Lundi 9 octobre 2023

« Ce qui caractérise la situation [du Haut-Karabakh] c’est un nettoyage ethnique sous menace génocidaire. »
Jean-Louis Bourlanges, président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée Nationale

Les derniers mois et jours ont montré un déchainement de violence et de guerre dans des conflits latents que les diplomates et hommes politiques n’ont pas su apaiser.

Ces impasses me font penser à ce mot d’esprit : Connaissez vous la différence entre un homme intelligent et un homme sage ?

Un homme intelligent parvient à régler un problème que le sage a su éviter.

Mais nous sommes à la recherche d’hommes intelligents, à défaut qu’ils n’ont su être sage. Ce sont des hommes d’État dont nous avons besoin, non d’hommes politiques.

Parmi ces sujets, il en est un qui a retenu mon attention : le conflit du Haut-Karabakh.

Pour celles et ceux qui sont un perdus dans cette histoire, je vais d’abord faire un rappel des faits.

Mais l’essentiel de ce mot du jour est la seconde partie qui tentera d’éclairer cette situation qui révèle la manière dont les choses se passent dans le monde et dans la géopolitique internationale.

On attribue au Général de Gaulle ce constat non romantique :

« Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts »

A – Rappel des faits

Il serait possible de remonter très loin, mais pour se concentrer sur l’essentiel, il faut commencer en 1921, dans l’Union soviétique dirigé par Lenine et les Bolcheviks mais dans laquelle Staline jouait déjà un grand rôle. Il avait été nommé « commissaire aux nationalités »

L’union soviétique était un état fédéral dans lequel coexistaient des états fédérés. Parmi ces états il y avait l’Arménie et l’Azerbaidjan.

Les arméniens étaient chrétiens, les azéris musulmans.

Staline va proposer et Lenine va accepter des manipulations concernant l’attribution de territoires entre les États.

Concernant l’Arménie et l’Azerbaidjan, Staline va obtenir le rattachement du Haut-Karabagh, appelé alors le Nagorno Karabakh à la république socialiste soviétique d’Azerbaïdjan le 4 juillet 1921.

Or le Haut-Karabagh à cette époque, est peuplé à 94 % d’Arméniens et pour cette raison était auparavant, rattaché à la république socialiste soviétique d’Arménie.

Parallèlement, en mars 1921, Staline décide le rattachement du Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan, avec un statut de Région autonome.

Ce qui fait que l’Azerbaidjan est divisé en deux et que c’est l’Arménie qui sépare la partie principale, de la région autonome.

Si on avait voulu créer les conditions du désordre et du chaos, on ne s’y serait pas pris autrement.

Même si, tant qu’existait le régime totalitaire de l’Union soviétique dirigé d’une main de fer par le Politburo situé à Moscou, les petites divergences entre États Fédérés étaient rapidement réglées

Mais à ce stade, il faut remonter encore un peu plus loin dans l’Histoire.

Pas très loin, 6 ans avant, en 1915.

En 1915, commence le premier génocide de l’Histoire européenne, le génocide arménien perpétré par les turcs de l’empire ottoman.

La carte reproduite, montre que les arméniens se situent à un très mauvais endroit : la rencontre de 3 empires :

  • L’Empire russe
  • L’empire Turc qui à l’époque était l’empire Ottoman
  • L’empire Perse qui s’appelle désormais l’Iran.

Les territoires dont il est question ici avaient, pour l’essentiel, été arrachés à l’Empire Perse par l’Empire tsariste russe en 1828.

Pour motiver le massacre des arméniens, les turcs avaient prétendu que les arméniens chrétiens trahissaient l’empire ottoman dirigé par les musulmans au profit de l’empire russe dirigé par les chrétiens. Car en 1915, nous étions en pleine première guerre mondiale et l’empire Ottoman était allié à l’Allemagne et à l’Autriche, alors que l’Empire Russe était de l’autre côté celui de la France et de la Grande Bretagne.

Les historiens ont démontré que cette trahison générale des arméniens contre leur empire ottoman était inexistante. Disons, de manière cynique, que le génocide peut s’analyser comme une action préventive contre le risque éventuel que la religion chrétienne commune avec l’ennemi, aurait pu pousser les arméniens à trahir.

Lors du centenaire, en 2015, j’avais écrit plusieurs mots du jour sur ce crime impardonnable organisé par le gouvernement jeune turc de Talaat Pacha, Enver Pacha et Cemal Pacha :

L’Empire ottoman sera dans le camp des vaincus. Une partie du territoire ottoman occupé par les arméniens, on parle de l’Arménie orientale sera intégrée à l’Union soviétique. Et c’est lors de cette intégration que le Nakhitchevan qui était rattaché auparavant à l’Oblast arménien, sera rattaché à l’Azerbaïdjan. C’est pourquoi ce rattachement fera l’objet d’un accord signé en mars 1921 entre la république socialiste fédérative soviétique de Russie et la Turquie.

Or, le Nakhitchevan, était peuplé de quasi 50 % d’Arméniens avant la soviétisation. Mais il a perdu presque toute sa population arménienne pendant l’ère soviétique à cause de mouvements d’émigration et d’une politique pro-azérie dans l’exclave : La population arménienne du Nakhitchevan, estimée à 15 % en 1926 préfère alors quitter la république socialiste soviétique autonome du Nakhitchevan pour la république socialiste soviétique d’Arménie voisine. Dans les années 1980, il n’y a plus qu’1 à 2 % d’Arméniens au Nakhitchevan.

Dans la relation entre les azéris et les arméniens, le génocide est omniprésent.

En effet, les azéris sont une ethnie turcophone.

Et l’autocrate turc Erdogan, dans ses discours définit ainsi la relation entre la Turquie et l’Azerbaïdjan :

« Une seule nation, deux états »

C’est pourquoi lorsque les arméniens parlent des azéris, ils les appellent « les turcs »

Tout est en place pour la guerre :

L’Union soviétique s’effondre en 1991. Les États de la fédération deviennent indépendants.

