientale.

Pour ce faire, elle s’est associée à deux musiciens indiens, Mehboob Nadeem et Mitel Purohit, joueurs de Sitar et de tabla, faisant ainsi dialoguer Beethoven et la musique traditionnelle indienne.

Dans le livret accompagnant le disque elle écrit :

« Ce compagnon de route m’a guidée depuis toujours, de l’intégrale des sonates de violoncelle que j’ai enregistrée avec le légendaire violoncelliste du quatuor Alban Berg Valentin Erben, à l’intégrale des concertos pour piano joués régulièrement en concert, il était normal que je me plonge dans ses écrits tout au long de ce chemin. Beethoven tenait en effet des correspondances intenses, balayant tous les sujets, parcourant toutes les humeurs.
Mais quelle fut ma surprise en découvrant, parmi les documents authentifiés en 1926 par le musicologue J.S. Shedlock, des textes mystiques indiens recopiés à la main par Beethoven lui-même, qui de plus avait surligné certains mots essentiels : Soleil, éther, Brahma. Il existe donc un lien historique incontestable entre Beethoven et la culture indienne : à la recherche de la profondeur de cette culture et fasciné par la traduction de ces « Upanishads » sortie en 1816 en Allemagne, il s’est bel et bien plongé dans ces textes ancestraux, au même titre que Schopenhauer qui s’en imprégna, ou que Goethe découvrant le grand poète perse alors qu’il composait son dernier recueil majeur, le Divan oriental-occidental. On découvre ainsi un Beethoven mystique, dans sa recherche sur l’homme et le cosmos, et surtout curieux des autres cultures. »

Nous apprenons donc que Beethoven s’est tout de suite procuré les traductions des Upanishads parus en 1816. Dans un entretien, Shani Diluka répond :

« Cette découverte a été un choc. Se dire que Beethoven pouvait s’intéresser à la culture indienne, à cette époque-là ! Il est très touchant de voir que l’Orient, et donc l’étranger, était alors une inspiration pour une manière nouvelle de penser. Cette ouverture d’esprit m’a réellement émue car avant même d’être compositeur, Beethoven était un grand humaniste. Cela même dont nous avons tant besoin aujourd’hui. […] On ne connait pas assez Beethoven dans sa dimension philosophique. En lisant le dernier livre de Nathalie Krafft [Beethoven par lui-même] par exemple, on se rend compte qu’il s’intéressait à la mythologie grecque, à la cosmologie, à la logique kantienne, sans oublier Shakespeare. Je pense qu’il était quelqu’un qui s’est posé, de façon fondamentale, beaucoup de questions d’ordre philosophique pour trouver un sens à sa vie. » »

<Voici ce que cela donne> une introduction de 1’40 de raga avant que la pianiste entame le début de la sonate « Clair de lune ». Dans cet <extrait> Shani Diluka explique sa compréhension de cette même sonate uniquement avec le piano.

Dans l’émission de France Culture elle dit

« Pendant la moitié de sa vie, Beethoven n’entendait pas une note de musique. Il a transformé ce handicap en force extraordinaire, en beauté. Son parcours est une forme de voyage spirituel d’un homme en grande souffrance qui a su relier l’homme au divin. Quand je joue une de ses sonates, de sentir sa relation au monde apporte une force supplémentaire à mon jeu. […]

Pour moi il était important de respecter ces deux grandes musiques : je ne voulais pas les transformer, ou les fusionner mais rester dans le dialogue. C’est une sorte de lien organique qui doit les unir : dans ces grandes cultures il y a une grâce. Et cela m’a émue de les faire rencontrer à ce niveau. »

Et dans le livret de son disque elle ajoute :

« En l’occurrence, nous retrouvons ici deux de ses plus grandes sonates : le « Clair de lune » op. 27 n° 2 et l’« Appassionata » op. 57. Ce choix est délibéré : en raison de sa proximité existentielle, d’une part avec le testament d’Heiligenstadt où il confronte l’idée de Mort à celle de Beauté, qui sauve et élève, et d’autre part avec les éléments liés à la Nature et au rythme du temps, qui rejoignent la relation des ragas aux dimensions terrestres et célestes. Ainsi la construction de cet album est avant tout basée sur le respect de chaque grande tradition associant les artistes indiens de très haut vol que sont Mehboob Nadeem au sitar et Mitel Purohit au tabla, et sur le dialogue organique et les entrelacs entre ces deux grandes musiques dites toutes deux « classiques ».

Ici, chaque monde révèle l’autre et même parfois d’autres mondes. […]. Le sitar tel un Orphée ressurgit paré de lumière divine. Les leitmotivs mélodiques et rythmiques beethovéniens sont en effet la base inspirante des choix de ragas et de leurs improvisations. Par ailleurs, le spectre sonore imaginé par Beethoven avec ses pianos à cinq pédales, par exemple, et ses longues résonances, que l’on retrouve dans les sonates, concertos ou derniers quatuors à cordes, semblent appeler et faire miroiter le spectre et les résonances du sitar, ouvrant ainsi la porte aux infra-mondes en parallèle avec les quarts de ton dans la musique indienne… »

La surdité de Beethoven lui a-t-elle permis de pénétrer irrémédiablement le monde de l’invisible à tous les niveaux ? Si l’on approfondit l’œuvre de Beethoven comme l’on traverserait un cœur rempli de larmes, on rentre étrangement dans une intimité qui devient nôtre. L’âme voyage ainsi au-dessus des pays, au-dessus des frontières, vers ce qui nous unit tous au cosmos. Cette relation n’a jamais été explorée en concert ou en enregistrement. Cet album inédit offre donc une vision nouvelle du grand Beethoven. Comment cette idée de transcendance s’inscrit-elle dans notre monde contemporain et mondialisé ? Beethoven en donne le sens le plus noble : la beauté et la grâce appartiennent à toutes les cultures. Étant moi-même entre deux mondes, originaire du continent indien et issu de l’école de piano allemande, ce lien entre Beethoven et l’Inde prend à mes yeux tout son sens. En quête perpétuelle d’élévation, la recherche dans les contrées mystiques indiennes à cette époque est tout à fait exceptionnelle. Quelle belle leçon de pensée il y a plusieurs siècles, représentant l’Orient, « l’étranger », comme signe de bienveillance et d’enrichissement grâce à la découverte de nouvelles visions du monde.
La beauté et l’élévation sont dans toutes les cultures, la réconciliation de l’homme avec lui-même est possible : tel est le but de ce projet à travers les grands idéaux beethovéniens. J’ai donc imaginé une expérience spirituelle unique où les grandes sonates pour piano rencontrent les ragas indiens dans une fraternité universelle, celle que défendait sans cesse Beethoven, rappelant ainsi le message de dialogue et de paix initié il y a quelques années par Ravi Shankar et Yehudi Menuhin. »

<Ce site> apprécie ainsi le disque Cosmos :

« Cosmos est un disque qui interpelle, au bon sens du terme. Avec les fils qu’il tisse entre deux grandes traditions musicales sans jamais céder à la facilité de la fusion entre elles, ce disque pose la question de la place de l’homme au sein d’un univers si vaste que la seule tentation du conflit entre les cultures en devient obsolète et vaine. Shani Diluka perpétue la tradition de ces grands interprètes qui lisent la musique comme un texte de sagesse, posant ainsi une pierre personnelle sur le chemin de ceux qui ont pour religion la profondeur et l’exigence au service de l’humanité. Cosmos est un disque profond qui nous élève »

Comment finir la série sur Beethoven constituait la question posée en début d’article.

Ma réponse est de montrer une part supplémentaire de son universalisme.

Dans sa surdité, dans son enfermement dans le silence centré sur sa destinée d’écrire une musique imprévisible pour les « temps à venir », il a continué à rester ouvert à la sagesse et à la culture humaine issues de civilisations situées dans d’autres contrées de notre planète et à s’en nourrir.

Daniel Barenboim a dit

« Il y a tout chez Beethoven : le tragique, le dramatique, la tendresse, l’épique, l’humour… Tout. Sauf la superficialité. Sa musique est en liaison permanente avec tout ce qui fait la condition humaine »
Daniel Barenboïm cité par Christine Mondon « Incomparable Beethoven » page 181

Shani Diluka a aussi rapporté dans l’écrit qu’elle a joint à son disque :

« Romain Rolland dira […] que Beethoven a su atteindre « le sourire de Bouddha » dans l’Op. 111. »

Cette 32ème sonate opus 111 compte deux mouvements. Je pense que Romain Rolland pensait plus précisément au deuxième mouvement : l’Arietta.

De manière factuelle nous sommes en présence de variations. Mais du point de vue du mélomane et de l’humain, nous sommes en présence d’une immense méditation qui passe par toutes les diversités et richesses des sentiments et l’exploration intime bouleversante de notre humanité..

Alfred Brendel a dit : « L’opus 111 est à la fois une confession qui vient clore les sonates et un prélude au silence. »

Tout au long de cette série, j’ai renvoyé vers les musiques les plus exigeantes, les plus modernes et aussi les plus géniales qu’il a écrites.

Nous sommes ici, une fois encore sur un sommet.

Il faut, bien sûr, être prêt à accueillir cette musique. Il faut donc rechercher le calme et l’ouverture de tous nos sens pour se concentrer exclusivement sur la cathédrale de sons que Beethoven a écrite uniquement avec des notes de musique jouées par un piano.

<J’invite à écouter Alfred Brendel jouer cet Arietta>

Post scriptum : J’exprime ma (notre ?) gratitude à Ludwig van Beethoven d’avoir mené si haut, si loin et si profondément l’Art qu’homo sapiens a su créer et ainsi révéler la part la plus belle et la plus précieuse de notre espèce.

<1517>

Mardi 29 décembre 2020

« Beethoven victime de la “cancel culture aux Etats-Unis »
Emmanuel Dupuy dans « Diapason »

J’ai déjà évoqué, à plusieurs reprises, la chose sans avoir donné le nom. La « cancel culture » est un phénomène qui est né dans les campus universitaires américain au sein de mouvements qui se réclament de la gauche.

La « cancel culture » c’est la culture de l’effacement. Comme un dossier qu’on efface sur un disque dur.

Les journalistes Laure Mandeville et Eugénie Bastié ont publié le 20/12/2020 un article dans le Figaro «Cancel culture», «woke»: quand la gauche américaine devient folle » qui raconte cette dérive.

L’article du Figaro est réservé aux abonnés mais <La Fabrique médiatique> sur France Culture évoque et revient sur cet article

L’utilisation du terme « woke » signifie que, chez ces gens-là, on prétend qu’il faut tout le temps être « éveillé » pour débusquer en permanence les attitudes, les comportements, les situations problématiques et empêcher les responsables ou ceux qu’on prétend responsables de continuer à s’exprimer ou agir pour faire perdurer ces injustices ou ces oppressions. Il faut effacer !

J’avais abordé ce sujet le <1er avril 2020> en citant Barack Obama qui s’élevait contre ces pratiques : « Si la seule chose que vous faites, c’est critiquer, vous n’irez probablement pas bien loin. »

Au départ ce mouvement a attaqué les vivants.

Le juste combat contre les violences faites aux femmes a ainsi conduit à des manifestations de « cancel culture ». Woody Allen est accusé d’abus sexuel, alors ces « ligues de vertu » ont fait pression pour qu’ils ne puissent pas faire éditer ses mémoires aux Etats-Unis. Il faut l’effacer, il ne doit plus pouvoir s’exprimer. Si Woody Allen est coupable, il faut qu’il soit jugé et qu’il puisse se défendre. S’il est coupable la justice le condamnera, mais l’empêcher de publier ses mémoires ne constitue pas un combat de liberté. Les mémoires de Woody Allen ont pu sortir tout de même aux États-Unis en mars 2020, dans une petite librairie indépendante.

Mais il n’est pas nécessaire d’être accusé d’un crime pour faire l’objet des foudres de la cancel culture. Comme l’écrit l’écrivain Douglas Kennedy dans un article du 26 décembre 2020 dans le Monde « A l’ère de la “cancel culture” – un simple bon mot peut chambouler votre carrière »

Aucun mot ne doit blesser aucune minorité : les noirs, les LGBT, les petits, les gros, les hispaniques etc. Caroline Fourest a écrit un livre sur ce sujet : «Génération offensée» qui est paru en février 2020. La quatrième de couverture décrit parfaitement le phénomène : « C’est l’histoire de petits lynchages ordinaires, qui finissent par envahir notre intimité, assigner nos identités, et censurer nos échanges démocratiques. Une peste de la sensibilité. Chaque jour, un groupe, une minorité, un individu érigé en représentant d’une cause, exige, menace, et fait plier.
Au Canada, des étudiants exigent la suppression d’un cours de yoga pour ne pas risquer de « s’approprier » la culture indienne. Aux États-Unis, la chasse aux sorcière traque les menus asiatiques dans les cantines et l’enseignement des grandes œuvres classiques, jugées choquantes et normatives, de Flaubert à Dostoïevski. Des étudiants s’offusquent à la moindre contradiction, qu’ils considèrent comme des « micros-agression », au point d’exiger des « safe space ». Où l’on apprend en réalité à fuir l’altérité et le débat.»

On ne compte plus le nombre de professeurs qui ne peuvent plus enseigner et sont boycottés par ce qu’ils ont dit un mot qui a été déclaré blessant ou fait un acte qui a été désigné comme inacceptable.

Douglas Kennedy parle d’un professeur qui a eu la mauvaise idée d’assister à une manifestation en faveur de la police à proximité du campus. Il a expliqué qu’il y était allé juste pour entendre les arguments de l’autre camp. Comme l’a écrit le magazine Forbes : « Il n’a participé en aucune façon, il n’a pas pris la parole ni crié de slogans, il ne portait pas de pancarte. Il affirme qu’il voulait simplement savoir ce que les manifestants avaient à dire… ».

