Lundi 6 avril 2020

« La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant. »
Bruno Latour

Wikipedia nous informe que Bruno Latour est classé parmi les chercheurs les plus cités en sciences humaines et jouit d’une très forte notoriété dans le monde académique anglophone, où il est parfois décrit comme « le plus célèbre et le plus incompris des philosophes français.

Il est sociologue, anthropologue et philosophe des sciences. Il est né le 22 juin 1947 à Beaune.

Ces derniers travaux sont surtout tournés vers la crise écologique et la transition économique pour y faire face.

Le mot du jour du 8 février 2019 était consacré à son livre « Où atterrir ? » paru en 2017 dans lequel il exprimait ce constat selon lui évident : notre modèle de développement économique mondial ne dispose pas d’une planète lui permettant de continuer à se déployer. La terre, en effet, n’est pas cette planète, il faut donc atterrir, arrêter la course.

Pour ce faire, il demande à chacun de réfléchir à ses besoins essentiels, à ses interactions avec les autres afin de pouvoir construire le modèle de développement que la terre puisse accueillir.

Dans ce sens, il développe l’idée de cahiers de doléances comme ce qui s’était passé en France avant la révolution de 1789.

Un article du monde de janvier 2019 parle de ce projet : « Faisons revivre les cahiers de doléances » et une partie de son site est consacrée à ce thème <Atelier Nouveaux Cahiers de Doléance>

Devant la crise qui nous secoue et les réflexions qui doivent nous guider dans l’après, il a écrit un article sur le site AOC Média :

<Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise>

Il fut aussi l’invité de France Inter du vendredi 3 avril 2020 :<Si on ne profite pas de cette situation incroyable pour changer, c’est gâcher une crise>

C’est par l’émission de France Inter que j’ai appris que parmi les nombreuses études qu’avaient réalisé Bruno Latour, il s’était aussi intéressé aux microbes et aux épidémies.

En 1984, il a écrit notamment : « Pasteur: Guerre et Paix des microbes »

Et c’est ainsi qu’il répond à Nicolas Demorand qui évoque la surprise devant cette pandémie :

« Ce n’est pas une situation surprenante pour ceux qui ont travaillé sur l’histoire de la médecine, quand on laisse les microbes faire leur petit travail de mondialisation […] Chaque pays donne, à cause de son système de santé et sa préparation, une virulence à ce virus. La virulence varie considérablement. […] La nouveauté, c’est la capacité qu’a le virus de profiter de la globalisation. Imposer un régime de viralité à M. Trump et M. Macron en quelques semaines c’est assez stupéfiant. »

Et rejoignant la position de Sophie Mainguy-Besmain « Nous ne sommes pas en guerre et n’avons pas à l’être » il rejette la rhétorique guerrière :

« Parler de guerre n’a aucun sens »

Il dit des choses aussi simple que nous devons vivre avec le virus, quand un très grand nombre aura été contaminé, donc aura assimilé le virus et rendu inoffensif, la crise sera surmonté.

Ce n’est pas combattre le virus dont il s’agit, on ne le détruit pas, on s’y adapte.

Et surtout ce qui parait important à Bruno Latour c’est de bien se rendre compte que l’épreuve que nous vivons nous la surmonterons, avec plus ou moins de dégâts économiques, mais nous la surmonterons.

Or il est une autre crise qui pour lui est plus grave et dont il n’est pas certain que nous la surmonterons :

« En décembre, on allait vers une autre catastrophe qui est la mutation écologique. Malgré la situation tragique que nous vivons, elle est moins tragique pour les gens qui s’intéressent à la mutation écologique »

Et il pose un premier constat qu’il trouve encourageant :

« On a un arrêt général brusque […] On disait qu’il était impossible de tout arrêter, on l’a fait en deux mois. On se rend compte que brusquement, on peut tout arrêter et que les États peuvent s’imposer. »

Et il ajoute :

« Si on ne profite pas de cette situation incroyable pour voir ce qu’on garde ou pas, c’est gâcher une crise, c’est un crime. »

Et c’est ainsi qu’il débutait aussi son article sur AOC MEDIA :

« Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant.

Il y a peut-être quelque chose d’inconvenant à se projeter dans l’après-crise alors que le personnel de santé est, comme on dit, « sur le front », que des millions de gens perdent leur emploi et que beaucoup de familles endeuillées ne peuvent même pas enterrer leurs morts. Et pourtant, c’est bien maintenant qu’il faut se battre pour que la reprise économique, une fois la crise passée, ne ramène pas le même ancien régime climatique contre lequel nous essayions jusqu’ici, assez vainement, de lutter.

En effet, la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de bonne chance de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde. Les deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très éclairant de les articuler l’une sur l’autre. En tout cas, ce serait dommage de ne pas se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.