L’Arménie devient indépendante, mais le Haut Karabakh appartient à l’Azerbaïdjan, en raison de la décision de 1921 de Staline.

Le 2 septembre 1991, l’Assemblée nationale de la Région autonome du Haut-Karabagh proclame l’indépendance du pays.

L’Arménie intervient de son côté et une guerre va éclater entre les azéris et les arméniens, des massacres ont lieu des deux côtés.

Dans les années 1990, l’Arménie est mieux armée et organisée et va finalement gagner et même s’emparer de territoires supplémentaires autour du Haut-Karabakh.

En mai 1994, un cessez-le-feu est obtenu et des négociations pour une résolution du conflit sont organisées. Mais la situation sur le terrain est celle d’un Haut-Karabakh indépendant de l’Azerbaïdjan.

Dans le Droit international il existe deux principes concurrents :

  • Le droit des peuples à disposer d’eux même
  • L’intangibilité des frontières

L’application du premier, étant donné la population du Haut-Karabakh, aurait été pour un détachement de cette région de l’Azerbaïdjan.

Mais le monde entier a préféré le second. Personne, mis à part l’Arménie, n’a reconnu l’indépendance de l’Artsakh, nom donné par les arméniens au Haut-Karabakh.

Pendant 25 ans la situation a été gelée et les négociations n’ont pas progressé.

Mais pendant ce temps, l’Azerbaïdjan, grand producteur de pétrole et de gaz s’est énormément enrichi et a utilisé sa richesse pour s’armer massivement.

Et puis, elle a un allié qui est devenu puissant et qui s’affranchit de la prudence que lui imposait son appartenance à l’OTAN : la Turquie.

En 2020, avec l’aide de la Turquie, l’Azerbaïdjan attaque le Haut-Karabakh et l’Arménie et gagne très facilement.

Mais elle ne peut pas s’emparer du Haut-Karabakh proprement dit, mais simplement des territoires supplémentaires que les arméniens avaient conquis en 1990.

Elle n’a pas pu aller jusqu’au bout parce que la Russie, normalement protectrice des arméniens, s’était interposé et avait sifflé la fin de la partie, sans engager son armée.

La Russie avait cependant engagé une force d’interposition pour figer la nouvelle situation.

La Russie doit assistance à l’Arménie parce qu’elle a signé le traité de sécurité collective (ou encore traité de Tachkent) le 15 mai 1992 avec l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan.

Ce traité, elle ne l’a presque pas respecté en 2020 et elle ne respectera pas du tout en 2023, lorsqu’après un blocus de 9 mois ayant poussé la population au bord de la famine, l’Azerbaïdjan a attaqué avec son armée le Haut-Karabakh  et l’a poussé à la capitulation en deux jours.

L’Arménie n’est pas intervenue. Sans allié, elle était certaine d’être à nouveau battu par les Turcs des deux états. En outre, après la défaite de 2020, le premier ministre arménien Nikol Pashinyan a été contraint à reconnaître la souveraineté de l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh.

Dans ce cadre, l’intervention de l’armée d’Azerbaïdjan constituait une simple opération interne à un État qui mettait fin à une situation de sécession d’une population séparatiste qui ne reconnaissait pas l’autorité légitime de l’État.

Pour quasi tous les pays du monde, tout ceci est absolument normal, à commencer par la Chine qui estime que Taïwan est dans la même situation que le Haut-Karabakh.

Admettons…

Mais après cet écroulement en deux jours, «  plus de 100 000 personnes ont quitté le territoire ».

Or, ce territoire comptait 120 000 habitants.

A ce stade, les deux principes évoqués ci-avant vont pouvoir se rejoindre, tous les arméniens étant partis, un référendum réalisé sur ce territoire permettra de constater que le peuple qui l’habite souhaite faire partie de l’État d’Azerbaïdjan.

Pourquoi les arméniens sont-ils partis ?

S’ils étaient restés, ils devaient prendre un passeport azerbaïdjanais et les jeunes être incorporés dans l’armée qui potentiellement pouvait entrer en guerre contre l’Arménie.

Mais de manière beaucoup plus simple, par peur d’un nouveau génocide perpétré par les turcs.

C’est ce qu’a résumé Jean-Louis Bourlanges dans l’émission < Un jour dans le monde> :

« Ce qui caractérise la situation [du Haut-Karabakh] c’est un nettoyage ethnique sous menace génocidaire. »

Jean-Louis Bourlanges, rappelait que lorsque le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, parlait des arméniens il les traitait de chiens.

Et il ne faisait guère de doute, que le choix des arméniens se trouvait entre le cercueil et l’exil. Ils ont choisi l’exil, cela s’appelle de l’épuration ethnique.

Voilà grosso modo les faits, mais cette histoire du Haut-Karabakh présente de nombreuses questions que je pourrais résumer en une seule : Pourquoi l’Arménie est-elle si seule ?

B – Analyse de l’isolement de l’Arménie

La réponse courte est que l’Arménie n’a ni pétrole , ni gaz !

Mais allons un peu plus loin…

1° Pourquoi la Russie n’est-elle pas intervenue ?

C’était son devoir d’intervenir, d’abord en raison du traité de Tachkent et ensuite stratégiquement parce qu’elle ne devrait pas tolérer que la Turquie impose son leadership sur cette région.

Dire simplement, que c’est parce qu’elle est occupée en Ukraine, ne suffit pas.

L’explication se trouve dans le fait que l’Arménie est une démocratie, certes imparfaite mais le pouvoir politique peut changer de main suite à une élection.

C’est ce qui s’est passé en mai 2018, lorsque Nikol Pashinyan est devenu premier ministre alors qu’avant il était dans l’opposition.

Poutine a beaucoup de mal avec les pouvoirs démocratiques, il préfère les autocrates de son espèce, comme Ilham Aliyev qui a succédé à son père qui détenait le pouvoir depuis l’indépendance de l’Azerbaïdjan. Aucune opposition n’est tolérée en Azerbaïdjan, aucune élection ne peut être défavorable au pouvoir. Cette manière de gouverner, Poutine la comprend et l’approuve.