Le fait d’aller à cette manifestation, signifiait chez ces gens là qui étaient en position de « woke » qu’il soutenait la police et les violences policières. Des tracts ont alors circulé pour que les étudiants ne se rendent plus à son cours. Il devait être effacé.

Ces manifestations d’intolérance américaine ont pollué le monde universitaire français :

Ainsi Sylviane Agacinski n’a pas pu tenir une conférence le 24 octobre 2019 à l’université Bordeaux Montaigne (UBM). La philosophe voulait défendre son opposition à la PMA dans une conférence intitulée «L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique». Cette conférence n’a pas eu lieu parce que des syndicats étudiants ont exigé que « cette homophobe » ne puisse pas venir s’exprimer dans leur Université. Par peur de débordements violents, cette conférence a été annulée par la direction de l’Université. Vous pourrez en savoir davantage dans cet article de <Libération>

Ce refus du débat et de l’altérité ou simplement le refus de ce que l’autre peut vouloir dire ou m’apporter me fait penser au mot du jour du <3 mars 2016> dans lequel je reprenais cette réflexion du grand sociologue Zygmunt Bauman : « S’enfermer dans […] une zone de confort, où le seul bruit qu’on entend est l’écho de sa propre voix, où la seule chose qu’on voit est le reflet de son propre visage 

Après avoir attaqué les vivants, la cancel culture s’attaque aux morts. Aux grands morts, tant il est vrai comme le dit Régis Debray que la culture est le culte de nos grands morts.

Je m’étais fait l’écho de cette attaque en règle contre Christophe Colomb.

Après le <mot du jour hommage à Chirac> qui n’avait pas voulu fêter l’anniversaire de cet assassin, j’étais revenu le lendemain sur les agissements de ce conquérant sadique et monstrueux. Des mouvements sont donc en train de déboulonner les statues de Christophe Colomb et de remplacer le « Colomb day » par des « Journées des peuples indigènes »

Dans ce mot du jour, j’exprimais ma compréhension sur cette révolte contre ce personnage historique dont on ne nous avait pas expliqué tous les agissements.

Mais maintenant, ils attaquent Beethoven !

Beethoven l’humaniste, celui qui parlait de fraternité et aimait la liberté.

C’est le journaliste Emmanuel Dupuy qui sur une page du mensuel « Diapason » nous explique dans un article publié le 7 octobre 2020 qu'<Aux Etats-Unis, Beethoven est victime de la « cancel culture »> :

« L’étincelle de la polémique est partie d’un article et d’un podcast publiés sur le média en ligne Vox, par le musicologue Nate Sloan et le journaliste Charlie Harding. Leur cible ? La Symphonie n° 5, que « les personnes au pouvoir, en particulier les hommes blancs et riches » ont érigée en « symbole de leur supériorité et de leur importance […]  Pour certains, dans d’autres groupes – femmes, personnes LGBTQ +, personnes de couleur – la symphonie de Beethoven peut être principalement un rappel de l’exclusion et de l’élitisme dont est porteuse l’histoire de la musique classique. » Car en exigeant du public, par la complexité de son langage, une écoute plus attentive que par le passé, la 5e aurait imposé de nouvelles normes dans l’organisation du concert : « Ne pas tousser ! » ; « Ne pas applaudir ! ; « S’habiller de façon appropriée ! » Autant de « signifiants de la classe bourgeoise » qui, finalement, font de la Symphonie n° 5 « ”un mur” entre la musique classique et un public nouveau et divers ». »

Ces gens-là prétendent que « les personnes au pouvoir, en particulier les hommes blancs et riches » auraient érigé la Symphonie n° 5 en « symbole de leur supériorité et de leur importance », renvoyant à un sentiment d’exclusion les autres communautés raciales et sexuelles.

M Sloan enseigne à l’Université de Californie et je ne comprends pas bien quel est le but poursuivi, à part dans un grand effort de rester « woke », trouver encore d’autres statues à déboulonner et de grands morts à « canceler ».

Car chez ces gens-là, on n’approfondit pas, on exclut.

Emmanuel Dupuy tente une explication :

« Cette tentative de déboulonner la statue de Beethoven nous dit aussi que la notion d’exigence en art, au lieu d’être vue comme une condition nécessaire, est désormais entachée d’une connotation négative. Or, comme le travail ou la discipline, l’exigence est largement répandue parmi les musiciens classiques, peut-être davantage que dans d’autres univers artistiques. L’exigence est le socle de l’apprentissage de tout instrument. Elle est le carburant indispensable à la mécanique de l’orchestre symphonique. L’exigence rend possible le tour de force – physique, intellectuel – que représente un récital de chant ou de piano. Et si l’exigence est aussi requise dans l’écoute, matérialisée par le cérémonial du concert, c’est que les secrets des plus grands chefs-d’œuvre, en musique comme dans les autres arts, ne se percent pas sans un minimum d’effort et de concentration. Oui, mais voilà : dans un monde où tout ce qui n’est pas cool est suspect, l’exigence nous est devenue un fardeau. »

Je partage son indignation  :

« Non, Beethoven n’est pas un compositeur blanc, mâle, hétérosexuel. Beethoven est un compositeur universel, patrimoine de l’humanité entière. Beethoven est une femme, noire, pourquoi pas lesbienne. Assimiler un tel génie à une seule catégorie de la population et prétendre que les autres, renvoyées à un sentiment d’exclusion, ne peuvent s’approprier son œuvre [constitue la vraie discrimination…] »

Pour conclure, je vais faire appel au pianiste Miguel Angel Estrella, défenseur des droits de l’homme et des humbles. Il est issu d’un milieu modeste : son père est le fils de paysans libanais émigrés en Bolivie, sa mère est une argentine avec des ascendances amérindiennes métissées. En raison de ses convictions politiques, il fuit le régime argentin en 1976 à cause des persécutions dont il fait l’objet de la part de la junte militaire. Mais en 1977, il est détenu en Uruguay à Montevideo, où il subit des tortures. Il devient alors très célèbre en Europe, parce que le monde de la culture se mobilise pour sa libération. Il est libéré en 1980 à la suite des pressions internationales (en particulier de Yehudi Menuhin, Nadia Boulanger et Henri Dutilleux). Il se réfugie alors en France. Daniel Balavoine lui dédie sa chanson <Frappe avec ta tête> en 1983

En 1982, Miguel Angel Estrella fonde Musique Espérance dont la vocation est de « mettre la musique au service de la communauté humaine et de la dignité de chaque personne ; de défendre les droits artistiques des musiciens — en particulier des jeunes — et de travailler à construire la paix ». Depuis, il fait le tour de la planète pour aller chez les plus humbles, les plus éloignés de la culture occidentale pour jouer du piano.

Le monde Diplomatique explique cela dans un long article qui est en ligne : <A quoi bon jouer du Beethoven quand les gens ont faim ? >. Et c’est la réponse à cette question qui me pousse à conclure ce mot du jour avec Miguel Angel Estrella :

« Nous sommes des musiciens et par le biais de notre art nous essayons de trouver un chemin pour améliorer la qualité de la vie. Je l’ai compris il y a longtemps et je me suis battu contre les intellectuels latino-américains qui disaient : « A quoi bon jouer du Beethoven quand les gens ont faim ? » Et je leur répondais : « Mais quand ils écoutent Beethoven, leur vie change. Et nous, nous changeons aussi. » C’est très beau ce que nous vivons ensemble. Et le jour viendra où ces gens-là deviendront les défenseurs de leur culture dont ils percevront toute la beauté. Et ce sera une manière aussi de faire face à cette musique de consommation qui envahit la planète. »

Pour aujourd’hui et dans la continuité de l’œuvre qui a fait l’objet du mot du jour d’hier je vous propose le dernier quatuor à cordes, le seizième opus 135.

Il est plus court et plus optimiste que le quatorzième. Il fut ma porte d’entrée dans les derniers quatuors à cordes. Le troisième mouvement, qui est le mouvement lent « Lento assai », est divin. Je lui garde une affection toute particulière et s’il n’est pas aussi révolutionnaire que l’immense quatorzième, il tutoie les mêmes sommets.

<Une interprétation par le quatuor Hagen>

<1516>

Lundi 28 décembre 2020

« Après cela, que reste-t-il à écrire ? »
Franz Schubert à propos du 14ème quatuor à cordes de Beethoven

J’aime beaucoup André Comte-Sponville qui exprime une hauteur de vue et une sérénité qui sont si précieuses dans nos temps troublés par l’affirmation de tant de certitudes fragiles et de condamnation de boucs émissaires commodes pour dissimuler nos parts d’ombre et nos contradictions.

Il a été interviewé sur le sujet de la musique classique par Olivier Bellamy dans le magazine « Classica » de Novembre 2020. A la question : quels sont les trois disques que vous emporteriez sur une île déserte ? Il a répondu :

« Le quintette en ut de Schubert, le quatuor N°14 de Beethoven et le divertimento K 563 de Mozart »

J’avais déjà révélé, lors du mot du jour du <1er septembre 2020> que mon disque de l’île déserte est le quintette en ut de Schubert.

D’ailleurs à une autre question de Bellamy : Quelle est l’œuvre que vous placez au-dessus de tout ? André Comte-Sponville répond, comme moi, le quintette en ut de Schubert.

Je reviendrai probablement, un jour, sur cette œuvre miraculeuse que Mozart a écrit pour trio à cordes et qui porte le numéro K 563.

Mais aujourd’hui il va être question du quatuor à cordes N° 14 opus 131 de Beethoven.

Et c’est Schubert qui, à l’issue d’un concert privé dans lequel il a découvert ce quatuor opus 131, déclarera :

« Après cela, que reste-t-il à écrire ? »

Le musicologue allemand Michael Kube a publié le 12 juin 2020 sur ce site <Revue musicale suisse> le texte suivant dans lequel il parle de ce quatuor N°14, des relations ombrageuses avec son éditeur et avec ses interprètes :

« En 1826, les éditions Schott ont voulu s’assurer avant la signature du contrat que ce quatuor n’était pas un arrangement. Beethoven, un peu agacé, a alors noté sur l’épreuve : « recueil de choses volées çà et là ». Craignant d’être pris au mot, il s’est toutefois expliqué peu de temps après dans une lettre : « vous avez écrit que c’était censé être un quatuor original, ça m’a froissé, alors, pour plaisanter j’ai écrit qu’il avait été volé. Mais c’est faux. Il est absolument nouveau ».

En effet, malgré l’esprit et la formulation amusante de cette remarque, l’œuvre est nouvelle à plusieurs égards : avec un total de sept mouvements (Beethoven parlait de « pièces »), dont quatre peuvent être réunis pour former deux paires, le quatuor entre dans une nouvelle dimension, même vu de l’extérieur. Mais les caractéristiques des mouvements individuels pointent aussi bien au-delà de l’horizon de l’époque, même jusqu’au 20e siècle […]
Bien que Beethoven n’ait pas pu assister à une représentation publique de l’œuvre, il a exigé que l’exécution se fasse presque sans aucune interruption. Ainsi Karl Holz, le violoncelliste du Quatuor Schuppanzigh, demandait déjà fin août 1826 dans un cahier de conversation : « doit-on le jouer sans s’arrêter ? — Mais alors, nous ne pourrons pas faire de bis ! — Quand pourrons-nous nous accorder ? […] Nous allons commander des cordes solides. »
On peut facilement imaginer les réponses correspondantes. »

Il faut comprendre que les cahiers de conversation ne comportent que les propos de ses interlocuteurs, Beethoven répond oralement.

Et ce même Michael Kube ajoute à propos de Schubert

« Si l’on en croit les souvenirs de Holz, transcrits plus tard par une troisième personne, ce quatuor à cordes est aussi la dernière musique que Franz Schubert a entendue. Quelques jours avant sa mort, on dit qu’une représentation privée a eu lieu ; Schubert a peut-être même lui-même pris la partie d’alto. Ludwig Nohl écrit à ce sujet : « Messieurs Holz, Karl Groß et le baron König l’ont joué pour lui faire plaisir. Seul Doleschalek, professeur de piano, était également présent. Schubert était si ravi, si enthousiaste et si touché que tout le monde a craint pour sa santé. Un petit malaise qui avait précédé et qui n’avait pas encore complètement passé s’est fortement accru, s’est transformé en typhus, et Schubert est mort cinq jours plus tard ».

Wikipedia narre la même histoire :

« Ce quatuor est parfois considéré comme le plus grand chef-d’œuvre de Beethoven, tous genres confondus. Schubert aurait déclaré à son sujet : « Après cela, que reste-t-il à écrire ? » (et ce fut aussi cette pièce que les amis de Schubert lui jouèrent à sa demande juste avant sa mort). »

Il semble bien, selon diverses sources que j’ai lu, que Schubert ait d’abord entendu ce quatuor et dit la phrase que j’ai mis en exergue puis a demandé, à quelques jours de sa mort, à le réentendre.

Marcel Proust avait aussi un amour particulier pour cette œuvre :

« Lorsque Proust, trop malade pour sortir de chez lui, voulut entendre de la musique, il convia chez lui le quatuor Capet pour lui jouer le Quatorzième Quatuor de Beethoven »
Jacques Bonnaure – Classica octobre 2016 page 53

Cette <émission de France musique> est consacrée au quatorzième quatuor. Dans celle-ci ; un intervenant cite Boucourechliev qui dit :

« C’est une œuvre ahurissante. »

Ce sont 45 minutes constitués, comme le faisait remarquer Karl Holz, de sept mouvements enchaînés sans interruption.