La première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante : la preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger. À tous les arguments des écologiques sur l’infléchissement de nos modes de vie, on opposait toujours l’argument de la force irréversible du « train du progrès » que rien ne pouvait faire sortir de ses rails, « à cause », disait-on, « de la globalisation ». Or, c’est justement son caractère globalisé qui rend si fragile ce fameux développement, susceptible au contraire de freiner puis de s’arrêter d’un coup.

En effet, il n’y a pas que les multinationales ou les accords commerciaux ou internet ou les tour operators pour globaliser la planète : chaque entité de cette même planète possède une façon bien à elle d’accrocher ensemble les autres éléments qui composent, à un moment donné, le collectif. Cela est vrai du CO2 qui réchauffe l’atmosphère globale par sa diffusion dans l’air ; des oiseaux migrateurs qui transportent de nouvelles formes de grippe ; mais cela est vrai aussi, nous le réapprenons douloureusement, du coronavirus dont la capacité à relier « tous les humains » passe par le truchement apparemment inoffensif de nos divers crachotis. A globalisateur, globalisateur et demi : question de resocialiser des milliards d’humains, les microbes se posent un peu là ! »

Il cite l’exemple d’un fleuriste hollandais face à la crise de pandémie :

« Par exemple, l’autre jour, on présentait à la télévision un fleuriste hollandais, les larmes aux yeux, obligé de jeter des tonnes de tulipes prêtes à l’envoi qu’il ne pouvait plus expédier par avion dans le monde entier faute de client. On ne peut que le plaindre, bien sûr ; il est juste qu’il soit indemnisé. Mais ensuite la caméra reculait montrant que ses tulipes, il les fait pousser hors-sol sous lumière artificielle avant de les livrer aux avions cargo de Schiphol dans une pluie de kérosène ; de là, l’expression d’un doute : « Mais est-il bien utile de prolonger cette façon de produire et de vendre ce type de fleurs ? ».

Il en appelle donc à profiter de cette crise pour réfléchir à l’après, à l’indispensable, à l’utile dans le cadre de la contrainte écologique.

Je ne peux citer tout l’article mais les 6 questions avec lesquels il le finit et qui s’adresse à chacun de nous :

Un outil pour aider au discernement

Comme il est toujours bon de lier un argument à des exercices pratiques, proposons aux lecteurs d’essayer de répondre à ce petit inventaire. Il sera d’autant plus utile qu’il portera sur une expérience personnelle directement vécue. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer une opinion qui vous viendrait à l’esprit, mais de décrire une situation et peut-être de la prolonger par une petite enquête. C’est seulement par la suite, si vous vous donnez les moyens de combiner les réponses pour composer le paysage créé par la superposition des descriptions, que vous déboucherez sur une expression politique incarnée et concrète — mais pas avant.
Attention : ceci n’est pas un questionnaire, il ne s’agit pas d’un sondage. C’est une aide à l’auto-description*.
Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privés par la crise actuelle et qui vous donnent la sensation d’une atteinte à vos conditions essentielles de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous indiquer si vous aimeriez que celles-ci reprennent à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elles ne reprennent pas du tout. Répondez aux questions suivantes :

Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?

Question 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/ plus cohérente ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)

Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?

Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?

Question 5 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît positive ; b) comment elle rend plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez ; et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez défavorables ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 4.)

Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité ?

(Trouvez ensuite un moyen pour comparer votre description avec celles d’autres participants. La compilation puis la superposition des réponses devraient dessiner peu à peu un paysage composé de lignes de conflits, d’alliances, de controverses et d’oppositions.)

Je redonne le lien vers l’article : <Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise>

Pendant ce temps, Trump profite de la crise pour enlever encore davantage les contraintes écologiques qu’avaient pu imposer Obama.

Il est à craindre qu’à la sortie de cette crise, les nombreux chômeurs et les entreprise affaiblies ou moribondes seront prêts à relancer la machine économique par tous les moyens et même les moins écologiques.

Mais je crois que fondamentalement Bruno Latour a raison de nous interpeller car cette crise est aussi une opportunité pour nous pour réfléchir et évoluer.

Achetez-vous encore des roses alors que vous savez que celles que vous trouvez chez votre fleuriste assèchent des lacs au Kenya et créent des désastres écologiques ?

Réfléchissez-vous à votre manière de faire du tourisme ?

Beaucoup de solutions finalement dépendent aussi de nous, c’est ce que nous apprend Bruno Latour.

<Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise>

<1389>

Une réflexion au sujet de « Lundi 6 avril 2020 »

  • 6 avril 2020 à 9 h 59 min
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    On parle d’un futur déconfinement progressif de la population, je crains qu’on ne sorte aussi des excès engendrés par les modes de vie actuels que progressivement, lorsque dans un domaine particulier le coût des errements deviendra supérieur au maintien de la situation.
    Politiquement, les seules réponses qui marchent actuellement sont un repli sur soi alors que les enjeux sont globaux

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