Nikol Pashinyan a encore aggravé son cas en se rapprochant de l’Occident, des États-Unis et des européens. Pour Poutine, c’est une trahison supplémentaire et l’exemple de l’Arménie doit pouvoir faire comprendre que si on veut compter sur la Russie, il ne faut pas agir comme l’Arménie.

Enfin, il y aurait même une raison économique. Plusieurs sources prétendent que grâce à l’Azerbaïdjan, la Russie contourne le blocus occidental sur son gaz et son pétrole : l’Azerbaïdjan acceptant de faire passer pour sien les hydrocarbures que la Russie lui livre. C’est ce qu’on peut trouver comme information sur le site de <France 24>

2° Pourquoi l’Union européenne n’exerce t’elle aucune pression sur l’Azerbaïdjan ?

Il y a utilisation d’une force brutale d’un État autoritaire contre une démocratie et il y a de toute évidence une épuration ethnique.

L’union européenne devrait réagir autrement que par des communiqués mous.

Mais elle ne le fait pas.


La guerre d’Ukraine avait à peine commencé, l’Allemagne et les autres pays européens étaient très inquiets pour leur approvisionnement en gaz. Alors la présidente de la commission européenne avait pris son bâton de pèlerin pour se rendre à Bakou le <18 juillet 2022> et faire cette déclaration à côté du Président Aliyev, visiblement ravi :

« Vous êtes pour nous un partenaire énergétique crucial […] et fiable ».

C’était pour la bonne cause pour que les européens puissent continuer à se chauffer et à disposer de l’énergie nécessaire pour continuer à vivre convenablement.

D’ailleurs, si nos dirigeants n’étaient pas arrivés à trouver des sources d’approvisionnement alternatives, nos concitoyens des différents États de l’Union se seraient manifestés bruyamment, voire davantage.

Il n’est pas raisonnable de se fâcher avec un État aussi indispensable et fiable….

3° Pourquoi L’Ukraine prend-elle position pour l’Azerbaïdjan ?

Courrier International écrit : « Au Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan est dans son droit, estime la presse ukrainienne »

En outre Volodymyr Zelensky a décroché son téléphone, mercredi 4 octobre, pour appeler son homologue azerbaïdjanais, Ilham Aliev et le président ukrainien a déclaré sur la plateforme X (ex-Twitter).:

« Nous avons réaffirmé notre attachement aux principes de souveraineté et d’intégrité territoriale des États »

Il a également annoncé avoir aussi « remercié » le président azerbaïdjanais pour l’aide humanitaire fournie à Kiev, « en particulier dans le secteur de l’énergie à l’approche de l’hiver ».

Ce dernier argument se rapproche de celui de l’Union européenne.

Mais le premier montre une communauté de destin et d’intérêt. L’Ukraine comme l’Azerbaïdjan a profité d’une décision unilatérale d’un responsable soviétique. Pour l’Ukraine il s’agissait du successeur de Staline, Nikita Khrouchtchev qui a attribué la Crimée à l’Ukraine, bien qu’elle fût majoritairement peuplée de russes. Le Haut Karabakh se trouve donc par rapport à l’Azerbaïdjan dans une situation similaire que la Crimée par rapport à l’Ukraine.

4° Pourquoi Israël soutient elle l’Azerbaïdjan et lui fournit des armes ?

L’explication des ressources énergétiques peut, encore une fois, être avancée.

Mais on peut quand même s’étonner du peu d’empathie entre le peuple victime de la shoah à l’égard du peuple arménien qui a vécu un autre génocide, avant le sien.

Israël n’a jamais reconnu le génocide arménien !

Parce qu’Israël a toujours voulu, depuis sa création, conserver d’excellentes relations avec la Turquie. Il y eut quelques tensions avec Erdogan, mais rien d’essentiel qui puisse justifier de se fâcher avec le pays responsable du génocide arménien.

5° La position de la Turquie est claire et univoque.

Cette fois nous sommes dans un univers connu.

Chaque fois que la Turquie peut nuire aux arméniens, elle le fait.

L’Azerbaïdjan ce sont des turcs, donc ils doivent être aidés.

6° Pourquoi l’Iran soutient-elle l’Arménie, plutôt que l’Azerbaïdjan ?

L’Arménie a un soutien, c’est l’Iran.

C’est doublement surprenant parce que d’une part l’Arménie est chrétienne et surtout que les azéris sont principalement chiites comme les iraniens.

Cette fois la religion n’a rien à faire dans cette affaire.

Il existe en Iran, un territoire essentiellement occupé par des azéris, cette ethnie turcophone. L’Iran ne veut surtout pas que ses azéris puissent avoir une velléité de rejoindre l’Azerbaïdjan.

L’Iran est, de ce fait, totalement opposé à l’idée que poursuivent les azéris et les turcs de créer un corridor appelé « le corridor de Zanguezour » qui permettrait de relier à l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan jusqu’à la Turquie, au dus de l’Arménie, le long de la frontière avec l’Iran.

Ce projet pourrait être la raison d’une nouvelle guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

7° Pourquoi les États-Unis se désintéressent de cette affaire

D’abord parce que les États-Unis ne veulent plus s’intéresser à autre chose que leurs affaires internes et leur rivalité avec la Chine.

Mais il y a une autre raison indiquée par Jean-Claude Bourlanges : les États-Unis, ennemi absolu de l’Iran, n’aime pas que l’Arménie soit soutenue par ce pays ostracisé. Vous ne pouvez être ami de l’Iran et compter sur l’appui des États-Unis.

Il y aurait encore d’autres points à souligner mais cela dépasserait le cadre d’un mot du jour.

Mais on voit ainsi que la morale, l’éthique et l’émotion sont très éloignées des motivations des États.

<1767>

Lundi 28 octobre 2019

« Les kurdes contre les arméniens  »
Retour sur l’Histoire des kurdes et des arméniens

Si je résume ce que j’ai écrit sur les Kurdes dans les mots du jour précédents, le premier élément est que le peuple Kurde, selon un dénombrement qui est assez largement admis, représente 40 millions d’individus et dans ces conditions il s’agit du peuple le plus nombreux qui n’a pas d’État.