Je pense qu’il est très difficile de distinguer un quatuor à cordes parmi les derniers qui constituent, dans leur globalité, le sommet de l’œuvre de Beethoven. Dans l’ordre de composition, il y a d’abord le 12 opus 127, puis problème de numérotation, le 15 opus 132, ensuite arrive le 13 opus 130 dont Beethoven a détaché la grande fugue opus 133 et que certains désignent sous le nom de 17ème quatuor, après il y a le quatorzième opus 131 qui est donc l’avant dernier et le 16ème opus 135 qui est le dernier numéro d’opus des œuvres de Beethoven.

Beethoven utilisera les quinze derniers mois de sa vie pour composer ces deux œuvres le 14ème puis le 16ème quatuor. Chacun de ces chefs d’œuvres est très différents des autres. Tant il est vrai comme le dit Florence Badol-Bertrand :

« Chez Beethoven, il y a aussi l’anti-académisme. A la fin du XVIIIe siècle, on publiait beaucoup de séries de quatuors, de séries de symphonies… C’était toujours un petit peu la même œuvre avec quelques sonorités différentes. Or, pour lui, il n’est pas question de refaire deux fois la même chose. »

Même si tous les quatuors du 12 au 16 sont des sommets, il existe un large consensus pour donner une place à part au quatorzième. Beethoven lui-même a dit :

« Celui-ci est le plus grand, le chef-d’œuvre »

Et Schumann, après Schubert dira :

« Une grandeur qu’aucun mot ne saurait exprimer, à l’extrême frontière de tout ce qui a été atteint par l’art humain et l’imagination ».

Richard Wagner, écrira en son temps un texte célèbre dans lequel il parle pour cette œuvre d’une « méditation d’un saint, muré dans sa surdité, à l’écoute exclusive de ses voix intérieures. »

Commençons par écouter <Le début du dernier mouvement par le Quatuor Belcea>

Dans le texte précité Wagner, décrit ce mouvement comme

« La danse du monde lui-même : désir farouche, plainte douloureuse, ravissement d’amour, extase suprême, gémissement, furie, volupté et souffrance. »

Bernard Fournier a consacré de nombreux ouvrages aux quatuors à cordes. Dans son ouvrage « Panorama du quatuor à cordes » il situe ce quatuor par rapport à la postérité :

« Le 14e Quatuor est peut-être le plus haut chef-d’œuvre du cycle magistral que Beethoven a consacré au genre. Cette architecture limite – 7 mouvements enchaînés – qui introduit une nouvelle conception du temps musical, a non seulement influencé de nombreux compositeurs de quatuors (citons au XXe siècle Schönberg [Opus 7], Bartók [Opus 7], etc.), mais elle fasciné maints créateurs, musiciens (Liszt, Wagner, Stravinsky) ou non (Sartre, Kundera, TS Eliot). Outre l’inventivité formelle stupéfiante dont il fait preuve ici, Beethoven accomplit dans la trajectoire sans interruption de l’œuvre deux gestes révolutionnaires, lourds de conséquences esthétiques : au lieu du traditionnel allegro d’ouverture, il commence par une fugue et il repousse à la fin de l’œuvre le mouvement de forme-sonate, celui qui d’habitude sert de fondation à l’édifice.»

Bernard Fournier dispose d’un site < http://bernard-fournier-quatuor.com>. Sur ce site il est possible de télécharger <le chapitre III, Beethoven, l’apogée du genre> du livre précité..

J’ai même trouvé <cette analyse> du quatorzième quatuor sur un site de l’Éducation Nationale.

Il me semble cependant qu’assez de propos ont été cités pour montrer l’importance qui est attachée à cette œuvre, dans les compositions de Beethoven et dans l’Histoire de la musique.

Il faut écouter maintenant. Je propose cette <Très belle interprétation du Quatuor Juilliard>

Et puis, disponible jusqu’au 23 mars 2021, vous pouvez aussi voir et regarder dans de très belles conditions techniques, sur le site d’Arte, le concert qu’a réalisé le Quatuor Ébène, le 16 décembre 2020, dans une cité de la musique de Paris vide.

Le concert finit par le quatorzième quatuor, mais il est précédé de deux autres dont le 16ème: « Beethoven – Quatuors 2,16 & 14 – Quatuor Ebène>. Le quatorzième commence à 53:40.

Pour finir je citerai encore Schubert, « le musicien de l’ombre » comme l’avait appelé Christine Mondon, ombre de Beethoven bien sûr. Mais il fut un des premiers à comprendre vraiment la dimension de Beethoven :

« L’art est déjà devenu pour lui une science il sait ce qu’il peut et l’imagination obéit à sa réflexion inépuisable. »
Franz Schubert cité par Classica de Décembre 2019-Janvier 2020 page 52

<1515>

Jeudi 24 décembre 2020

« Ce n’est pas pour vous, c’est pour les temps à venir. »
Ludwig van Beethoven

Beethoven vient d’écrire ses trois quatuors opus 59, les « Razoumovski ». Il ne s’agit pourtant que des quatuors de la période médiane. Il en confie la création au Quatuor Schuppanzigh, du nom du premier violon Ignaz Schuppanzigh. Ce quatuor est réputé comme le meilleur quatuor européen. Mais Ignaz Schuppanzigh juge certains passages techniquement impraticables.

Beethoven réplique cinglant :

« Croyez-vous que je pense à vos misérables cordes quand l’esprit me parle ? »

Et, Schuppanzigh est un ami. Wikipedia nous apprend que ce violoniste était très gros. Et, Beethoven avait composé pour lui une courte pièce chorale humoristique en forme de canon qu’il intitula « Éloge de l’obèse » (Lob auf den Dicken, WoO 100).

Le problème avec les œuvres de Beethoven de la dernière période, mais cela avait déjà commencé avec celles de la période médiane, était double :

  • Elles étaient d’abord d’une difficulté technique inconnue jusqu’alors;
  • Et puis, elle heurtait la capacité de compréhension et d’assimilation de l’immense majorité des musiciens et des mélomanes.

Concernant la difficulté technique, une intervenante dans les épisodes du feuilleton « Beethoven » de la radio télévision belge expliquait que beaucoup de personnes avaient l’habitude à Vienne et plus généralement dans les pays germaniques de pratiquer la musique en amateur. Et, la forme du quatuor à cordes était très prisée. Souvent ces musiciens se retrouvaient lors de soirées amicales et déchiffraient ensemble de nouveaux quatuors qui étaient édités. Quelquefois, il s’agissait d’un mouvement de quatuor et il existait des abonnements avec lesquels, régulièrement, on obtenait de nouvelles partitions, le premier mouvement, le deuxième mouvement, un nouveau quatuor.

Et ils occupaient la soirée en jouant ensemble. En effet, à cette époque Netflix n’existait pas, ni les jeux vidéos, ni les réseaux sociaux ni même la télévision ou la radio. Il fallait donc s’occuper autrement. Nous parlons là plutôt de personnes aisées.

Mais mon père qui faisait partie d’une famille très modeste issue de la paysannerie m’expliquait que dans sa jeunesse, on se réunissait aussi pour faire de la musique dans la famille. Celles et ceux qui ne savaient pas jouer d’un instrument chantaient.

Revenons au contexte viennois. Voilà des musiciens qui reçoivent des partitions des œuvres de Beethoven. C’est en effet indéchiffrable, je veux dire : vous ne mettez pas ensemble deux violonistes, un altiste et un violoncelliste qui n’ont jamais vu la partition pour qu’ils puissent commencer à la jouer ensemble. Pour Beethoven, il faut qu’au préalable chacun des musiciens ait travaillé individuellement sa partie, puis il sera nécessaire de travailler ensemble pour s’ajuster.

C’est totalement inatteignable pour des amateurs, au moins de cette époque. Et même le Quatuor Schuppanzigh qui est professionnel n’y arrive pas ou très difficilement.

Et, c’est dans la difficulté du 7ème quatuor à cordes dans lequel les quatre musiciens n’y arrivaient pas techniquement et ne comprenait pas la musique qu’ils étaient censés jouer que Beethoven eut cette phrase :

« Ce n’est pas pour vous, c’est pour les temps à venir »
Cité par Bernard Fournier « Beethoven et après », page 127

Je pense que cette remarque touchait plus la compréhension, par les musiciens, de cette musique que leurs soucis techniques.

Lors de ce même épisode Nicolas Derny commente :

« Lorsque l’ébouriffé Ludwig, dont les oreilles bourdonnent depuis 1797, présente les Quatuors « Razoumovski » – l’épique 7e , le pathétique 8e , l’extraverti 9e -, même ses proches croient à une blague. »

A ce stade, il faut peut-être donner un exemple à entendre.

C’est un peu compliqué parce qu’aujourd’hui nos oreilles ont été habituées, après des décennies de musiques à deux notes, en cas d’opulence on va jusqu’à quatre, à s’habituer à tout. Et même à nommer musique, des collections de sons assez éloignées d’une définition raisonnable de la musique. Mais faisons l’effort de nous mettre en empathie avec des personnes de la bonne société viennoise du début du XIXème siècle. Ils sont déjà horrifiées par les extravagances de la révolution française, leurs oreilles ont été éduquées par la musique de Mozart et de Haydn. Alors, on doit pouvoir comprendre leurs réactions après avoir entendu le début, les trente premières secondes, de l’Allegretto du 7ème quatuor : <Quatuor Belcea>. Cela commence par le violoncelle qui joue de manière monotone la même note. Le second violon essaie quelques fantaisies mais est repris par l’alto qui refait le coup du violoncelle. Après ils s’y mettent tous à jouer la même note. C’est une blague se disaient-ils à l’époque !

Donc, il y avait d’abord des problèmes techniques. Les musiciens de l’époque ne savaient pas jouer Beethoven :

« La création de l’ «Héroïque » dans le salon de musique du Palais Lobkowitz [fut] lamentable […] avec six premiers et quatre seconds violons, et des vents terriblement médiocres. Personne ne savait jouer cette musique si nouvelle et si difficile ; et dans les « académies » publiques que Beethoven organisait de temps en temps, ce n’était guère mieux. »
Antoine Goléa « La musique de la nuit des temps aux aurores nouvelles » volume 1 page 290

Et puis, si les mélomanes aimaient les premières œuvres de Beethoven et aussi l’Ode à la joie qui finit la 9ème, les œuvres tardives, c’est à dire la musique « pour les temps à venir » rencontraient le scepticisme voire la franche hostilité.

Quand Beethoven décida de dédier sa sonate N° 9 pour violon et piano à Rodolphe Kreutzer, célèbre violoniste à Paris, Sonate qui restera la « Sonate à Kreutzer », le dédicataire refusera de la jouer en la déclarant : « Inintelligible ! ».

Le critique du journal spécialisé « l’Allgemeine musikalische Zeitung » écrivit que Beethoven y avait

« poussé le souci de l’originalité jusqu’au grotesque [et était adepte d’un ] terrorisme artistique »

Nicolas Derny écrit :

« il dédie sa neuvième et avant-dernière Sonate pour violon et piano à Rodolphe Kreutzer, musicien proche de Bonaparte – qui ne la jouera jamais : la pièce est trop difficile, trop étrange, voire tout bonnement inintelligible pour les oreilles de ce début de siècle. »

Il s’agit aujourd’hui d’une des sonates pour violon les plus populaires et les plus jouées du répertoire.

Et les avis défavorables sur la musique de la maturité de Beethoven sont multiples.

Voici, par exemple, un avis de Frédéric Chopin :

« Quand Beethoven est obscur et paraît manquer d’unité, ce n’est pas une prétendue originalité un peu sauvage, dont on lui fait honneur, qui en est la cause ; c’est qu’il tourne le dos à des principes éternels »
Cité par <Diapason>

Bernhard Romberg est un nom connu des jeunes apprentis du violoncelle, car violoncelliste lui-même il a écrit beaucoup de pièces et d’études pour cet instrument. Il parlera de la musique de Beethoven en ces termes :

« Musique d’aliéné »
Cité par <
Diapason>

François-Joseph Fétis écrit dans la revue musicale en 1830 :

« Car bien, bien qu’il y représente sous une infinité de formes les thèmes de ces mêmes compositions, il les enveloppe en général de tant d’obscurités ; ces thèmes sont, pour la plupart, si vagues. Les chocs de sons y sont souvent si durs, si désagréables à l’oreille. L’ensemble, enfin, il y a si peu de charme et de clarté. »
Cité par Boucourcheliev « Beethoven » page 220

Et Louis Spohr qui selon Wikipedia devint pour ses contemporains « après la mort de Carl Maria von Weber en 1826, et de Ludwig van Beethoven en 1827, le compositeur le plus important du moment ». Il écrivit dans son Autobiographie :

« Le dernier mouvement [de la 9ème symphonie] est tellement monstrueux et sans goût dans sa conception scolaire que je ne peux pas comprendre qu’un génie comme Beethoven ait été capable de le coucher sur le papier. Je trouve ici une nouvelle preuve que Beethoven a manqué de formation esthétique et du sens de la beauté »
Cité par Boucourcheliev « Beethoven » page 226

Louis Spohr criait au génie pour les œuvres de Beethoven qui pour la postérité n’apparaîtront pas comme celles qui le sont.

Heureusement toute le monde n’eut pas cet aveuglement, Berlioz, Liszt, Wagner sont clairement du côté des visionnaires.

