Mercredi 8 avril 2020

« La crise du coronavirus signale l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme numérique »
Daniel Cohen

Parmi les économistes que j’aime lire et auquel j’aime me référer, Daniel Cohen occupe une place de premier plan, surtout depuis la mort tragique de Bernard Maris.

J’ai donc lu avec beaucoup d’intérêt l'<Article> du Monde du 02 avril 2020 qui lui donne la parole sur l’analyse de la crise pandémique actuelle.

Une de ses premières réflexions est le constat de la centralité de la Chine dans la mondialisation d’aujourd’hui. Enormément d’éléments de la chaîne de valeur qui se trouvent dans les objets que nous utilisons et consommons viennent de Chine, mais aussi les principes actifs des médicaments, les masques dont nous avons besoin viennent de Chine.

Et, ironie du sort le virus qui nous perturbe vient aussi de Chine.

« Ce « virus chinois », comme l’appelle le président américain Donald Trump, a permis de mesurer l’extraordinaire dépendance où se trouvent un très grand nombre de secteurs industriels à l’égard de la Chine.

La pandémie pourrait bien clore à cet égard un cycle économique qui a commencé avec les réformes de Deng Xiaoping en Chine au début des années 1980 et la chute du mur de Berlin, en 1989. L’onde de choc de cette mondialisation s’épuise. La guerre commerciale lancée par Donald Trump a d’ailleurs convaincu les Chinois eux-mêmes qu’ils devaient réduire leur dépendance à l’égard des Etats-Unis. »

Il rappelle aussi que cette crise n’est pas une crise financière mais une crise de l’économie réelle. Et en premier c’est une crise de l’offre, la machine de production s’est arrêtée, en raison du confinement, cette méthode ancienne pour lutter contre les épidémies. Si cet arrêt de la production conduit à de nombreuses faillites, il y aura un chômage de masse qui aura alors un impact majeur sur la demande.

Mais dans un premier temps il s’agit d’une crise de l’économie réelle et d’une crise de l’offre. Pour mesurer l’ampleur du problème il faudra connaître la durée de l’arrêt donc du confinement.

« La crise économique actuelle est en réalité profondément différente de celles de 2008 ou de 1929. Elle est d’emblée une crise de l’économie réelle. L’enjeu n’est pas, comme hier, de chercher à la soutenir par des mesures d’offre ou de demande. Ce qu’on attend de l’Etat est, paradoxalement, qu’il veille à ce que bon nombre d’entreprises ferment leurs portes. Du fait des mesures de confinement, il faut que le produit intérieur brut (PIB) baisse ! Le rôle majeur des politiques publiques, à ce stade, n’est pas de relancer l’économie, mais de s’assurer qu’elle reste dans un état d’hibernation satisfaisant, qui lui permette de repartir rapidement ensuite. Ce ne sont pas des mesures d’ordre macroéconomique qu’on lui demande, mais des mesures microéconomiques.

Il ne s’agit pas non plus de mesures de soutien à la demande – elles ne seront nécessaires que quand la pandémie sera terminée, car que peuvent acheter des consommateurs confinés à des entreprises à l’arrêt ? Des mesures d’offre sont nécessaires, mais dans les secteurs-clés dans la résolution de la crise sanitaire, qu’il s’agisse du fonctionnement des hôpitaux et de la médecine de ville, des entreprises produisant masques, tests, appareils respiratoires…

Pour le reste de l’économie, on attend surtout de l’Etat des mesures de soutien à chaque entreprise, à chaque individu en perte d’activité. Ce n’est pas du crédit qu’il faut distribuer, mais du soutien budgétaire direct qui soulage la trésorerie des entreprises, le revenu des ménages. A cet égard, le principe est simple, le déficit doit être tout simplement égal à la perte d’activité due à la pandémie. Si l’on suit les statistiques produites par l’Insee, chaque mois de confinement pourrait coûter 3 points de croissance sur l’année. C’est aussi idéalement le chiffre du déficit public pour accompagner la crise. Si la crise dure deux mois, ce serait le double… »

Harari avait expliqué que le risque était fort que nous acceptions une société de surveillance, pour améliorer notre santé. Le gouvernement envisage, comme l’on fait les pays d’Asie de suivre les citoyens pour mesurer les déplacements des citoyens afin de pouvoir d’une part analyser la diffusion du virus et d’autre part vérifier le respect du confinement. Pourrons-nous dire non, si la santé d’un grand nombre en dépend ?

Daniel Cohen nous indique une autre raison de passer dans une société de surveillance, celle de pouvoir affecter au mieux les aides financières dont l’économie aura besoin pour ne pas s’effondrer. La même question se posera, sera-t-il raisonnable de refuser cette évolution ?

« Un Etat moderne, un Etat du XXIe siècle, devrait avoir la capacité de faire du sur-mesure, de la microéconomie « chirurgicale », en ciblant les aides entreprise par entreprise, individu par individu. Nous avons maintenant les outils pour cela, comme le prélèvement à la source, les déclarations de TVA et de charges sociales des entreprises, qui permettent de flécher les aides vers ceux qui subissent la crise le plus violemment.

La contrepartie de cette possibilité est, bien sûr, le risque d’une surveillance généralisée, car nous allons nous apercevoir que l’Etat a acquis les mêmes capacités de communiquer – et de surveiller – tout le corps social, à l’égal des GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon]. »

C’est une question abyssale, je ne sais pas quelle est la bonne réponse.

Quand le journaliste, Antoine Reverchon, lui pose la question : « Cette crise signale-t-elle la fin du capitalisme néolibéral mondialisé ? », il répond :

« C’est certainement la fin, ou le début du recul du capitalisme mondialisé tel qu’on l’a connu depuis quarante ans, c’est-à-dire à la recherche incessante de bas coûts en produisant toujours plus loin.