En 1920, après le traité de Sèvres, il était prévu qu’il existe un Kurdistan, en Anatolie, sur un territoire qui a été depuis récupéré par la Turquie.

L’Histoire qu’on nous a apprise et qui souvent est encore sous-jacente pour toutes les analyses concernant la situation des kurdes est : Il n’y a pas d’Etat Kurde, parce que Mustafa Kemal a gagné la guerre et que les occidentaux ont lâché les kurdes en acceptant le traité de Lausanne.

L’article, cité vendredi, de l’historien Jordi Tejel « 1920, l’occasion manquée », ne nie pas que ces deux raisons sont importantes, mais il insiste sur une troisième : la désunion des Kurdes.

Désunion qui allait jusqu’à ne pas vouloir d’un Etat Kurde.

Jordi Tejel qui avait été invité, suite à son article, par l’émission de France Culture <La Fabrique de l’Histoire> a précisé qu’une partie des Kurdes considérait les turcs, musulmans comme eux, comme des frères d’arme et trouvaient normal de former un État avec eux.

Mais il y a une autre raison qui était encore plus importante et qui a poussé des tribus kurdes à se battre au côté des turcs et de Mustafa Kemal. Cette raison est si on l’exprime de manière modérée : l’hostilité à l’égard des arméniens, et si on le dit de manière plus abrupte : la haine des arméniens.

J’ai cité un extrait de l’article vendredi qui rapportait que

« Prenant tout le monde de court, le général Chérif Pacha, représentant du KTC, signe en 1919 un accord avec l’Arménien Boghos Noubar Pacha, prévoyant la création d’une Arménie et d’un Kurdistan indépendants. Alors que les délégations arménienne et kurde avaient présenté au préalable des revendications sur la totalité des provinces orientales de la Turquie actuelle, elles acceptent finalement l’une et l’autre un compromis sous la pression des Européens. En particulier, Chérif Pacha espère qu’en consentant des « pertes » territoriales au bénéfice des Arméniens les chancelleries occidentales arménophiles – telle la France – accepteront le principe de la création d’un État kurde. »

Cette initiative n’est pas du tout du goût d’un grand nombre de kurdes, notamment parmi les élites. Du point de vue de ces opposants Chérif Pacha « brade » des territoires « kurdes » au profit des arméniens et surtout il accepte le principe de la création de l’Arménie sur des territoires « musulmans ».

Les Kurdes étaient, comme beaucoup d’autres peuples du moyen orient, organisés en tribus et étaient reconnus comme des guerriers. C’est-à-dire qui savaient se battre.

Il faut se souvenir que le grand <Saladin> celui qui a repris Jérusalem en 1187 aux Francs était kurde.

La relation des tribus Kurdes avec l’Empire Ottoman a parfois été conflictuelle, mais le plus souvent et particulièrement depuis la fin du XIXème siècle, ils constituaient des troupes auxiliaires du Calife. Des supplétifs auxquels on confie les basses besognes.

Et les élites Kurdes ont des craintes après le traité de Sèvres :

« Le traité de Sèvres est perçu comme une menace à d’autres titres. Tout d’abord, dès 1919, divers cadres et fonctionnaires ottomans sont déférés devant des cours martiales, accusés de complicité dans l’exécution du génocide arménien. Et certains chefs kurdes craignent eux aussi d’être jugés pour leur participation active aux massacres. En outre, la formation d’un État arménien supposerait sans aucun doute la rétrocession obligatoire des terres confisquées aux Arméniens en 1895 et en 1915. Beaucoup préfèrent donc combattre le traité de Sèvres et renoncer à un État kurde plutôt que d’admettre la naissance de la Grande Arménie prévue par le traité. »

En effet, des soldats kurdes ont largement participé au génocide arménien et ont même participé à des massacres avant 1915. Ils ont profité de ces massacres pour « voler », le terme officiel est « confisquer » des terres aux arméniens.

Parce que les Kurdes ont été en première ligne pour défendre l’empire ottoman contre la « prétendue » traitrise des « chrétiens arméniens » au profit des chrétiens de l’empire russe. Les historiens ont établi que cette traitrise na pas existé, du moins pas de manière importante au sein du peuple arménien

Jordi Tejel écrit :

« Après la révolution jeune-turque de 1908 qui voit arriver au pouvoir le comité Union et Progrès, quelques notables kurdes fondent le KTTC (« Comité kurde d’entraide et de progrès ») et se dotent d’un organe de presse. Les objectifs de l’association sont modérés : appuyer le mouvement constitutionnel, garantir le progrès et l’instruction des Kurdes d’Istanbul, consolider les bonnes relations avec les autres peuples ottomans et, enfin, faire tous les efforts possibles pour sauver l’Empire ottoman.

D’une manière générale, durant cette période « unioniste » (1908-1918), les intellectuels, notables, chefs tribaux et religieux kurdes d’avant-guerre restent attachés à l’idéal d’une unité ottomane garantie par l’institution du califat*. Cette fidélité portée au cadre ottoman par les autres nationalités de l’empire peut nous étonner aujourd’hui, mais s’explique aisément. Elle tient d’abord à un motif religieux : les Kurdes, musulmans sunnites pour la plupart, appartiennent à la « communauté dominante » (millet-i hakime), au même titre que le sultan-calife, ainsi que la majorité des Turcs et des Arabes et à la différence des chrétiens et des Juifs.

Ces derniers, jusqu’au milieu du XIXe siècle, étaient reconnus comme « gens du Livre » – ayant eu donc la révélation divine. Mais ces groupes « protégés » (dhimmi) étaient aussi assujettis. Tout change avec les réformes administratives et politiques libérales connues sous le nom des Tanzimat (« réorganisation », 1839-1876). Dans la perspective de moderniser l’empire afin d’en assurer la survie, ces réformes introduisent des transformations qui remettent en question les rapports de domination séculiers entre les communautés. D’une part, elles visent, sur le modèle occidental, à affirmer l’égalité des individus devant la loi, sans distinction de langue ni de religion. D’autre part, elles reconnaissent des droits collectifs aux millet non musulmans, s’exprimant en majorité dans une langue particulière – l’arménien, le grec, l’araméen… -, renforçant ainsi leur sentiment d’être des « groupes » à part.