Nicolas Derny écrit cette synthèse dans <Diapason> :

« Ses contemporains ne savent plus s’ils doivent crier au génie ou au fou. Comme lorsque le compositeur introduit la voix humaine – quatuor soliste et chœur – dans le final de la Symphonie no 9, chose imaginable jusque-là. Hymne à la joie et à la fraternité sur un texte de Schiller, elle triomphe le soir de la création (le 7 mai 1824, en même temps que les Kyrie, Credo et Agnus Dei de la Missa Solemnis), mais divise les commentateurs pour un moment : trop longue et difficile – voire tout bonnement absurde – pour les uns, elle s’impose pour les autres comme « la plus magnifique expression du génie de Beethoven » (Berlioz). »

Mais Schubert avant eux, sut reconnaître le génie : Selon le témoignage de Braun von Braunthal, un ami de Schubert, ce dernier lui aurait dit :

« Il sait tout, mais nous ne pouvons pas encore tout comprendre, et il coulera encore beaucoup d’eau dans le Danube avant que tout ce que cet homme a créé soit généralement compris. »
Cité par J. et B. Massin dans le Dictionnaire des musiciens , Encyclopédia Universalis 2019, page 35

Il n’écrivait pas pour ceux qui ne l’ont pas compris, il écrivait pour «  les temps à venir »

Ce mot du jour est enrichi de bustes de Beethoven réalisés par Antoine Bourdelle On raconte que le jeune Bourdelle, en feuilletant un ouvrage sur Beethoven, fut frappé par sa propre ressemblance physique avec lui. Il se mit à écouter sa musique et raconta :

« …chaque cri de ce sourd qui entendait Dieu frappait directement mon âme. Le front de Beethoven suait sur mon cœur écrasé. »

S’identifiant à son modèle, il réalisa de multiples visages de Beethoven, comme un musicien crée des variations sur un thème. En tout, on compte dans son œuvre quatre-vingt sculptures représentant le compositeur. <source Musée d’Orsay>

Pour aujourd’hui je propose une œuvre qui mit encore plus de temps que les autres à apparaître ce qu’elle est : un immense chef d’œuvre : « Les 33 variations Diabelli opus 120». C’est dans les faits la dernière grande œuvre que Beethoven composa pour le piano.

Boucourechliev écrit : « sa modernité aujourd’hui encore reste stupéfiante. »

En 1819, Diabelli, éditeur et compositeur bien connu, écrivit et envoya une valse brève à tous les compositeurs importants de l’Empire d’Autriche (tels Franz Schubert, Carl Czerny, Johann Nepomuk Hummel ou l’archiduc Rodolphe d’Autriche), leur demandant d’écrire une variation sur ce thème. L’idée était de publier l’ensemble des variations au profit des veuves et des orphelins des guerres napoléoniennes, dans un volume patriotique intitulé Vaterländischer Künstlerverein.

Il semblerait que Beethoven se serait senti insulté par une proposition indigne de lui et aurait finalement écrit 33 variations pour démontrer ce qu’il est possible de faire à partir d’un matériau aussi simple, simpliste peut être.

Alfred Brendel écrit :

« Quand j’osai définir, il y a environ cinquante ans, les Variations Diabelli comme la plus grande œuvre jamais écrite pour le piano, nombre de musiciens parurent perplexes. Elles étaient rarement jouées, et réputées inadéquates aux salles de concert. Qui pouvait sérieusement entraîner le public à la rencontre d’un colosse de cinquante-cinq minutes, s’éloignant rarement de la clé d’ut majeur, et fondé sur une valse tellement anodine ? Où était cette mystique transcendantale, associée par tant de nos contemporains au dernier Beethoven ?

Les Variations Diabelli sont pourtant sa réussite suprême, unissant le passé, le présent et le futur, l’humour, la virtuosité et le sublime. »

<Voici les 33 Variations Diabelli interprétées par Alfred Brendel>

<1514>

Mercredi 23 décembre 2020

« Beethoven et ses trois styles »
Wilhelm von Lenz, livre de 1852 réédité en 1919

Beethoven n’a jamais composé d’œuvres identiques.

Dans la musique dite classique beaucoup de compositeurs, surtout avant Beethoven, avaient trouvé une forme, une structure qui leur convenait. Alors ils composaient de nombreuses œuvres mais qui étaient en réalité une déclinaison d’œuvres antérieures. Beethoven crée tout le temps, dans le renouvellement et l’approfondissement. Et plus Beethoven avance dans l’âge et aussi dans la surdité, plus ses œuvres deviennent géniales et ouvrent des voies absolument disruptives, pour utiliser un mot moderne qui aurait dû être inventé pour caractériser les œuvres ultimes de Beethoven. Les derniers de l’ultime seront ses quatuors à cordes.

Ces quatuors à cordes commenceront à être compris et interprétés correctement vers la fin du XIXème siècle. Depuis, c’est devenu le « Graal » des quatuors à cordes et même de la musique de chambre, voire de la musique en général.

Quand j’ai commencé avec mon ami Bertrand G. à entrer dans ces œuvres, grâce à la tribune des critiques de disques d’Armand Panigel, Antoine Goléa, Jacques Bourgeois et Jean Roy, il existait plusieurs interprétations de qualité superlative, le Quatuor Vegh, le Quatuor Talich, le Quatuor Alban Berg de Vienne et le Quartetto Italiano.

A la fin ce sont ces derniers interprètes qui le plus souvent étaient choisis. Je dois avouer que je dispose de ces quatre interprétations aujourd’hui avec d’autres plus modernes et quelques-unes plus anciens.

Beethoven a écrit ses Seize Quatuors à cordes entre 1800 et 1826. Quand on voulait acquérir les enregistrements de ces quatuors à cordes, ils étaient quasi toujours présentés en trois coffrets :

  • Les premiers quatuors à cordes ;
  • Les quatuors de la période médiane ;
  • Les derniers quatuors à cordes.


Cette coutume de classer les quatuors à cordes en trois périodes, se fonde sur un découpage qui a été initié par un musicologue : Wilhelm von Lenz.

Il a écrit en 1855 « Beethoven et ses trois styles. » Mais cet ouvrage qui a été réédité en 1909, avait un sous-titre : « Analyses des sonates de piano ». Il avait donc prévu ce découpage de l’œuvre de Beethoven pour les sonates de piano. Mais rapidement, il a été utilisé pour l’ensemble de la production musicale du compositeur qui se trouve donc divisé en trois grandes périodes.

Dans le paragraphe « Modernités de Beethoven », Bernard Fournier explique :

« Les trois manières
L’ampleur d’une telle évolution a conduit les commentateurs à diviser l’œuvre de Beethoven en « périodes », « styles » ou « manières » permettant de caractériser les grandes étapes d’un développement artistique qui, ancré dans le classicisme (première manière), a ouvert la voie du romantisme (deuxième manière) et anticipé, dans ses explorations les plus visionnaires (troisième manière) »
« Beethoven et après », Bernard Fournier, page 119

Nicolas Derny, dans Diapason explique cependant que cette division du «temps créateur» de Beethoven n’est pas unanimement adoubée

« Le classicisme marque évidemment le premier des « trois styles » que Wilhelm von Lenz (1809-1883) croit pouvoir identifier dans le catalogue Beethovénien. Théorie dont Berlioz, apôtre de l’Allemand en France, ne pense que du bien.
Diapason N° 686 Janvier 2020 Page 24

André Boucourechliev dans son livre « Beethoven » se classe résolument dans le camp des sceptiques :

« Jamais œuvre ne reposa sur une plus grande inquiétude que l’œuvre de Beethoven. Jamais esprit créateur ne fut moins satisfait, moins prudent, moins soumis. Dépassant le doute par la vision de l’œuvre à venir, sa seule et provisoire certitude, retrouvant presque aussitôt le doute, Beethoven joue à chaque fois l’acquis, le remet en question et risque le tout pour le tout. […] Chaque œuvre, chaque phrase créatrice du compositeur témoigne de sa modernité à des niveaux divers, sous des aspects spécifiques. Dès lors la division rigide de la vie créatrice de Beethoven en trois ou deux ou quatre périodes s’avère, a moins de réserves sérieuses, aussi arbitraire que stérile. Que les dernières œuvres de Beethoven soient très différentes des premières, que tel quatuor de l’opus 59 soit d’une conception et d’une écriture autres que telle sonate de l’opus 2 ou de l’opus 102, est évident »
Boucourechliev « Beethoven » page 26 et 27

Et Boucourechliev d’insister sur le côté évolutif, de la métamorphose permanente qui interdit de tracer des frontières entre période.

Mais d’autres grands auteurs, qui en outre étaient compositeurs aussi, adoptent ce découpage.

Franz Liszt leur donne les titres suivants : -L’enfant – l’homme – le Dieu que Boucourechliev qualifie d’absurdes.

Vincent d’Indy propose d’autres appellations : les périodes d’« imitation » (1793-1801), de « transition » (1801-1815) et de « réflexion » (1815-1827).

Nicolas Derny conclut

Pour l’Histoire, la thèse de Lenz triomphe. Etiquettes pratiques et non dénuées de fondement, mais classement aux limites discutables. Soit. La musicologie moderne critique, amende, mais ne propose rien de mieux. »
Diapason N° 686 Janvier 2020 Page 24

Il n’y a rien de mieux. Et dans mon humble rôle de mélomane, je dois dire que cette typologie me convient et me convainc. Bien sûr, on ne passe pas brutalement d’une période à l’autre. Mais quand on écoute globalement les œuvres de chacune de ces périodes, on entend bien une très grande différence. Ainsi, pour essayer d’embrasser globalement l’œuvre de Beethoven, je vais me fonder sur ce découpage, mais sans donner de titre spécifique à chaque période. Pour chacune d’entre elles je proposerai deux œuvres.

Première période 1793-1801

Beethoven a décidé de publier l’œuvre qu’il a désigné comme son opus 1 en 1795. Il s’agit de trois trios pour piano, violoncelle dont il avait commencé la composition en 1794.

En 1793, Beethoven a 23 ans, il n’est plus un enfant, comme le laisse entendre Liszt. Il a déjà composé avant, mais il parait cohérent de faire débuter cette période à peu près au moment où Beethoven a décidé de dire : c’est l’opus 1. De manière plus factuelle, ce sont ses débuts à Vienne, il est parti définitivement de Bonn pour la capitale de l’empire d’Autriche en novembre 1792.

C’est au milieu de cette période (1796-97) qu’il commence à ressentir les premiers symptômes de troubles auditifs. Il est à ce moment-là un pianiste brillant.

Concernant les trois grands cycles, il compose ses 6 premiers quatuors à cordes opus 18 (1800), pour les symphonies il n’a composé que la première (1800) et pour les sonates de piano il a composé les 20 premières soit la majorité de 32.

Il compose aussi ses trois premiers concertos de piano, ses 8 premières sonates pour violon et piano et les deux premières sonates pour violoncelle et piano, l’essentiel de ses trios avec piano.

Il compose aussi une œuvre étonnante, un oratorio « Le Christ au mont des oliviers » (1801)

Il n’est pas question de donner, dans ce mot du jour, la liste exhaustive. Mais il faut constater qu’il a composé lors de cette période des œuvres de musique de chambre pour quintettes, sextuors ou des œuvres pour flute qu’il ne composera plus par la suite.

Il en va ainsi aussi des 6 œuvres qu’il a composé pour trio à cordes, violon, alto et violoncelle. Et je vous propose d’écouter le dernier : <Trio à cordes opus 9 N°3>. La proximité de Mozart et de Haydn est évidente.

Il a aussi composé le septuor pour cordes et vent opus 20. Ce septuor reçut un accueil triomphal. Et pendant longtemps ses admirateurs le louaient pour cette œuvre que lui considérait comme une œuvre de jeunesse, largement dépassé par les œuvres ultérieures. Ce succès continuel finit par irriter Beethoven et Brigitte Massin cite une réaction de Beethoven :

« Il y a là beaucoup d’imagination mais peu d’art »

Voici ce <Septuor pour cordes et vent opus 20> vous pouvez aussi aller à 19:25 pour écouter le tempo di minuetto.

Période médiane 1802-1815

Cette période commence donc par le testament d’Heiligenstadt, Beethoven parle de sa surdité et s’éloigne de sa carrière de pianiste il va commencer à écrire des œuvres de plus en plus profondes et intériorisées.

Beethoven a 32 ans, rappelons que Schubert est mort à 31 ans.

Il me semble qu’on peut dire que le romantisme commence alors en matière musicale. Certains parlent de la période héroïque.

La période commence, en effet, par l’écriture de la 2ème symphonie et surtout de la 3ème « Héroïque » (1804). Il écrira d’ailleurs toutes ses symphonies restantes, mise à part la 9ème, pendant cette période.

Les sonates de piano de 21 (Waldstein) à 26 seront composées ainsi que les quatuors à cordes N°7 à 11.

Je vous propose d’écouter le : <Quatuor à cordes N°10 opus 74> (1809) par le Quatuor Belcea. Nous avons changé de monde par rapport au septuor opus 20. Beethoven devient un compositeur majeur de l’Histoire de la musique.

Pendant cette période il va composer sa première messe en ut opus 86 (1807).

Il écrira aussi ses deux derniers concertos de piano, son triple concerto, il finira les dernières sonates pour violon et piano, il écrira la musique pour Egmont et entamera très largement son opéra Fidelio. Il écrira les trois dernières sonates pour violoncelle et piano dont les 4 et 5, la dernière année de la période, en 1815.

Et puis en 1806, il composera le concerto pour violon opus 61. Je vous propose le 2ème mouvement <Larghetto> par Anne Sophie Mutter et l’orchestre philharmonique de Berlin dirigé par Karajan

La dernière Période (1816-1827)

C’est la période pendant laquelle il va devenir totalement sourd. Il y aura aussi une période entre 1817 et 1819 pendant laquelle il n’écrira aucune œuvre majeure.

C’est la période dans laquelle il va devenir le plus grand ou un des plus grands.

Pendant cette période sera achevé Fidelio et seront composés la 9ème (1824), la Missa Solemnis (1822) et ces extraordinaires Variations Diabelli (1823) pour lesquelles <Brendel> affirme que c’est la plus grande œuvre pour piano que Beethoven ait composé.

Et puis, il y a les 5 dernières sonates de piano. Je vous propose le mouvement le plus court : Le <2ème mouvement allegro molto> de la sonate pour piano N°31 opus 110 par Maurizio Pollini.

Et il y a ses dernières œuvres qui sont les quatuors à cordes. Les contemporains de Beethoven, préfèrent le septuor, ils ne le suivent pas, ne le comprennent.

