Vendredi 28 février 2020

« Le pylône qui valait 5 millions de dollars »
Histoire racontée par Alexandre Laumonier

Après avoir parlé des riches autour de l’hebdomadaire « Le Un » et cette question : « Les riches sont-ils trop riches ?», je fais aujourd’hui un pas de côté.

Quoique je me demande s’il n’est pas encore question de riches ici…

Mon information était précise je savais que je trouverai le livre cherché à la bibliothèque de la Part-Dieu, dans la salle «Société» et sous la côte « ECO 350 ». Sur l’étagère, il y avait une vingtaine de livre, le plus fin était celui que je cherchais : « 4 » d’Alexandre Laumonier aux éditions Zones sensibles.

Disposant de ce livre, ce soir, je peux donc partager avec vous l’entame de cette enquête, ce thriller ou plus simplement une histoire d’aujourd’hui.

La scène se passe en Belgique en 2012 :

« À quelques mois de la retraite, le commissaire-priseur ne s’attendait sans doute pas à vivre les enchères les plus épiques de sa carrière.

En cette grise matinée du 19 décembre 2012, dans une pièce du tout nouveau bâtiment hébergeant le Bureau fédéral de la province de Flandre-Occidentale, à Bruges, le bien public 38025/838 sv, décrit comme un « Gewezen militair domein met communicatietoren (hoogte 243,5-m) en acht ankerpunten », d’une superficie de 1 hectare, 31 ares et 66 centiares, sis au 1, rue du Héron, à Houtem, dans la région des Moëres, était mis aux enchères par son propriétaire, le ministère de la Défense du Royaume de Belgique, au prix de 250 000 euros.

À 10 heures, et sans une seule microseconde de retard, onze personnes se regroupèrent autour d’une grande table rectangulaire. Le commissaire-priseur, son secrétaire et un représentant du ministère s’installèrent à l’une des extrémités de la table, tandis qu’en face d’eux trois groupes distincts prirent place, se regardant en chien de faïence : un Américain accompagné de deux avocats ; deux autres avocats travaillant pour un prestigieux cabinet belge mandaté par un acheteur potentiel ; et deux ingénieurs, qui restèrent silencieux tout au long de la matinée. Ils n’étaient pas venus pour acheter mais pour savoir qui allait l’emporter, information de première importance pour un certain nombre de personnes, notamment en France, au Canada, aux Pays-Bas et aux États-Unis.

Même si la présence d’un cabinet d’avocats haut de gamme était plutôt inhabituelle étant donné la vétusté de l’« ancien domaine militaire comprenant un pylône de communication de 243,5 mètres », dont le ministère souhaitait se débarrasser, la séance débuta sereinement. Le commissaire-priseur vérifia que les participants s’étaient bien acquittés des 1 000 euros de frais d’inscription, s’assura que tous avaient en leur possession les documents administratifs relatifs au domaine – y compris le relevé cadastral, sur lequel le domaine militaire apparaît en forme de croix –, puis il fixa le pas d’enchères à 5 000 euros et la vente démarra.

Ce qui ne devait être qu’une formalité se transforma en une longue matinée pendant laquelle le commissaire fut mis à rude épreuve. Au bout de vingt minutes seulement, la meilleure offre était déjà de 700 000 euros, ce qui réjouit le ministère de la Défense (il estimait secrètement faire une bonne affaire à partir de 400 000 euros) mais déstabilisa le commissaire-priseur. Il décida alors de monter le pas d’enchères à 10 000 euros pour accélérer la vente, puis la meilleure offre atteignit rapidement 1 million d’euros, puis 1,1 million d’euros, 1,2 million d’euros, 1,3 million d’euros, 1,4 million d’euros… À 2 millions, une heure plus tard, le commissaire-priseur, qui transpirait de plus en plus, réclama une pause et se réfugia dans les toilettes pour se ressaisir. L’histoire ne dit pas quelles pensées furent les siennes devant l’image de son visage sidéré que lui renvoya le miroir. « Du côté des vendeurs, personne n’arrivait à comprendre ce qui se passait », raconte un témoin, lui-même d’autant plus surpris par le montant des offres que, dans d’autres circonstances, il aurait pu lui-même enchérir.

Cette année-là, le Royaume de Belgique, en quête de liquidités, avait déjà revendu bon nombre d’installations démilitarisées pour un total de 12 millions d’euros. Parmi celles-ci : un vieux bunker cédé pour 350 euros à un paysan ravi de pouvoir le démolir car il se trouvait au milieu de son champ ; un ancien fort construit pour défendre la ville d’Anvers, racheté 287 000 euros par le riche pdg de Katoen Natie, une compagnie de logistique active dans les ports du monde entier ; un ancien hôpital militaire acheté 4 millions d’euros par la commune de Bruges pour être transformé en logements sociaux. À ces 12 millions s’ajouta, le 19 décembre 2012, le produit de la vente de l’« ancien domaine militaire comprenant un pylône de communication ». Au terme de plus de trois heures et demie de bataille acharnée, devant les représentants de l’État belge médusés, le bien 38025/838 SV fut finalement adjugé 5 millions d’euros, soit la meilleure affaire du ministère de la Défense pour l’année 2012.