Ces réformes ne sont guère appréciées par les élites musulmanes sunnites dont les Kurdes font partie. Les choses s’aggravent encore avec l’ingérence croissante des puissances européennes à la périphérie de l’empire qui envenime les relations « de proximité » entre les Arméniens et les Kurdes dans l’Anatolie orientale. La « question d’Orient », qui se trouve en partie à l’origine des Tanzimat du XIXe siècle, est, en bordure de l’empire, une « question arméno-kurde », une question agraire : la fin des principautés kurdes a permis à des notables urbains et des chefs tribaux de s’approprier indûment un grand nombre de terres, aux dépens des paysans et petits propriétaires arméniens.

Face aux revendications arméniennes et aux pressions étrangères exprimées lors du congrès de Berlin de 1878, des Kurdes saisissent les occasions qui se présentent pour « résoudre » la question à leur avantage. Durant l’automne 1895, les hamidiye kurdes participent à d’amples massacres anti-arméniens dans les régions arméno-kurdes.

En 1915, à nouveau, alors qu’Istanbul est entré en guerre au côté de l’Allemagne, des leaders kurdes s’allient aux autorités ottomanes, sous la bannière du « panislamisme », pour mener à bien la déportation et le génocide des Arméniens. »

Le dossier de l’Histoire évoqué dans le mot du jour précédent a consacré un article sur la responsabilité des kurdes dans le génocide arménien. Cependant il souligne aussi qu’il y eut des kurdes qui ont des attitudes de solidarité. Il y a toujours des humains qui sauvent leur groupe de l’inhumanité :

« Alors que la plupart des historiens insistaient sur le facteur religieux pour expliquer la participation de tribus et notables kurdes au génocide arménien, les litiges arméno-kurdes touchant à la propriété foncière ont été prépondérants, comme l’a montré Hans-Lukas Kieser. Les massacres de 1895 sont, en ce sens, un premier chapitre précurseur. Cependant, en 1915, le contexte est différent. L’Empire ottoman, entré en guerre au côté de l’Allemagne, est défait par l’armée russe à Sarikamis, ce qui entraîne dans les provinces orientales famine, épidémies, et la mort de milliers de soldats kurdes. La propagande du régime unioniste impute ce désastre à la traîtrise arménienne.

Hans-Lukas Kieser a mis en évidence la participation de Kurdes aux exactions, dans les villes – Diyarbakir, Van, Kharpout – comme dans les campagnes. Seule exception significative : au Dersim, des tribus alévies protègent les Arméniens dans cette première phase du génocide. Il est encore malaisé cependant d’évaluer jusqu’à quel point les Kurdes, dans leur ensemble, ont pris part aux massacres organisés par le pouvoir ottoman. Les récits arméniens ne laissent néanmoins pas de doute sur la complicité de bon nombre d’entre eux dans les massacres directs, les exactions commises sur les caravanes de déportés arméniens ou encore l’islamisation forcée de milliers de fillettes arméniennes.

Dans le même temps, les témoignages de rescapés arméniens et le travail sur l’histoire locale mettent en lumière maints exemples de solidarité kurde avec des Arméniens. Enfin, intellectuels et politiciens kurdes ont réalisé des avancées importantes dans la reconnaissance des responsabilités kurdes dans ce chapitre inouï de l’histoire du XXe siècle. »

Des kurdes ont donc largement contribué au génocide arménien, mais il en est qui ont su sauver l’honneur de leur peuple.

Il semble qu’aujourd’hui <des kurdes reconnaissent leur responsabilité> dans cette terrible fracture de l’humanité.

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Mercredi 3 octobre 2018

«Si les arméniens et les juifs n’aimaient pas vraiment la vie, ils auraient tous deux disparu depuis bien longtemps.»
Charles Aznavour

Charles Aznavour vient de décéder ce 1er octobre 2018. Il a écrit plus de 1000 chansons, il a surtout écrit de bien beaux textes que j’ai déjà convoqués deux fois pour les mots du jour.

Une première fois pour exprimer ce que j’avais ressenti après avoir entendu, Polina Jerebtsova, auteur du « Journal de Polina, Une adolescente tchétchène » qui évoquait la guerre que la Russie a mené en Tchétchénie

La chanson avait pour titre « Les enfants de la guerre » qui débutait ainsi :

Les enfants de la guerre
Ne sont pas des enfants
Ils ont l’âge de pierre
Du fer et du sang
Sur les larmes de mères
Ils ont ouvert les yeux
Par des jours sans mystère
Et sur un monde en feu
Les enfants de la guerre
Ne sont pas des enfants
Ils ont connu la terre
À feu et à sang
Ils ont eu des chimères
Pour aiguiser leurs dents
Et pris des cimetières
Pour des jardins d’enfants

C’était le mot du jour du 24 septembre 2013

Et c’est bien sûr à Charles Aznavour, arménien, né en 1924, 9 ans après le début du génocide arménien que j’ai emprunté les mots pour évoquer cette faille de l’humanité le 8 avril 2015

J’expliquais que si les arméniens commémorent le génocide arménien le 24 avril, parce que le 24 avril 1915 correspond à l’arrestation de 300 intellectuels et notables arméniens à Constantinople et a été suivi par tout le mécanisme génocidaire, c’était le 8 avril 1915, à Zeitoun, ville de Cilicie au Nord l’Alep, que les exactions avaient commencé : <Massacres à Zeïtoun>

J’avais pris pour exergue un extrait de la chanson « ils sont tombés »

«Ils sont tombés pour entrer dans la nuit éternelle des temps, au bout de leur courage
La mort les a frappés sans demander leur âge puisqu’ils étaient fautifs d’être enfants d’Arménie.»