Peut-être que pour essayer d’illustrer cette dernière période, faut-il se tourner résolument vers la Grande Fugue opus 133. Cette œuvre fut d’abord le dernier mouvement du 13ème quatuor à cordes. Mais cette pièce était si immense, en elle-même, elle durait aussi plus de quinze minutes à elle toute seule que Beethoven a compris qu’il ne pouvait laisser cette œuvre dans une autre œuvre.

Il l’a donc séparée et a réécrit un autre mouvement final à son treizième quatuor.

C’est une œuvre dont le langage se situe aux limites du système tonal. La ligne mélodique a disparu. Son audace de conception se tourne résolument vers le XXème siècle. C’est une œuvre vraiment incompréhensible pour les contemporains de Beethoven. Bernard Fournier cite une réponse de Lucien Capet, créateur du Quatuor Capet (1893-1928) un des premiers quatuors à cordes à s’être attaqué de front aux derniers quatuors à cordes. Un auditeur avait demandé à quelle époque de sa vie Beethoven l’avait écrite. La réponse de Lucien Capet fut

« Après sa mort ! »
« Beethoven et après », Bernard Fournier, page 118

<Grande Fugue par quatuor Ebene>

Je laisserai la conclusion à Antoine Goléa

« En cela, Beethoven peut rejoindre Bach, sans effort, et dans ses œuvres les plus parfaites, parce que les plus neuves, les plus inouïes », les cinq dernières sonates pour le piano et les six derniers quatuors à cordes, il rejoint entièrement le Bach de l’Offrande musicale et de l’Art de la fugue [parmi les dernières œuvres de Bach]. Mais il le rejoint en quelque sorte sous un signe inversé : car si Bach a placé […] l’idée musicale pure à l’enseigne d’une commémoration auguste de la tradition, Beethoven la situe au carrefour des voies nouvelles, de voies où aucun retour ne sera plus permis. »
Antoine Goléa « La musique de la nuit des temps aux aurores nouvelles » volume 1 page294 et 295

<1513>

Lundi 21 décembre 2020

« C’est l’art et seulement lui, qui m’a retenu, ah ! il me semblait impossible de quitter le monde avant d’avoir fait naître tout ce pour quoi je me sentais disposé, et c’est ainsi que j’ai mené cette vie misérable »
Ludwig van Beethoven, dans le « Testament d’Heiligenstadt » du 6 octobre 1802

Ludwig van Beethoven aimait rire et boire. Il aimait la compagnie, avait beaucoup d’amis et du succès auprès des femmes.

Il n’était pas beau mais disposait d’un charisme incroyable. Et il subjuguait les élites viennoises par sa virtuosité pianistique et ses talents d’improvisateur.

Sa musique se vendait très bien et il disposait de mécènes riches qui lui permettaient de vivre confortablement.

Il disposait donc énormément d’atouts dans sa vie pour vivre avec bonheur, passion et réussite.

Il écrit même dans une lettre :

« Parfois je pense devenir fou devant ma gloire imméritée, la chance me poursuit et j’ai déjà peur pour cette raison d’un nouveau malheur. »
Lettre de Beethoven à Nikolaus Zmeskall cité <ICI>

Mais une terrible maladie va le frapper : la surdité.

Beethoven a commencé à ressentir les premiers symptômes de la surdité vers l’âge de 26-27 ans (1796-1797). D’abord localisés au niveau de l’oreille gauche, des acouphènes persistants se sont ensuite propagés à l’oreille droite.

Pendant longtemps, il va vouloir cacher cette infirmité qu’il sent comme une humiliation : comment avouer mal entendre et être musicien ? Il va chercher la solution auprès des médecins, gardant l’espérance d’une guérison. Mais à cette époque les médecins avaient peu de moyens d’intervention et peu de méthodes d’investigations. Le feuilleton de la radio télévision belge, tout au long des dix épisodes, invite un spécialiste de l’histoire de la médecine pour évoquer l’état de l’art et aussi les remarquables progrès qui vont être réalisés tout au long du XIXème siècle. Pour lui, à l’époque de Beethoven, seuls les chirurgiens avaient la technique pour vraiment améliorer certains des problèmes de santé des malades, mais pour le reste il y avait peu de remèdes et beaucoup d’appel à la bienveillance de la nature et à la miséricorde de Dieu.

Beethoven va pour la première fois s’ouvrir de cette maladie à son ami de jeunesse et de Bonn, de 5 ans son ainé, : Franz Gerhard Wegeler qui est devenu médecin. Cette lettre envoyée de Vienne est datée du 29 juin 1801.

Au début de la lettre, il décrit une situation enviable :

« Tu veux savoir quelque chose de ma situation : eh bien, cela ne va pas trop mal. […] Lichnowski m’a versé une pension de 600 florins, que je dois toucher, aussi longtemps que je ne trouverai pas de position qui me convienne. Mes compositions me rapportent beaucoup, et je puis dire que j’ai plus de commandes que je n’y puis satisfaire. Pour chaque chose, j’ai six, sept éditeurs, et encore plus, si je veux m’en donner la peine. On ne discute plus avec moi : je fixe un prix, et on le paie. Tu vois comme c’est charmant. »

Mais dans la seconde moitié de la lettre, il aborde frontalement son handicap :

« Malheureusement, un démon jaloux, ma mauvaise santé, est venu se jeter à la traverse. Depuis trois ans, mon ouïe est toujours devenue plus faible. Cela doit avoir été causé par mon affection du ventre, dont je souffrais déjà autrefois, comme tu sais, mais qui a beaucoup empiré ; car je suis continuellement affligé de diarrhée, et, par suite, d’une extraordinaire faiblesse. Frank voulait me tonifier avec des reconstituants, et traiter mon ouïe par l’huile d’amandes. Mais prosit ! cela n’a servi à rien ; mon ouïe a toujours été plus mal, et mon ventre est resté dans le même état. Cela a duré ainsi jusqu’à l’automne dernier, où j’ai été souvent au désespoir. Un âne de médecin me conseilla des bains froids ; un autre, plus avisé, des bains tièdes du Danube : cela fit merveille ; mon ventre s’améliora, mais mon ouïe resta de même, ou devint encore plus malade. Cet hiver, mon état fut vraiment déplorable : j’avais d’effroyables coliques et je fis une rechute complète. […] Je puis dire que je mène une vie misérable. Depuis presque deux ans, j’évite toute société, parce que je ne puis pas dire aux gens : « Je suis sourd ». Si j’avais quelque autre métier, cela serait encore possible ; mais dans le mien, c’est une situation terrible. Que diraient de cela mes ennemis, dont le nombre n’est pas petit !

Pour te donner une idée de cette étrange surdité, je te dirai qu’au théâtre je dois me mettre tout près de l’orchestre pour comprendre les acteurs. Je n’entends pas les sons élevés des instruments et des voix, si je me place un peu loin. Dans la conversation, il est surprenant qu’il y ait des gens qui ne l’aient jamais remarqué. Comme j’ai beaucoup de distractions, on met tout sur leur compte. Quand on parle doucement, j’entends à peine ; oui, j’entends bien les sons, mais pas les mots ; et d’autre part, quand on crie, cela m’est intolérable. »

Et il lui fait cette demande :

« Je te supplie de ne rien dire de mon état à personne »

Il écrit quelques jours plus tard à un autre ami proche Karl Amenda, théologien et violoniste :

« Mon cher, mon bon Amenda, mon ami de tout cœur, avec une émotion profonde, avec un mélange de douleur et de joie j’ai reçu et lu ta dernière lettre. À quoi puis-je comparer ta fidélité, ton attachement envers moi ! Oh ! cela est bien bon, que tu me sois toujours resté si ami. […] Combien je te souhaite souvent auprès de moi ! car ton Beethoven est profondément malheureux. Sache que la plus noble partie de moi-même, mon ouïe, s’est beaucoup affaiblie. Déjà, à l’époque où tu étais près de moi, j’en sentais les symptômes, et je le cachais ; depuis, cela a toujours été pire. Si cela ne pourra jamais être guéri, il faut attendre (pour le savoir) ; cela doit tenir à mon affection du ventre. Pour celle-ci, je suis presque tout à fait rétabli ; mais pour l’ouïe, se guérira-t-elle ? Naturellement, je l’espère ; mais c’est bien difficile, car de telles maladies sont les plus incurables. »

On comprend bien que cette découverte est dramatique pour le compositeur et musicien. Beethoven est désemparé et il fuit de plus en plus les conversations et tente de cacher son état. En 1802, son médecin, Johann Adam Schmidt, lui conseille une cure de repos et de silence à la campagne. Beethoven décide de partir pour Heiligenstadt qui est une petite ville au nord de Vienne, où il espère trouver un peu de calme. Et le 6 octobre 1802, il décide d’écrire une lettre bouleversante, connue aujourd’hui sous le titre de « Testament de Heiligenstadt ». Il ajoutera un petit texte le 10 octobre 1802.

Cette lettre est adressée à ses frères, mais probablement à toute l’humanité, au moins à tous ses amis et connaissances. Elle contient toute la souffrance et la détresse du musicien face à la tragédie qu’il vit.

Elle ne sera jamais envoyée ni à ses frères ni à quiconque, mais sera retrouvée après sa mort par Anton Schindler et Stephan von Breuning dans un tiroir secret de l’armoire de Beethoven aux côtés de la Lettre à l’immortelle Bien-aimée.

On ne sait pas s’il s’agit d’un vrai testament. Beethoven rédigera par la suite deux autres testaments : en 1824, puis peu avant sa mort, en 1827

Ce document peut aussi se lire comme une trace que l’on laisse derrière soi avant de se suicider même si dans le texte il affirme avoir renoncé à se suicider pour continuer à composer.

De manière surprenante, dans l’entête de sa lettre datée du 6 octobre 1802, il laisse un espace et n’écrit pas le nom de son second frère : Johann :

« Pour mes frères Carl et [espace ] Beethoven.

Il veut d’abord expliquer qu’il entend les critiques qu’on peut lui adresser de fuir la société, d’être « misanthrope », irritable, mais il veut se justifier et expliquer la raison profonde de son attitude :

« Ô vous ! hommes qui me tenez pour haineux, obstiné, ou qui me dites misanthrope, comme vous vous méprenez sur moi.

Vous ignorez la cause secrète de ce qui vous semble ainsi, mon cœur et mon caractère inclinaient dès l’enfance au tendre sentiment de la bienveillance, même l’accomplissement de grandes actions, j’y ai toujours été disposé, mais considérez seulement que depuis six ans un état déplorable m’infeste, aggravé par des médecins insensés, et trompé d’année en année dans son espoir d’amélioration. »

Et en des mots simples il explique sa surdité et les situations insupportables que cela crée pour lui :

« j’étais ramené durement à la triste expérience renouvelée de mon ouïe défaillante, et certes je ne pouvais me résigner à dire aux hommes : parlez plus fort, criez, car je suis sourd, ah ! comment aurait-il été possible que j’avoue alors la faiblesse d’un sens qui, chez moi, devait être poussé jusqu’à un degré de perfection plus grand que chez tous les autres, un sens que je possédais autrefois dans sa plus grande perfection, dans une perfection que certainement peu de mon espèce ont jamais connue »

Et il avoue qu’il a pensé au suicide :

« Mais quelle humiliation lorsque quelqu’un près de moi entendait une flûte au loin et que je n’entendais rien, ou lorsque quelqu’un entendait le berger chanter et que je n’entendais rien non plus ; de tels événements m’ont poussé jusqu’au bord du désespoir, il s’en fallut de peu que je ne misse fin à mes jours. »

Et dans ce document il affirme qu’il se serait suicidé s’il n’avait pas la conscience, la certitude, l’intuition, je ne sais quel est le bon mot, qu’il avait encore tant d’œuvres à donner à l’humanité :

« C’est l’art et seulement lui, qui m’a retenu, ah ! il me semblait impossible de quitter le monde avant d’avoir fait naître tout ce pour quoi je me sentais disposé, et c’est ainsi que j’ai mené cette vie misérable – vraiment misérable ; un corps si irritable, qu’un changement un peu rapide peut me faire passer de l’euphorie au désespoir le plus complet – patience, voilà tout, c’est elle seulement que je dois choisir pour guide, je l’ai fait – durablement j’espère, ce doit être ma résolution, persévérer, jusqu’à ce que l’impitoyable Parque décide de rompre le fil, peut-être que cela ira mieux, peut-être non, je suis tranquille – être forcé de devenir philosophe déjà à 28 ans, ce n’est pas facile, et pour l’artiste plus difficile encore que pour quiconque  »

Il lègue alors ses biens à ses deux frères en leur recommandant de ne pas se disputer et d’être heureux. Et il donne ce conseil humaniste :

« Recommandez à vos enfants la vertu, elle seule peut rendre heureux, pas l’argent, je parle par expérience, c’est elle qui même dans la misère m’a élevé, je la remercie autant que mon art, pour m’avoir fait éviter le suicide – adieu et aimez-vous »

Après plusieurs jours de désespoir, l’état psychique de Beethoven s’améliore. Plongé dans l’écriture de ses deuxièmes et troisièmes symphonies notamment, Beethoven retrouve son énergie créatrice.

<Wikipedia> écrit :

« Mais Beethoven sortit victorieux de cette crise, résolu à affronter son destin plutôt que de s’abattre : c’était le début de la période « Héroïque » qui allait durer jusqu’en 1808 et l’apothéose de la Cinquième symphonie. »

Beethoven perd complètement ses capacités auditives en 1818. Il est possible de le savoir avec une certaine certitude, grâce aux écrits, aux lettres de Beethoven mais aussi grâce aux fameux cahiers de conversation de Beethoven. Ces cahiers de conversation sont de véritables témoignages des dix dernières années de la vie de Beethoven.