Mais elle signale aussi l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme numérique

Pour en saisir la portée et les menaces nouvelles que recèle ce capitalisme numérique, il faut revenir en arrière, au temps où l’on pensait que la désindustrialisation allait conduire, dans les pays développés, à une société de services. L’idée, théorisée notamment par l’économiste français Jean Fourastié [1907-1990], était que les humains travailleraient non plus la terre ou la matière, mais l’humain lui-même : prendre soin, éduquer, former, distraire autrui, serait le cœur d’une économie enfin humanisée.

Ce rêve postindustriel était libérateur, épanouissant… Mais comme le souligne Fourastié, il n’était plus synonyme de croissance

Si la valeur du bien est le temps que je passe à m’occuper d’autrui, cela veut dire aussi que l’économie ne peut plus croître, sauf à accroître indéfiniment le temps de travail.

Le capitalisme a trouvé une parade à ce « problème », celle de la numérisation à outrance.

Si l’être que je suis peut être transformé en un ensemble d’informations, de données qui peuvent être gérées à distance plutôt qu’en face-à-face, alors je peux être soigné, éduqué, diverti sans avoir besoin de sortir de chez moi…

Je vois des films sur Netflix plutôt que d’aller en salle, je suis soigné sans aller à l’hôpital…

La numérisation de tout ce qui peut l’être est le moyen pour le capitalisme du XXIe siècle d’obtenir de nouvelles baisses de coût…

Le confinement général dont nous faisons l’objet à présent utilise massivement ces techniques : le télétravail, l’enseignement à distance, la télémédecine…

Cette crise sanitaire apparaîtra peut-être, rétrospectivement, comme un moment d’accélération de cette virtualisation du monde. Comme le point d’inflexion du passage du capitalisme industriel au capitalisme numérique, et de son corollaire, l’effondrement des promesses humanistes de la société postindustrielle. »

Cette partie de l’article m’interpelle encore plus.

Les sociétés numériques comme NETFLIX et AMAZON vont sortir renforcés et plus riches de cette crise sanitaire.

Beaucoup vont voir dans le recours au télétravail massif une solution commode pour éviter que les salariés perdent du temps dans les transports et économiser aussi des surfaces de bureau dans des métropoles où le foncier et de plus en plus cher. Ce recours massif conduit à un risque de déshumanisation du travail.

Un article de l’OBS pose cette problématique : « Le télétravail est nécessaire, mais attention : il implique une déshumanisation »

L’OBS explique ainsi que

«  On peut imaginer l’approfondissement d’au moins deux tendances actuelles du capitalisme.
La première est l’accroissement de l’auto-discipline : avec le télétravail, le contrôle n’est pas exercé directement par un chef qui surveille mais par soi-même, par intériorisation des normes, des objectifs, des résultats, par responsabilité individuelle. Des travaux ont montré que cette évolution n’était pas sans lien avec l’augmentation des malaises professionnels, voire des burn-out.

La seconde est l’accroissement de « la production bureaucratique de l’indifférence sociale », c’est-à-dire de la création de la distance dans le vécu quotidien : ne plus être en contact direct avec des patients, des clients, des étudiants, des usagers de service public… c’est aussi s’éloigner, voire développer un certain détachement par rapport à ceux auxquels on s’adresse. Sans compter que, comme toute technique, la numérisation n’empêche pas les inégalités mais en transforme les lieux de son expression : désormais les inégalités d’accès à Internet ou de maîtrise des outils techniques sont devenues fondamentales.

Tout ceci n’est pas de la science-fiction : cela ne fait que deux jours que nous sommes en confinement, et j’ai déjà reçu un email de ma banque qui vante les mérites des contacts à distance et des appli mobiles. Pour beaucoup d’entreprises, cette crise peut être une opportunité pour dématérialiser davantage, remplacer des vendeurs par des plateformes téléphoniques, etc. Il ne faut pas oublier que le télétravail est une forme de déshumanisation. J’ai une nièce qui a dû subir une opération dont les conséquences auraient pu être graves. Quand elle s’est présentée à la clinique le jour dit, la première personne qu’elle a rencontrée, c’était au troisième étage. Toutes les étapes précédentes, dont l’« accueil » (sic), étaient automatisées, donc gérées ou élaborées à distance par le télétravail. Est-ce le monde dont nous voulons ? »

Et aussi l’éducation nationale pourrait avoir une évolution fâcheuse. Utiliser mieux et de manière plus intelligente les outils numériques ne peut être qu’approuver. Mais n’existe-t’il pas la tentation d’imaginer les économies budgétaires qu’on pourrait obtenir en utilisant massivement les cours en lignes qui permettrait de se passer d’un certain nombre de salles de classe et aussi d’un certain nombre de professeurs, puisqu’il faut un professeur devant une classe de 25 à 40 élèves, alors qu’un cours en ligne pourrait s’adresser à un nombre plus considérable d’élèves. Cette évolution porte en germe une accentuation encore des inégalités.

Cette crise risque ainsi d’amplifier et d’accélérer des évolutions dont nous pourrions craindre qu’ils n’aillent pas dans le sens souhaité par Bruno Latour ou Gaël Giraud.

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Une réflexion au sujet de « Mercredi 8 avril 2020 »

  • 8 avril 2020 à 9 h 51 min
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    Ce qui est sûr est que les nouveaux outils sont de plus en plus présents et qu’on les subit plus qu’on les exploite. Il y a des règles à réinventer pour pouvoir en tirer vraiment tous les bénéfices qu’on ne peut pas nier

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