Mais je crois qu’on peut citer ce texte plus longuement :

«Ils sont tombés, sans trop savoir pourquoi
Hommes, femmes, et enfants qui ne voulaient que vivre
Avec des gestes lourds comme des hommes ivres
Mutilés, massacrés, les yeux ouverts d’effroi.
Ils sont tombés en invoquant leur Dieu
Au seuil de leur église ou au pas de leur porte
En troupeau de désert, titubant, en cohorte
Terrassés par la soif, la faim, le fer, le feu.
Nul n’éleva la voix dans un monde euphorique
Tandis que croupissait un peuple dans son sang
L’Europe découvrait le jazz et sa musique
Les plaintes des trompettes couvraient les cris d’enfants.

Ils sont tombés pudiquement, sans bruit,
Par milliers, par millions, sans que le monde bouge,
Devenant un instant, minuscules fleurs rouges
Recouverts par un vent de sable et puis d’oubli.
lls sont tombés, les yeux pleins de soleil,
Comme un oiseau qu’en vol une balle fracasse
Pour mourir n’importe où et sans laisser de traces,
Ignorés, oubliés dans leur dernier sommeil.
Ils sont tombés en croyant, ingénus,

Que leurs enfants pourraient continuer leur enfance,
Qu’un jour ils fouleraient des terres d’espérance
Dans des pays ouverts d’hommes aux mains tendues.
Moi je suis de ce peuple qui dort sans sépulture
Qui choisit de mourir sans abdiquer sa foi,
Qui n’a jamais baissé la tête sous l’injure,
Qui survit malgré tout et qui ne se plaint pas.
Ils sont tombés pour entrer dans la nuit
Éternelle des temps, au bout de leur courage
La mort les a frappés sans demander leur âge
Puisqu’ils étaient fautifs d’être enfants d’Arménie.»

Bien sûr Charles Aznavour a beaucoup agi pour la reconnaissance de ce génocide qui a touché le peuple de ses ancêtres et œuvré pour aider l’Arménie contemporaine.

Quand l’Arménie a été frappée par un séisme, il a organisé une collecte de fonds pour aider les sinistrés et écrit une autre chanson : « Pour toi Arménie ».

Mais ce que je trouve remarquable chez cet homme c’est qu’il ne s’est pas figé sur le seul malheur de son peuple.

Il s’est toujours senti proche de l’autre peuple ayant subi un grand génocide : le peuple juif.

Il a chanté « Yéroushalaim »

C’est sur ce site que j’ai appris que lors d’un voyage en Israël, il avait dit : « Si les arméniens et les juifs n’aimaient pas vraiment la vie , ils auraient tous deux disparu depuis bien longtemps  »

Et les tziganes, autre peuple victime de la monstruosité des nazis étaient également chers à son cœurs : « Les deux guitares »

Le journal « Têtu » rappelle aussi qu’en 1972 :

La France pénalise toujours l’homosexualité, qu’elle considère encore comme une maladie mentale. Cette même année pourtant, Charles Aznavour séduit le pays avec « Comme ils disent». Une chanson qui dépeint la vie d’un homme gay avec une intelligence, une bienveillance et une finesse qui manque encore à beaucoup aujourd’hui.

Il fut aussi soutien du féminisme « Le Droit Des Femmes »

C’étaient les bons combats, la sensibilité, la bienveillance et la profondeur des textes mis au service de ces causes.

Et que dire de cette chanson qui ne peut que toucher les filles et les fils qui doivent dire un dernier adieu à leur maman : « La Mamma »

Claude Askolovitch a consacré une remarquable <revue de presse le 2 octobre> à Aznavour :

« Et d’un monde enfoui, quand un petit arménien de Paris portait une petite bague avec la faucille et le marteau, et serait pendant la guerre le témoin de l’héroïsme des résistants métèques et communistes. Il l’a raconté dans l’Humanité.. 

« Ma mère partait avec la voiture d’enfant où des armes étaient dissimulées. Les armes servaient, on les remettait dans la voiture, maman rentrait à la maison. » Et à la maison, Charles apprenait à jouer aux échecs avec un poète communiste et arménien qui s’ennuyait, caché, il s’appelait Missak Manouchian et serait le premier des fusillés de l’affiche rouge…

C’était Charles Aznavour, un auteur-compositeur-interprète, avant tout un poète et qui faisait aussi du cinéma.

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Lundi 27 avril 2015

« Les restes de l’épée »
Expression turque pour évoquer des enfants arméniens adoptés et islamisés par des turcs ou des kurdes

Les Turcs appelaient «restes de l’épée» (kiliç artigi) ces Arméniens, surtout des femmes et des enfants, qui ont échappé au génocide de 1915, enlevés ou protégés par des familles musulmanes. Le journaliste arménien de Turquie Hrant Dink parlait, lui, «d’âmes errantes» et a tenté, jusqu’à son assassinat à Istanbul en 2007, de retrouver cette mémoire engloutie, reconnaissant qu’en Turquie, «il est encore plus difficile de parler des vivants que des morts». Nul ne sait combien sont les descendants des rescapés restés en Anatolie orientale se cachant ou le plus souvent se convertissant à l’islam, tout en se fondant parmi les populations turque et kurde.

J’ai découvert cette terrible expression : « les restes de l’épée », c’est à dire ce qui reste quand on a passé « la plus grande partie au fil de l’épée » dans un documentaire de France 24 : Génocide arménien, le spectre de 1915.

Ce documentaire se focalise sur 3 destins :

Un absent, Hrant Dink qui fut assassiné, le 19 janvier 2007 à Istanbul, par un nationaliste turc. Il était turc arménien et l’a toujours su. Il a consacré sa vie à ce que le débat sur les massacres de 1915 s’ouvre en Turquie et que la Turquie et l’Arménie puissent se rapprocher. Le nationaliste turc qui voulait faire taire cette voix a échoué : 100 000 personnes, arméniens mais aussi turcs et kurdes ont assisté à ses funérailles en scandant « Nous sommes tous des Hrant Dink, nous sommes tous arméniens ». Cet assassinat a déclenché, dans la société civile turque, une vraie prise de conscience.