Sur le site de <resmusica> un article du 26 mars 2020 revient plus en détail sur les causes possibles de surdité, mais relate aussi comment Beethoven va tenter de lutter concrètement contre son impossibilité d’entendre :

« Il commande à Conrad Graf, facteur de piano de la Cour Impériale de Vienne, un instrument à quadruple cordes, utilise un résonateur, fixe un cornet acoustique sur un serre-tête pour composer, ou une baguette de bois tendue entre ses dents et la caisse de résonance du piano. »

Il utilise la possibilité de faire vibrer la masse osseuse pour essayer de sentir les vibrations et sentir ainsi la musique.

Il va aussi faire appel à un ingénier bavarois Johann Nepomuk Maelzel pour qu’il fabrique des cornets acoustiques, de plus en plus perfectionnés, pour tenter d’entendre.

Maelzel qui sera aussi l’inventeur du métronome qu’il présentera à Beethoven qui en sera enchanté et donnera des indications métronomiques concernant notamment ses symphonies. Indications extrêmement rapides que la plupart des chefs négligent pour adopter des tempos beaucoup plus lents.

Le site <Médecine des arts> essaie de mettre en lien la surdité et l’œuvre musicale.

Car ce qui est extraordinaire c’est que c’est pendant sa période de surdité que Beethoven va écrire ses plus grands chefs d’œuvres, ceux qui vont révolutionner la musique et constituent encore, pour les mélomanes d’aujourd’hui, une offrande inouïe à l’Art et à l’humanité. Une œuvre qui par sa seule existence justifie l’humanité, alors que le désastre écologique qui est en cours, du fait de l’homme, nous fait désespérer de notre espèce et nous demander s’il était utile qu’elle se développe pour devenir l’espèce dominante.

Beethoven entendait la musique à l’intérieur de son esprit et de son corps isolé des sons extérieurs.

Le site <resmusica> rappelle la première interprétation de la 9ème symphonie :

« En 1824 pour la création de la Symphonie n° 9, il est complètement sourd, reste le dos tourné à la salle ne constatant son triomphe qu’après que la cantatrice Karoline Unger le prend par les épaules pour qu’il constate l’ovation du public.»

Le testament d’Heiligenstadt ainsi que les lettres cités se trouvent en intégralité sur ce site https://fr.wikisource.org/wiki/Vie_de_Beethoven/Lettres

Vous pourrez y lire aussi une autre lettre qu’il a écrit, le 16 novembre 1801, à son ami Wegeler et dans laquelle il a cette phrase

« Je veux saisir le destin à la gueule. Il ne me courbera certainement pas tout à fait. »

Comme œuvre, je vous propose aujourd’hui <L’andante du quatuor à cordes N° 9> qui a été écrit en 1806 et fait partie des 3 quatuors à cordes opus 59 « Razumovsky » dans une interprétation du quatuor Belcea.

Et si vous voulez entendre l’œuvre en entier dans la <version lumineuse du Quatuor Alban Berg de Vienne>

<1511>

Vendredi 18 décembre 2020

« Beethoven, Bonaparte, Napoléon, des œuvres, des dédicataires et des mécènes »
Un récit simple qui cache une grande complexité

Après la famille et les maîtres, il me faut parler des mécènes et des dédicataires que Beethoven a eu tout au long de sa vie de compositeur.

Je m’arrêterai un peu plus longuement sur l’histoire que l’on raconte à propos de la 3ème symphonie « Eroïca » et surtout du dédicataire.

Hier, j’ai parlé de l’importance du Comte von Waldstein pour Beethoven : son premier séjour à Vienne et la rencontre avec Mozart, sa rencontre avec Haydn qui accepte de lui donner des cours, son départ pour Vienne, la rente que lui a octroyé le Prince Electeur pour le séjour viennois, tout cela il le doit à Waldstein.

Et :

« Recommandé par le Prince Électeur Max Franz, par Waldstein, introduit par Zmeskall, il est adopté par l’aristocratie mélomane de Vienne : La comtesse von Thun, Lichnowsky, Razumovsky, Lobkowitz, van Swieten, von Browne […]. Nous retrouvons tous ces noms […] au long des années, dans les dédicaces des œuvres de Beethoven. Jusqu’en 1796 Beethoven loge chez le prince Karl von Lichnowsky, non dans l’état de domesticité qu’ont connu Haydn et Mozart, mais en ami entouré, soutenu, respecté. Le prince assume pour lui le rôle d’un véritable imprésario et s’évertue, au piano, à lui prouver que ses compositions sont, malgré leur difficulté, parfaitement exécutables. »
Bourcourechliev, « Beethoven » Page 163

Beethoven ne manquera jamais, tout au long de sa vie, de riches mécènes qui le soutiendront financièrement. Il dispose aussi de nombreux amis fidèles. C’est d’ailleurs un homme plein d’énergie qui aime rire et qui aime boire. Il aime aussi la compagnie des femmes et a de nombreuses maîtresses, c’est un jouisseur. Je ne m’attarderai pas sur ses désillusions de mariage parce que dans le monde aristocrate dans lequel il vit, les femmes qu’il veut épouser sont d’essence noble, souvent déjà promises à d’autres. Et puis ce tabou ne pourra être franchi : il n’obtiendra jamais de rentrer dans ces familles par les liens du mariage.

Il n’est pas beau, mais il a un charisme époustouflant. Sur le site de <France Musique> on peut lire :

«Il est petit, brun, marqué de petite vérole, […] des cheveux noirs, très longs, qu’il rejette en arrière […] ses vêtements sont déchirés, il a l’air complètement déguenillé » : voici ce qu’écrit Bettina Brentano à propos de Beethoven alors qu’elle avoue dans le même temps être littéralement hypnotisée par le compositeur. Car Beethoven ne laisse jamais indifférent. Quand il se met au piano ou compose, « les muscles de son visage se gonflent » et son « regard farouche roule avec violence » : Beethoven est tel un magicien étrange et effrayant, mais qu’on se fait un doux plaisir d’observer.

Le mythe d’un Beethoven solitaire toujours hargneux, triste et coléreux ne correspond pas à la réalité. Les choses changeront, bien sûr, à partir du moment où sa terrible surdité deviendra de plus en plus prégnante.

A Vienne, c’est d’abord en tant que pianiste et improvisateur que Beethoven se fera connaître. C’est un virtuose exceptionnel. Il participe régulièrement à des joutes musicales, fort appréciées à l’époque, dans lesquels il faut improviser et jouer du piano de la manière la plus éblouissante que possible.

Carl Czerny qui est un des grands maîtres du piano, de jeunes pianistes jouent encore ses études et ses exercices, fut à la fois l’élève de Beethoven et le professeur de Frantz Liszt. Il écrit :

« Son improvisation était on ne peut plus brillante et étonnante ; dans quelque société qu’il se trouvât, il parvenait à produire une telle impression sur chacun de ses auditeurs qu’il arrivait fréquemment que les yeux se mouillaient de larmes, et que plusieurs éclataient en sanglots. Il y avait dans son expression quelque chose de merveilleux, indépendamment de la beauté et de l’originalité de ses idées et de la manière ingénieuse dont il les rendait. »

Sa maladie va le conduire à délaisser cette part de son talent pour se concentrer sur la composition de ses œuvres.

Mais c’est d’abord, grâce à sa réputation de virtuose accompli qu’il va encore élargir son cercle de connaissances et rencontrer des aristocrates qui accepteront de le financer, tout en le laissant libre de composer ce qu’il veut.

Sur ce point, sa liberté de composer, il est intransigeant. Sa musique séduit, bouleverse même. Beethoven le sait et son génie musical se dédouble d’un talent commercial qui le place parmi les premiers compositeurs à vivre de leur musique.

Il écrit ainsi à son ami Wegeler :

« Tu veux savoir quelque chose de ma position ? Eh bien, elle n’est pas si mauvaise. Depuis l’année passée, quelque incroyable que cela puisse paraître, Lichnowsky a été et est resté mon ami le plus chaud. De petites mésintelligences ont bien eu lieu entre nous, et n’ont-elles pas affermi notre amitié ? Il m’a réservé une somme de six cents florins que je puis toucher tant que je n’aurai pas trouvé une place qui me convienne. Mes compositions me rapportent beaucoup et je puis dire que j’ai beaucoup plus de commandes que j’en puis faire. J’ai six ou sept éditeurs pour chacune de mes oeuvres, et j’en aurais beaucoup plus si je voulais. »

La musicologue Tia de Nora fait le constat suivant :

« Durant les quatre premières années de Beethoven à Vienne, de novembre 1792 à 1796 (période qui le vit s’imposer comme pianiste-compositeur), son ascension se reflète dans le nombre croissant de ses mécènes et protecteurs. […] Ni la popularité de Beethoven dans sa période médiane, ni sa reconnaissance finale comme le plus grand de tous les maîtres n’auraient pu avoir lieu si en ses débuts, dans les années 90 et aux débuts des années 1800, la société aristocratique ne l’avait pas placé sur un véritable piédestal »

Cette <page> consacré au mécénat dont va profiter Beethoven à Vienne apporte d’autres éléments encore.

Une autre page <Les mécènes> présente les principaux mécènes et leur interaction avec Beethoven.

Mais qui dit mécène, dit aussi dédicace d’une œuvre de Beethoven. Et de cette manière ces hommes resteront dans l’Histoire, grâce aux œuvres de Beethoven.

C’est au Prince Karl von Lichnowsky, celui lui accordera le logis au début de son séjour à Vienne et un soutien continue que Beethoven dédiera son Opus.1 ainsi que plusieurs œuvres majeurs dont la sonate n°8 « Pathétique » et la symphonie n°2.

Il n’oubliera pas ceux de Bonn, Stephan von Breuning, sera le dédicataire du sublime concerto de violon.

Le prince Lobkowitz reçoit un grand nombre de dédicaces de la part de Beethoven, parmi les plus grands chefs-d’œuvre du maître : les Quatuors à cordes Op.18, le Triple Concerto.

Les cinquième et sixième Symphonie lui seront aussi dédiées mais conjointement avec le comte Razumovsky).

Le comte Andrey Kirillovich Razumowski qui sera le seul dédicataire de ces 3 quatuors opus 59 que l’Histoire désignera sous le nom : « les Quatuors Razumowski  ». A Gottfried van Swieten qui fut aussi un de ses premiers soutiens, il dédiera sa première symphonie.

L’Archiduc Rodolphe, le plus jeune fils de l’empereur Léopold II et qui devient, 1803, l’élève de Beethoven. C’est à lui à qu’il dédicacera son immense Missa Solemnis, et aussi son trio pour piano, violon et violoncelle opus 97 qui restera pour l’éternité le Trio « à l’Archiduc ». Il aura aussi droit à la Sonate pour piano N° 26 des « Adieux » et d’autres œuvres majeures encore.

Et nous en venons à la Troisième symphonie opus 55 qui aurait pu avoir pour nom : « Symphonie Bonaparte ». Bonaparte n’était pourtant pas un mécène de Beethoven. Mais on lit partout ce même récit :

Beethoven est profondément épris de l’idéal républicain défendu par la révolution française. Et Bonaparte est considéré comme le sauveur des idéaux de la Révolution française ; comme l’incarnation de ces idéaux.

Beethoven est tellement conquis qu’il voudrait aller vivre à Paris et il a donc cette idée de dédier sa nouvelle symphonie écrite entre 1802 et 1804, à Bonaparte.

Et puis il apprend que Bonaparte s’est fait couronner empereur. Son cœur républicain ne fait qu’un tour, il entre dans une rage folle et déchire la dédicace. La symphonie sera dédiée à un grand homme, sans plus de précision.

Cette fois, l’histoire n’est pas rapportée par le biographe contesté, c’est-à-dire Schindler, mais par un élève et collaborateur de Beethoven Ferdinand Ries qui rapporta après la mort de Beethoven que ce fut lui qui annonça le couronnement de Napoléon et que Beethoven déchira la dédicace et s’exclama :

« Ainsi, il n’est rien de plus que le commun des mortels ! Maintenant il va piétiner les droits des hommes et ne songera plus qu’à son ambition. Il prétendra s’élever au dessus de tous et deviendra un tyran !  »

Lors des émissions de la radio télévision belge dont j’ai déjà parlé, j’entendis l’historienne Elisabeth Brisson remettre en cause ce récit. D’abord parce que la dédicace déchirée du récit de Ries fut retrouvée intact.

J’ai retrouvé des informations similaires sur le site de la fondation Napoléon qui par la plume de son directeur Thierry Lentz rapporte :

« Donc, Beethoven déchira la page de titre qu’il avait préparée… Alors comment expliquer que soit conservée au Archives de la Société philarmonique de Vienne une partition de L’Héroïque où le nom de Bonaparte a été rageusement biffé, jusqu’à faire un trou dans le papier. Il semble bien qu’il s’agisse d’une copie contemporaine, qui n’est pas de la main du compositeur, dont on peut supposer qu’elle était destinée à être envoyée… à Napoléon. Elle fut conservée par Beethoven qui s’en servit pour inscrire des corrections postérieures. Quant à la rature, les spécialistes pensent qu’elle est bien postérieure et pas de son fait. En clair : la copie est vraie et la rature est (probablement) fausse. »

Elisabeth Brisson fait remarquer qu’en outre, juste après être devenu empereur, la France de Napoléon a déclaré la guerre à l’Empire d’Autriche et qu’un habitant de Vienne devait probablement éviter de dédier une de ses œuvres au souverain de la puissance ennemie.