Alors que les silencieux ingénieurs sortaient précipitamment de la salle du Bureau fédéral (le ticket de stationnement de leur voiture, malencontreusement garée devant un commissariat, était dépassé depuis longtemps), l’un des avocats au service de ceux qui remportèrent la mise fut approché par l’un de ses confrères qui, lui, représentait le camp vaincu. Le perdant tendit au gagnant sa carte de visite : « If we can arrange, here is my phone number. » Le 9 janvier 2013, le ministère rendit public l’acte de cession du domaine militaire sans toutefois divulguer le nom du nouveau propriétaire. « Information confidentielle », selon les services ministériels. »

Le livre raconte l’histoire de ce pylône construit par l’armée américaine dans le plat pays de Brel, l’Histoire de cette région appelé les Moëres et aussi de la raison pour laquelle une société qui ne voulait pas être connue, a mandaté une autre société et des avocats pour aller participer à cette mise en enchère et arracher la mise quelle qu’en soit le prix. Et puis beaucoup d’autres informations sur le métier de cette société basée à Chicago.

Alexandre Laumonier est belge, il a créé en 2011 une maison d’édition établie à Bruxelles, spécialisée dans les sciences humaines : <Zones Sensibles>

Il se présente dans cet article : « L’art de publier des essais »

Le livre « 4 » a non seulement été édité mais aussi écrit par cet étonnant personnage. Il avait été précédé par « 6/5 ». Un peu comme un compte à rebours

Mais quelle est la réponse à cette question ? Qui peut vouloir payer 5 000 000 d’euros pour un ancien pylône de communication construit par l’armée américaine dans les années 1960 et donné à l’armée belge qui ne savait qu’en faire. En réalité la page 28 du livre nous apprend que le coût de remise en service du pylône aura coûté 1,5 millions d’euros, ce qui porte le budget de l’opération à 6,5 millions d’euros.

Ce pylône avait été construit par l’armée américaine pour transmettre des informations militaires par des micro-ondes notamment vers l’Angleterre.

En 2008, l’armée américaine s’est débarrassée de cette infrastructure, couteuse à entretenir, parce qu’elle allait remplacer ces stations radio par un système de communication moins cher et d’une plus grande capacité. Les informations n’allaient plus transiter dans les airs mais sous terre, grâce à une technologie plus récente que les ondes radio : la fibre optique, qui offre deux fois plus de débit.

L’armée belge pensait qu’un acheteur allait démonter ce pylône et le débiter pour en récupérer le métal et les équipements.

Mais l’acheteur voulait garder l’équipement et utiliser les ondes radios : les micros ondes

Parce que s’il y a moins de débit que sur la fibre optique, c’est-à-dire le volume de  données qu’on peut transmettre, cette technologie permet de transmettre des informations plus rapidement

Le gain parait dérisoire.

<Cet article> qui présente le livre explique :

« Cette société gagna plus ou moins 10 microsecondes de temps de latence, soit 0,00001 seconde, soit cent fois moins de temps qu’il n’en faut à un être humain pour cligner de l’œil. La ”valeur” d’une seule microseconde était donc, en 2013, de 650.000 euros. »

Voilà où en est la société humaine aujourd’hui.

Mais avant de condamner, il faut comprendre pourquoi les hommes, dont nous faisons partie aspirent à cette vitesse. Mais cette réflexion attendra un autre mot du jour.

Pour revenir au prix exorbitant de ce pylône chargé de transmettre des ondes radios, il faut une carte que Google nous offre gratuitement.


Le pylône de Houtem, dans la région des Moëres est sur le trajet, en ligne direct, à peu près à mi-chemin entre Francfort-sur-le Main, la place financière de l’immense puissance économique Allemande et siège de la BCE et Londres, la city, la plus grande place financière du monde.

Gagner des micro-secondes lors du transfert d’informations entre Londres et Francfort a motivé la société de trading à haute fréquence de Chicago du nom de Jump Trading à débourser 5 000 000 d’euros et quelques frais annexes d’avocats et des intermédiaires pour ne pas apparaître dans la transaction.

Ma source qui m’a conduit à aller à la Bibliothèque de la Part-Dieu pour aller chercher ce livre qui contient encore bien d’autres informations est Xavier de la Porte que je n’avais pas cité depuis longtemps.

Il produit un podcast natif sur France Inter, ce qui signifie qu’il ne s’agit pas d’une émission que vous pouvez écouter à la radio.

Ce podcast s’appelle <Le code a changé>.

Pour présenter le livre et Alexandre Laumonier, il a fait cet aveu :

« C’est le genre d’histoire qui me passionne parce qu’elle montre que la technologie, c’est une affaire très matérielle. Une affaire de câble, d’ondes, de hauteur, de vitesse. Le genre d’histoire qui me passionne parce qu’elle raconte la folie des hommes, une folie qui est souvent très ancienne et que les technologies d’aujourd’hui ne font souvent que rendre plus évidente. »

Le livre « 4 » porte pour exergue cette phrase de Ludwig Wittgenstein. philosophe et mathématicien britannique d’origine autrichienne :

« Nous attendons à tort une explication alors qu’une description constitue la solution de la difficulté, pour peu que nous lui donnions sa juste place, que nous arrêtions à elle, sans chercher à la dépasser. C’est cela qui est difficile, s’arrêter. »

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Une réflexion au sujet de « Vendredi 28 février 2020 »

  • 28 février 2020 à 8 h 53 min
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    Pour un américain, le prix des choses est le potentiel de gains qu’on va pouvoir en retirer en l’exploitant, le prix en lui-même est secondaire.
    Difficile à comprendre pour un français qui n’a pas la même perception de la rationalité

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