Le second destin est une femme : Fethiye Çetin, avocate. Elle fut l’avocate de Hrant Dink dans les procès que l’Etat turc a engagés contre lui. Elle ne se savait pas arménienne, elle a appris tard qu’elle faisait partie des “restes de l’épée”, petite-fille d’une rescapée du génocide arménien.

Le troisième destin est celui d’un turc de haut lignage, journaliste et écrivain. Il devint l’ami de Hrant Dink. Il s’appelle Hasan Cemal.

Le mouvement jeunes turcs qui gouvernait l’empire ottoman en 1915 et a décidé du génocide, était dirigé par un triumvirat appelé les « Trois pachas ». :  Talaat Pacha, Enver Pacha et Cemal Pacha.

Hasan Cemal est le petit fils du dernier. Dans le documentaire il raconte son long cheminement qui l’a amené à aller s’incliner devant le monument au génocide arménien d’Erevan et à reconnaître la réalité. Il dit que peu importe le nom qu’on donne à ces évènements mais ils étaient ignobles.

Il est bien sûr attaqué par les nationalistes turcs désormais, mais il poursuit sa route et dit

« Après avoir compris tout cela comment pourrais-je dire que mon grand-père était un homme bien, le pourriez-vous ? »

La fin du documentaire montre Fethiye Çetin arrivant à fédérer des turcs des kurdes et des arméniens pour restaurer un lieu historique : les fontaines du village où vivait sa grand-mère avant le génocide.

<Vous trouverez ici ce très beau documentaire de France 24>

« Les restes de l’épée » est aussi un livre publié en 2012 et écrit par Laurence Ritter et Max Sivaslian.

Le chemin de la reconnaissance des évènements par les turcs sera encore long, mais il est largement entamé notamment par la société civile.

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Vendredi 24 avril 2015

« For those who aren’t aware, there was a genocide that did take place against the Armenian people. »
« Pour ceux qui ne sont pas au courant, il y a eu un Génocide qui s’est déroulé contre le peuple arménien. »
Sénateur Barack Obama en 2007

Les arméniens du Monde commémorent le génocide de leur peuple ce 24 avril, car le 24 avril 1915 le ministre de l’intérieur Talaat Pacha du gouvernement Jeunes-Turcs donne l’ordre de l’arrestation des intellectuels arméniens. L’opération débute à 20 heures à Constantinople. Dans la nuit du 24 au 25 avril 1915, 235 à 270 intellectuels arméniens sont alors arrêtés, en particulier des ecclésiastiques, des médecins, des éditeurs, des journalistes, des avocats, des enseignants, des artistes et des hommes politiques dont des députés au parlement ottoman.

Le mot du jour est un propos qu’a tenu le Sénateur Barack Obama en 2007, le Sénateur pas le Président. Car bien qu’il s’y soit engagé lors de sa campagne présidentielle, Barack Obama n’a pas fait reconnaître le génocide par les Etats Unis. Il est allé en visite officielle en Turquie, sans dire un mot de ce sujet.

Lors d’un rendez-vous hebdomadaire du « Breakfast briefing » organisé par les Sénateurs de l’Illinois, l’Armenian National Committee of America (Comité de Défense de la Cause Arménienne aux Etats-Unis) est intervenu pour interroger le Sénateur Barack Obama, sur la question du Génocide Arménien. Une intervenante a demandé s’il allait s’engager à défendre la résolution reconnaissant le Génocide Arménien (S. Res. 106). A cette question le Sénateur Obama a répondu :

« Pour ceux qui ne sont pas au courant, il y a eu un Génocide qui s’est déroulé contre le peuple arménien. C’est l’une de ces situations où l’on a vu un déni constant d’une part du gouvernement turc ainsi que d’autres, c’est ce qui a eu lieu. C’est devenu un sujet diplomatique douloureux… ».

La vidéo est là : <Obama parle du génocide arménien>

Mais les Etats-Unis ne veulent pas fâcher la Turquie et restent donc très prudent.

Nous restons dans le déni, le négationnisme du génocide par la Turquie.

Mais pourquoi ?

Ces massacres ont été perpétrés par le gouvernement jeune-turc qui a été renversé par Mustapha Kemal. La Turquie Kémaliste pourrait donc reconnaître ce crime commis par d’autres. Les allemands parlent du crime des nazis et non du crime des allemands. Les turcs pourraient tenter cette même dissociation entre les jeunes turcs et la Turquie d’aujourd’hui.

Remarquons qu’en ce moment ce n’est plus le parti créé par Atatürk qui est au pouvoir mais le parti religieux d’Erdogan qui a pris le pouvoir contre le parti des Kemalistes.

Mais rien n’y fait, sur ce plan il y a continuité, la Turquie continue à nier, parlant de massacre, d’initiatives individuelles. L’objectif dans cette thèse n’était pas l’élimination du peuple arménien, mais simplement son éloignement des zones de combat qui se trouvaient en territoire arménien, parce que des arméniens auraient trahi l’empire Ottoman et se seraient alliés aux Russes. La déportation était donc un acte de sécurité nationale.

Cette thèse est balayée par des ordres qui ont été écrits par des membres du gouvernement, démentie par des témoignages notamment d’allemands alliés des ottomans rapportant des propos de leurs interlocuteurs. En outre, la trahison des arméniens en 1915 est aussi un mensonge

Les jeunes turcs comme plus tard les kémalistes étaient des nationalistes turcs. Ils voulaient d’abord à l’intérieur de l’empire ottoman puis, après son effondrement dans l’Etat turc, créer une nation turque pure et nettoyée des peuples chrétiens de l’empire qui ne rentraient pas dans ce projet. Car si on parle du génocide arménien, il y eut d’autres massacres de chrétiens à cette période à l’intérieur de l’empire ottoman, notamment les chrétiens syriaques. L’empire ottoman comptait 20% de chrétiens, aujourd’hui selon wikipedia il y a 0,4 % de chrétiens dans l’Etat turc.