Et j’ai trouvé sur le site de <la Maison de Radio France> une présentation d’un concert dans laquelle Ariane Herbay prétendait que

« Mais derrière cette noble histoire s’en cache une autre. Toute révolution ayant besoin d’être financée, si Beethoven renonça à sa dédicace, en réalité, ce fut pour 400 florins. Somme que son mécène, le prince Lobkowitz, lui proposait, afin d’avoir l’exclusivité de cette symphonie pendant six mois. »

Beethoven était un humaniste et il aimait la liberté, surtout la sienne en matière d’art. Il était peut-être sincèrement intéressé par l’expérience française, mais elle générait beaucoup de désordres et de violences en Europe, ce qu’il devait beaucoup moins apprécier. En outre, il était entouré d’aristocrates qui devaient peu gouter l’ambition révolutionnaire de les mettre à bas. Enfin, nous savons que Beethoven cherchait une place stable, comme son grand père, place qui ne lui a jamais été accordée à Vienne. Il semble bien que la première dédicace visait à obtenir une telle place à Paris.

La page sur le mécénat déjà cité va dans ce sens : « À partir de 1800, le prince Lichnowsky lui procure à une rente annuelle très confortable de 600 florins par an. De ce fait, Beethoven devient relativement indépendant. Cela l’encourage à poursuivre des buts esthétiques d’une plus grande ampleur. Mais cela n’empêche pas Beethoven de chercher un emploi stable à la cour impériale. Comme tous les compositeurs, il est à la recherche d’une situation stable qui pourrait le mettre à l’abri des besoins matériels. »

Et puis s’il est fâché avec Napoléon, il ne le restera pas longtemps. Thierry Lenz explique que :

« Beethoven se « réconcilia » plus tard avec l’Empereur. En 1809, lors de la seconde occupation de Vienne, il confia à un de ses amis français qu’il ne refuserait pas d’être convoqué. Il ne le fut pas. Il rappela par la suite à plusieurs reprises à ses amis et correspondants que c’est à lui qu’il pensait en composant L’Héroïque, déclarant même, en apprenant la mort de Napoléon et parlant de la marche funèbre du deuxième mouvement : « Il y a dix-sept ans que j’ai écrit la musique qui convient à ce triste événement ». »

Il semble même qu’il avait envisagé à écrire une messe en l’honneur de Napoléon.

Et puis plus concrètement, il y a un autre épisode qui montre que si Beethoven a pu être fâché, cela lui était passé. Le propre frère du Tyran, Jérôme Bonaparte, Roi de Westphalie non par le choix libre des citoyens de Westphalie mais par la conquête militaire des armées impériales, invite Beethoven à rejoindre sa cour. Et Beethoven écrira une lettre à ses amis viennois :

« Enfin, je me vois contraint, par des intrigues, cabales et bassesses de toute nature, à quitter la seule patrie allemande qui nous reste. Sur l’invitation de S.M. le roi de Westphalie, je pars comme chef d’orchestre. ». Cité par Boucourechliev « Beethoven » page 181.

Ceci ne se fera cependant pas. En effet, Rudolph Kinsky, l’Archiduc Rodolphe et le prince Lobkowitz, s’associent pour assurer une rente annuelle de 4000 florins à Beethoven, afin qu’il puisse composer entouré de toute la sécurité matérielle. A ce prix, Beethoven restera à Vienne.

Mais Beethoven était un personnage complexe et qui n’acceptait pas la soumission. Il se trouve qu’en automne 1806, l’Autriche est occupée par les troupes impériales de Napoléon Ier. Il habite alors dans la demeure de Silésie du prince Karl Alois von Lichnowsky. Et celui-ci, accueille quelques invités, dont plusieurs officiers français. Il invite alors Beethoven à jouer du piano pour les troupes d’occupation.

Beethoven refuse tout net et repart immédiatement à Vienne. Et il écrit ce message célèbre à son mécène :

« Prince, ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la naissance. Ce que je suis, je le suis par moi-même. Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n’y a qu’un Beethoven. »

Par la lecture du Diapason de mars 2015, j’ai appris que je partageais l’avis du grand Chef Mariss Jansons : « Si on m’oblige à en choisir une, ce serait la 3ème : elle me touche encore plus profondément que les autres qui font toute partie de mon univers personnel »

Je vous propose donc <La 3ème symphonie Eroica avec la radio Bavaroise et Jansons>

<1510>

Lundi 14 décembre 2020

« La trahison du biographe de Beethoven. »
La biographie d’Anton Schindler a fait longtemps autorité jusqu’à ce que l’on constate qu’il y avait des falsifications.

Quand on lit plusieurs récits sur une personne et que ces différents récits sont identiques, il y a deux hypothèses : la première c’est que ce qui est relaté constitue la vérité, la seconde est que tous ces récits se fondent sur une source unique qui a initié le récit.

Beethoven a eu une enfance très malheureuse. Son père ayant cru percevoir en lui un nouveau petit Mozart a voulu faire de lui un singe savant. Pour ce faire, il l’astreignait avec beaucoup de violence à des leçons de piano qu’il lui prodiguait. Souvent, il était ivre et rentrait alors à la maison le soir, réveillait le petit Ludwig qui dormait et l’obligeait alors à jouer du piano en le frappant chaque fois qu’il commettait une erreur.

Quand j’étais étudiant en droit, au début des années 1980, la question de l’avortement, malgré la Loi Veil, était encore très présente.

Un professeur de droit nous a raconté une histoire : Un professeur de médecine faisait cours devant un amphithéâtre d’étudiants en médecine. Et il a proposé à ses élèves de donner leur opinion sur le cas d’une femme enceinte qui serait venu le voir en consultation. Le professeur énumère alors la liste des maladies de la mère et aussi du père, tout en décrivant la situation sociale du couple. Et il pose la question à ses élèves, si cette femme vous demande s’il était sage d’avorter que lui répondriez-vous ? La réponse de la salle fut très majoritairement pour le conseil d’avorter. Et… à ce moment-là le professeur triomphant annonce : « Vous venez de tuer Beethoven ! ».

J’ai entendu cette histoire à la même époque, à la radio.

Je ne sais pas si elle est exacte et si vraiment un professeur de médecine s’est livré à cette mise en scène.

De toute façon cette histoire ne dit rien de pertinent sur l’avortement, mais dit tout sur l’image véhiculée par des années de récit sur Beethoven et sa famille.

Récemment j’ai lu un livre écrit par plusieurs auteurs et notamment par l’historienne Elisabeth Brisson : « Beethoven  et après ».

Une des parties écrites par Elisabeth Brisson : « Les enjeux d’une biographie » m’a appris comment un homme qui avait été, lors des derniers mois de la vie de Beethoven son secrétaire, a joué un rôle trouble dans l’élaboration du récit de la vie de Beethoven.

Très rapidement après la mort de Beethoven, le 26 mars 1827, il est apparu essentiel à l’entourage de Beethoven d’écrire une biographie du « grand homme ».

Au départ le projet est entre les mains de Stephan von Breuning qui est le tuteur de Karl, le neveu que Beethoven avait adopté à la suite de la mort de son frère, et qui est donc exécuteur testamentaire puisque Karl est l’héritier.

Mais un autre personnage est immédiatement intervenu, cet homme est Anton Schindler qui était le secrétaire de Beethoven, c’est en tout cas lui qui est resté le plus continuellement près de Beethoven lors des derniers mois de sa vie.

Anton Schindler, né en Moravie, était venu à Vienne faire des études de droit et il est devenu clerc de notaire. Mais parallèlement il se consacre à la musique et joue du violon. C’est en 1814, alors qu’il a 19 ans, qu’il rencontre Beethoven dont il devient le secrétaire bénévole dès 1822 (vivant même dans la maison du compositeur).  Après une brouille de deux ans qui débute en mai 1824, Schindler réintègre le cercle des amis du compositeur jusqu’à la mort de ce dernier, donc de 1826 à 1827.

C’est donc Stephan von Breuning et Anton Schindler qui après concertation décidèrent de répartir la nombreuse documentation de Beethoven en vue d’écrire une biographie entre les trois personnes qui étaient, selon eux, les plus proches de Beethoven, c’est-à-dire eux deux et Franz Wegeler, l’ami de jeunesse à Bonn. C’est à ce dernier que revenait de rassembler et de trier les informations sur la période de Bonn. Anton Schindler ferait la même chose pour la dernière période de 1814 à 1827 et Stephan Breuning s’occuperait de la période médiane.

Et suite à ce travail, il était prévu de confier le travail d’écriture de la biographie à un écrivain spécialisé dans le monde musical.

Ce plan ordonné allait se heurter à une première difficulté Stephan Breuning meurt le 14 juin 1827, soit moins de 3 mois après la mort de Beethoven. l

Elisabeth Brisson précise que Schindler :

« n’a été proche de Beethoven qu’en 1823 et 1824, avant les quelques mois de fin 1826, début 1827 »

Schindler entend cependant bien tenir un rôle éminent dans l’élaboration de la biographie de Beethoven et en retirer gloire et quelques revenus substantiels.

Or, le nouveau tuteur de Karl qui prend la place de Stephan von Breuning est beaucoup moins bien disposé à son égard et par voie de presse appelle tous ceux qui ont connu Beethoven à envoyer leurs témoignages et à contribuer à une souscription destinée à une biographie.

Cette initiative n’est pas du goût de Schindler qui va désormais user de tous les moyens pour convaincre tous les éditeurs que c’est lui qui détient les clés de la biographie. Il va dérober des documents, utiliser les premiers travaux de Wegeler et se vanter que c’est lui qui possède les documents et objets de Beethoven les plus importants pour sa biographie. Il décide d’écrire lui-même la biographie, sans passer par un professionnel. Il ne dit rien de ses intentions à Wegeler ni qu’il utilise déjà les écrits que ce dernier lui a fait parvenir. Parallèlement il fait de nombreuses conférences pendant lesquelles il présente sa vision de Beethoven.

Finalement, Wegeler au bout de plusieurs années commence à se méfier puis à comprendre le rôle trouble de Schindler. Il va tenter alors d’écrire une biographie avec un élève et autre proche de Beethoven. Biographie qui sera publié en 1838, 11 ans après la mort de Beethoven.

En raison de ses manœuvres et de la réputation qu’il était arrivé à se faire sur la place de Vienne Schindler parvient à convaincre que cette biographie n’est pas sincère car elle contredit en plusieurs points ce qu’il affirmait dans ses conférences.

Finalement, Schindler va sortir une première biographie en 1840 puis de nouvelles versions en 1845 et 1860 qui vont s’imposer comme la biographie de Beethoven.

Et pendant plus de 100 ans des livres parlant de Beethoven vont reprendre telles quelles les affirmations et le récit de Schindler, jusqu’à ce que de vrais historiens revenant aux témoignages et aux documents primaires vont émettre de sérieux doutes.

Aujourd’hui, il apparait que Schindler a falsifié des documents de Beethoven, notamment les cahiers de conversation qui permettaient à Beethoven de communiquer avec ses interlocuteurs malgré sa surdité. Il a ainsi ajouté du texte à ces cahiers et il semble même qu’il ait détruit plusieurs de ces sources précieuses d’informations sur Beethoven.

C’est pourquoi beaucoup de propos de Beethoven qu’on a répétés à l’envi sont aujourd’hui remis en question.

Le fameux « pom pom pom » du début de la cinquième symphonie qui serait « le destin qui frappe à la porte » c’est du Schindler, est ce que c’est du Beethoven ? nul ne le sait.

Elisabeth Brisson conteste surtout la vision doloriste de l’enfance de Beethoven et le mythe du Beethoven républicain :

« Fausses anecdotes et vision doloriste de Beethoven côtoyant celle du Beethoven républicain se sont transformées en clichés qui ont la vie dure […] l’attribution à Beethoven d’une pensée politique républicaine alors qu’il n’a cessé de chercher l’appui de mécènes aristocrates et de souverains ou l’image d’un enfant battu, choyé par la haute société de Bonn, accablé par un terrible destin, abandonné de tous et offrant sa vie pour sauver l’humanité auquel il apporte la Joie…Les échos de cette vision héroïque, construite de toutes pièces, se retrouvent dans les monuments, érigés en l’honneur de Beethoven à Bonn en 1845, puis à Vienne en 1878, comme dans la « Vie de Beethoven » par Romain Rolland publiée en 1903 »
Page 100

Quand un biographe trahit comme l’a fait Schindler, le problème est que l’on ne sait plus si ce qui est dit est vrai ou faux. Tout ce que Schindler a écrit n’est pas faux, mais on ne sait pas le déterminer, en l’absence d’autres sources. Dés lors, tout ce qu’il écrit devient suspect, peu fiable, on ne peut pas se fonder sur ses écrits.

Mon père aimait répéter que Beethoven aurait dit : « Je préfère un arbre à un homme ». Je ne suis plus certain que cette phrase fût prononcée un jour.

Et même l’enfance de Beethoven et notamment sa relation avec son père devient sujet à polémique.

Ce n’est pas que le père de Beethoven ne fut pas très sévère et même violent.

Mais comme je l’ai écrit dans la série consacrée à Camus, la violence à l’égard des enfants fut longtemps la norme.

Pour autant des découvertes récentes notamment une lettre que Beethoven a écrit en 1795, à son ami de Bonn Heinrich von Struve qui l’informait de la mort de sa mère, lui révélait combien la mort de sa mère mais aussi de son père l’avait touchées et que

« La disparition d’un des membres de famille a rompu l’harmonie d’un tout »
Cité par Elisabeth Brisson dans « Beethoven et après » page 30

Il faut donc se méfier de ce que l’on raconte sur Beethoven, tout n’est pas vrai et le problème vient de loin… du début.

Et comme j’ai parlé du « Pom pom pom » de la 5 ème symphonie que tout le monde connait je vous propose le mouvement lent de cette symphonie :

<Andante moto de la 5ème symphonie> par l’Orchestre Philharmonique de Berlin et Karajan. Et si vous voulez la voir en entier, je vous propose toujours Karajan mais avec en plus un intérêt cinématographique, car c’est le cinéaste français Henri-Georges Clouzot qui a filmé et cela donne un résultat visuel très étonnant tout en n’enlevant rien à la qualité de l’interprétation : <La 5ème par Karajan filmé par Clouzot>

<1507>

Jeudi 10 décembre 2020

« Beethoven : sans lequel la musique de notre temps ne saurait exister »
Jean Barraqué

Ludwig van Beethoven a été baptisé le 17 décembre 1770 à Bonn. Il est né à cette date ou avant cette date. On ne connait pas la date exacte, parce qu’à cette époque les registres de naissance étaient tenus par l’Église. Et, ce qui intéressait l’église était l’accueil de l’enfant au sein de la communauté des croyants, donc le baptême et non la naissance du corps physique.

Ce que nous savons c’est qu’à cette époque, la croyance religieuse imposait de baptiser très rapidement l’enfant, car le pire était à craindre si l’enfant devait mourir avant d’avoir connu le sacrement de l’église. Or la mortalité infantile était très importante. C’est pourquoi les historiens sérieux écrivent que Beethoven est né le 15 ou le 16 décembre 1770. Il est même possible qu’il soit né le jour de son baptême.

Toujours est-il que c’était donc il y a un quart de millénaire. Et c’est pourquoi, je me lance dans une nouvelle série pour parler de Beethoven, essayer d’approcher ce monument pourtant si profondément humain.

Comment faire ? Comment débuter pour aborder ce géant de la musique et de l’Art ?

Bonn a érigé une statue à son enfant le plus célèbre. Une photo montre cette statue en 1945 après que les alliés aient bombardé la ville et ont en fait un monceau de ruines. La statue de Beethoven était restée debout.

Ce monument Beethoven est une grande statue en bronze qui se dresse sur la Münsterplatz à Bonn et a été inauguré le 12 août 1845, en l’honneur du 75e anniversaire de la naissance du compositeur.

Quand il y eut en 1972, l’attaque terroriste contre les athlètes israéliens lors des jeux olympiques de Munich, il fut décidé malgré le deuil de continuer. Le Président du CIO, Avery Brundage déclara : « The Games must go on » et on joua Beethoven pour essayer d’apaiser et donner la force de continuer. Je ne dis rien sur cette décision de continuer mais sur le fait qu’il est apparu naturel de jouer une œuvre de Beethoven, en l’occurrence je m’en souviens il s’agissait de l’Ouverture d’Egmont et non de la marche funèbre évoquée par l’article vers lequel je renvoie.

Et ce n’est pas qu’en Allemagne. Quand la France fut assaillie par les terribles attentats du 13 novembre 2015, que des fous de Dieu, des terroristes islamistes tirèrent avec des armes de guerre dans les rues de Paris et dans la salle du Bataclan, il fut décidé de se recueillir lors d’une cérémonie <aux Invalides> et … :

« La cérémonie d’hommage est ponctuée par la musique de l’orchestre de la Garde républicaine et du chœur de l’Armée française qui interprètent, pendant l’arrivée des familles et des personnalités, la « marche funèbre » (deuxième mouvement) de la 3e symphonie, puis le deuxième mouvement de la 7e symphonie de Ludwig van Beethoven »

Il y eut aussi d’autres œuvres, mais spontanément et pour commencer on pensa à Beethoven, debout, au milieu des ruines.

Beethoven est aussi associée à des moments plus euphoriques. Pour la chute du mur de Berlin on joua la 9ème symphonie et Bernstein remplaça le mot « Freude », « joie » par « Freiheit » « liberté » mais cela je l’ai déjà raconté lors du mot du jour sur la dernière symphonie de Beethoven.

Je suis né dans une famille de musiciens et dès mon enfance le nom de Beethoven était un nom familier, le nom du compositeur, du musicien par excellence. Que ce soit mon père dont c’est l’anniversaire de sa naissance aujourd’hui, mon oncle Louis ou mon frère Gérard, le mot de Beethoven était toujours prononcé avec déférence et l’évidence que c’était le plus grand.

Cette évidence a été un peu remise en question ces dernières décennies.

Ainsi, Nikolaus Harnoncourt, ce musicien disruptif qui a révolutionné l’interprétation des œuvres baroques puis classiques, répondait au questionnaire de Proust en décembre 2009. A l’interrogation : « Vos compositeurs préférés ? », il répondit :

« Bach et Mozart. »

Et devant l’étonnement du journaliste Gaétan Naulleau : « Pas Beethoven ? », il expliqua  :

« C’est un des très très grands créateurs, soit. Mais si vous prenez tous les grands compositeurs, côte à côte, vous voyez deux têtes qui dépassent. Deux seulement. »
Rapportés dans le Magazine Diapason N° 645 d’avril 2016 page 27

Je me suis exprimé plusieurs fois sur la vacuité de vouloir établir, à l’égal d’une compétition sportive, un classement dans le monde de l’art et des créateurs.

Pourtant cette affirmation d’Harnoncourt m’a choqué.

Que l’on associe Bach, Mozart et Beethoven dans un panthéon de la musique me parait assez sage. Mais qu’on en dissocie Beethoven pour dire qu’il ne fait pas partie des têtes qui dépassent me semblent une erreur de jugement assez étonnante.

Jean-Sébastien Bach fut immense, il a poussé la musique à des sommets de beauté et d’équilibre qui semblaient inaccessibles mais en restant dans les codes de l’académisme musical.

Wolfgang Amadeus Mozart fut simplement divin, sa capacité d’inventer des phrases musicales inattendues, de créer une tension dramatique dans ses opéras, de faire jaillir, à partir de quelques notes, une beauté ineffable, étaient uniques. Mais lui aussi est resté dans les formes et normes qu’on lui avait apprises.

Bref, on composait de la musique de la même façon avant et après Bach, avant et après Mozart. Rien de tel pour celui dont nous fêtons les 250 ans, il y eut un avant et un après Beethoven.

Au cœur de l’œuvre de Beethoven il y a trois grands cycles qui ont révolutionné la musique et la manière de composer :

  • Les 9 symphonies
  • Les 32 Sonates pour piano
  • Les 16 Quatuors à cordes

Il écrivit bien sûr d’autres œuvres sublimes des concertos de piano, le concerto de violon, les sonates pour violoncelle et violon, la Missa Solemnis et les étonnantes Variations Diabelli etc…

Mais pour les symphonies, les sonates de piano et les quatuors il y eut encore plus clairement que pour les autres, un Avant et un après.

Il est connu que Brahms n’osa pas composer de symphonie parce qu’il pensait qu’il n’arriverait pas à écrire de telles œuvres après lui. Il attendit l’âge de 40 ans pour oser la première.

Avant il disait :

« Je ne composerai jamais de symphonie ! Vous n’imaginez pas quel courage il faudrait quand on entend toujours derrière soi les pas d’un géant [Beethoven] ! »
Propos tenus par Brahms au chef d’orchestre Hermann Levi en 1872.

Franz Schubert, cet autre génie se sentait trop petit pour oser l’approcher.

Franz Liszt, immense virtuose du piano, fut un des premiers en capacité technique de jouer les pièces pour piano d’une incroyable difficulté. Dans un élan de passion dont il était capable, il déclara :

« Pour nous musiciens, l’œuvre de Beethoven est semblable à la colonne de nuée et de feu qui conduisit les Israélites à travers le désert – colonne de nuée pour nous conduire le jour – colonne de feu pour nous éclairer la nuit afin que nous marchions jour et nuit. »
Franz Liszt trouvé sur le site de France musique

Son gendre Richard Wagner avait aussi une relation très reconnaissante, je dirai de disciple, à l’égard de Beethoven. C’est tout naturellement qu’il décida que la première œuvre qui serait jouée pour inaugurer son temple théâtre de Bayreuth serait la 9ème symphonie de Beethoven. Il consacra, aussi, un livre au maître pour le centenaire de sa naissance, en 1870, et écrivit dans sa lettre sur la musique :

« La symphonie de Beethoven se dresse aujourd’hui devant nous comme une colonne qui indique à l’art une nouvelle période. »
Richard Wagner cité par Classica de Décembre 2019 – Janvier 2020 page 45

Et Berlioz entraîna les français dans un culte tout aussi lyrique :

« Les Grecs avaient divinisé Homère, tant que Beethoven n’aura pas son temple, on méritera le nom de barbares qu’ils nous avaient donnés ».
cité par Classica de Décembre 2019 – Janvier 2020 page 44

La Société des concerts du conservatoire à Paris fut fondée en 1828. Cette institution avec son premier chef François-Antoine Habeneck se constitua en véritable temple dédié à l’œuvre du maître de Vienne né à Bonn. Il réunissait un public socialement bigarré mais uni par une même ferveur écrit ce même magazine.

Ce culte débuta du vivant du compositeur. Les contemporains de Beethoven avaient pleinement conscience qu’un génie musical vivaient au milieu d’eux. Et cela même si toutes ses œuvres, notamment les plus novatrices et que la postérité classe tout en haut des chefs d’œuvre de la musique, n’étaient pas comprises et appréciées à leur juste valeur.

« L’impact de la musique de Beethoven fut immédiat et durable. Aucun autre compositeur, ne connut de son vivant une telle gloire, à l’exception peut-être de Wagner. »
Bertrand Dernoncourt, Classica-Répertoire Novembre 2007, page 40

La vérité historique montre que Beethoven fut déjà un mythe de son vivant :

« De son vivant, Beethoven était déjà un mythe, ce que l’on appellerait aujourd’hui un compositeur « culte ». Si cela n’avait pas été le cas, cet homme que certaines légendes, nous ont montré pauvre et isolé, n’aurait pas été accompagné à sa dernière demeure par une foule immense – On parle de 20 000 personnes. »
Jacques Bonnaure – Classica octobre 2016 page 54

Finalement Nikolaus Harnoncourt a exprimé une autre perspective après avoir enregistré l’intégrale des symphonies, avec l’Orchestre de Chambre d’Europe. Interprétation qui a été encensée par l’ensemble des critiques, alors que je la trouve, parfois, un peu brutale . Le magazine Harmonie l’avait alors interrogé et il disait :

« Mon approche vient de Haydn et Mozart mais Beethoven est absolument personnel, et différent de l’un comme de l’autre. Il franchit un palier. J’ai longtemps fait la grande erreur de juger la qualité et l’intensité de Beethoven avec des critères issus de Mozart ou Haydn. Mais la mesure de Beethoven est autre, il ne suit pas les traces de Mozart et de Haydn : cette dimension qui représente une réelle coupure, fait toute la grandeur et la spécificité de sa musique »
Harmonie Propos recueillis par Remy Louis

Mais si Harnoncourt vient de la musique ancienne vers Beethoven, il faut plutôt lire les musiciens contemporains pour percevoir ce qu’ils doivent à Beethoven.

C’est le cas d’André Boucourechliev qui parla de :

« La puissance subversive d’un des artistes les plus inépuisablement actuels du monde »

Ce compositeur qui décéda en 1997 avait consacré un livre célèbre à « Beethoven » paru, en 1963, dans la collection Solfège et republié. Ce livre commence ainsi

« De tous les créateurs dont les chefs-d’œuvre défient le temps et modèlent le visage de notre civilisation, Beethoven est sans doute celui que chacun de nous a recréé pour son propre compte avec le sentiment de la plus absolue certitude. Universellement reconnu dans l’évidence de son génie et de sa grandeur morale, il appartient à tous, et à chacun diversement. Son œuvre livre à chacun un message particulier, un secret propre, et l’homme lui-même exalte une idée, une mesure de l’homme exemplaires. Au-delà du musicien, Beethoven est devenu un symbole, ou mille symboles exaltants, exaltés, contradictoires. Tradition et révolution, justice et oppression, volonté et désespoir, solitude, fraternité, joie, renoncement ont élu comme signe ce même homme, cette musique. Toutes les idéologies, toutes les morales, toutes les esthétiques lui ont dressé leurs monuments, lui ont dédié leurs épigraphes, consacré leurs ouvrages savants. […] Plus que toute autre, l’œuvre de Beethoven possède le don de la migration perpétuelle, et rend un sens au mot galvaudé d’« immortelle ». Ce privilège est celui de l’esprit moderne. »

J’aurai pu choisir comme exergue de ce premier mot sur Beethoven : « […] Plus que toute autre, l’œuvre de Beethoven possède le don de la migration perpétuelle, et rend un sens au mot galvaudé d’« immortelle ».

J’aurais aussi pu puiser dans cette description d’André Jolivet (1905-1974)

« Alors que la musique se manifeste par un Lully, un Bach ou un Mozart, Beethoven, lui agit sur la musique. Sa mélodie devient un geste sonore, son œuvre un acte. La production de Beethoven marque une étape de la pensée humaine. Depuis la Renaissance, l’Art se dénaturait, il devenait « Beaux-Arts ».

Beethoven brise cette évolution et, magnifiant l’humain, retrouve le sens du sacré. Cet homme vit pleinement son époque, il s’intègre à l’histoire de son temps. Mais déjà il annonce ce que Berlioz et Wagner issus de lui, puis Debussy, prépareront pour leurs héritiers du XXème siècle : le retour au sacré.»
Beethoven, Hachette, Collection « Génies et Réalités » Page 199

Mais je préfère finalement la formule simple et juste d’un autre compositeur, Jean Barraqué (1928-1973)  :

« Beethoven : sans lequel la musique de notre temps ne saurait exister »
cité par Classica de Décembre 2019 – Janvier 2020 page 45

C’est probablement par les ruptures qu’il a créées et les ouvertures des champs du possible que son monument artistique est le plus exceptionnel.

Pour finir ce premier mot de la série je propose une œuvre de piano : <3ème mouvement de la sonate « tempête » par Sviatoslav Richter>

Et pour replacer ce mouvement dans son contexte : <Daniel Barenboïm joue la sonate N°17 « la tempête » dans son intégralité>

<1505>