Les kurdes n’étaient pas non plus turcs, mais ils étaient musulmans et ont beaucoup participé aux massacres des arméniens. Par la suite Atatürk a voulu en faire des turcs cela n’a pas fonctionné. Aujourd’hui encore les kurdes de Turquie sont en lutte contre l’Etat.

Un Etat nation turc, voilà ce qu’Atatürk et les jeunes turcs partageaient.

Le traité de Sèvres du 10 août 1920 qui met fin à l’empire Ottoman, évoque les massacres arméniens et des réparations.

Mais si l’empire Ottoman a perdu la guerre, la Turquie de Mustapha Kemal va la gagner contre les grecs et les alliés fatigués laisseront faire. Atatürk ne reconnaîtra jamais le traité de Sèvres et obtiendra le Traité de Lausanne en 1923, beaucoup plus avantageux. Dans ce traité il n’est plus question des arméniens et de leur massacre.

Quand des arméniens survivants voudront revenir en Anatolie où ils vivaient depuis des siècles, la Turquie Kémaliste refusera de leur délivrer un passeport turc : ils ne font pas partie de la nation turque et l’Etat nation choisit qui sont ses ressortissants.

Si Atatürk n’a pas été à l’origine du génocide, celui-ci a bien aidé ses objectifs nationalistes. Reconnaître le génocide serait aussi mettre en cause la structure même de l’Etat nation turc, sans parler des réparations que cela pourrait entrainer et l’abandon d’une fiction car il y avait d’autres peuples en Anatolie que le peuple turc.

Je suis beaucoup plus savant sur ce sujet depuis que j’ai écouté les 4 émissions de la Fabrique de l’Histoire de France Culture consacré à ce fait historique

Il y a aussi ce site remarquable consacré entièrement à ce sujet : http://www.imprescriptible.fr/

Hier soir, jeudi 23 avril, l’Allemagne alliée de l’empire Ottoman, par la voix de son président Joachim Gauck, a reconnu  pour la première fois le «génocide» arménien, soulignant la «coresponsabilité» allemande dans ce crime. Il ne reste plus qu’au principal responsable de faire la même chose.

Devant cette horreur, cette fracture de notre humanité, il reste une bonne nouvelle : le génocide a échoué : le peuple arménien, la culture arménienne ont survécu et ont essaimé dans le monde.

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Mercredi 8 avril 2015

Mercredi 8 avril 2015
«Ils sont tombés pour entrer dans la nuit éternelle des temps, au bout de leur courage
La mort les a frappés sans demander leur âge puisqu’ils étaient fautifs d’être enfants d’Arménie.»
Charles Aznavour
Il y a 100 ans commençait un des évènements du XXème siècle qui ont montré que la civilisation n’était qu’un vernis qui pouvait sauter  en quelques instants pour dévoiler les abimes monstrueux que notre humanité cachait.
Les arméniens commémorent le génocide arménien le 24 avril. Parce que le 24 avril 2015 correspond à l’arrestation de 300 intellectuels et notables arméniens à Constantinople et a été suivi par tout le mécanisme génocidaire.
Mais le 8 avril 1915, il y a 100 ans, jour pour jour, à Zeitoun, ville de Cilicie au Nord l’Alep, les exactions commençaient : <Massacres à Zeïtoun>
Quelques semaines auparavant les russes venaient de battre les troupes turques.
Le gouvernement “jeune turc” a alors accusé les arméniens chrétiens d’avoir trahi l’empire ottoman. D’autres raisons plus obscures existaient aussi.
Le génocide fut d’abord une déportation des arméniens vers des régions hostiles.
Mais ces déportations qui déjà, en eux-mêmes, entrainaient ce peuple désarmé vers la mort, se sont accompagnés d’horreurs sans nom.
Comme dans tout génocide, les acteurs de ce crime ont d’abord regardé le peuple victime comme des sous hommes à qui on pouvait tout infliger.
Les turcs ont beaucoup délégué d’atrocités à des supplétifs issus d’un autre peuple de l’empire : les Kurdes.
«Aghet» est un mot arménien qui signifie catastrophe.
Mais pour mettre des mots sur cette faille de l’humanité, il faut comme souvent en appeler au poète et à l’artiste.
Ici Charles Aznavour, enfant de ce peuple :
Ils sont tombés…
«Ils sont tombés, sans trop savoir pourquoi
Hommes, femmes, et enfants qui ne voulaient que vivre
Avec des gestes lourds comme des hommes ivres
Mutilés, massacrés, les yeux ouverts d’effroi.
Ils sont tombés en invoquant leur Dieu
Au seuil de leur église ou au pas de leur porte
En troupeau de désert, titubant, en cohorte
Terrassés par la soif, la faim, le fer, le feu.
Nul n’éleva la voix dans un monde euphorique
Tandis que croupissait un peuple dans son sang
L’Europe découvrait le jazz et sa musique
Les plaintes des trompettes couvraient les cris d’enfants.
Ils sont tombés pudiquement, sans bruit,
Par milliers, par millions, sans que le monde bouge,
Devenant un instant, minuscules fleurs rouges
Recouverts par un vent de sable et puis d’oubli.
Ils sont tombés, les yeux pleins de soleil,
Comme un oiseau qu’en vol une balle fracasse
Pour mourir n’importe où et sans laisser de traces,
Ignorés, oubliés dans leur dernier sommeil.
Ils sont tombés en croyant, ingénus,
Que leurs enfants pourraient continuer leur enfance,
Qu’un jour ils fouleraient des terres d’espérance
Dans des pays ouverts d’hommes aux mains tendues.
Moi je suis de ce peuple qui dort sans sépulture
Qui choisit de mourir sans abdiquer sa foi,
Qui n’a jamais baissé la tête sous l’injure,
Qui survit malgré tout et qui ne se plaint pas.
Ils sont tombés pour entrer dans la nuit
Eternelle des temps, au bout de leur courage
La mort les a frappés sans demander leur âge
Puisqu’ils étaient fautifs d’être enfants d’Arménie.»