Vendredi 25 octobre 2019

« 1920, l’occasion manquée par les Kurdes »
Jordi Tejel, dans la revue « l’Histoire »

Les kurdes sont un peuple sans État. On estime à 40 millions la population mondiale qui peut se revendiquer de ce peuple.

Les azéris qui comme les kurdes ont une langue d’origine iranienne, une culture spécifique, appartiennent au monde musulman et représentent une population mondiale d’environ 40 millions de personnes, ont un État : « l’Azerbaïdjan. » Il est à noter que moins de 9 millions d’Azéris habitent cet État alors que l’Iran compte 15 millions d’azéris.

On estime le nombre de juifs dans le monde à 15 millions, eux aussi ont un État : « Israël ».

On estime le nombre de palestiniens à 12 millions, eux n’ont pas d’État, mais en revendique également un.

Les arméniens ont aussi dans la douleur et pas sur une grande partie de leur territoire historique, obtenu un État : « L’Arménie ». On estime la population arménienne mondiale à environ 10 millions. Les kurdes et les arméniens occupaient d’ailleurs des régions communes dans l’Empire Ottoman et leurs relations furent compliquées.

Cette introduction est certes quantophrénique. Elle me semble cependant montrer, à l’évidence que le fait que les Kurdes ne disposent pas d’un État est anormal.

Dans la série consacrée à la guerre 14-18, le mot du jour du 20 novembre 2018 : « Du traité de Sèvres en 1920 au Traité de Lausanne en 1923» avait déjà abordé ce sujet.

Les arméniens, les kurdes étaient des peuples de l’Empire ottoman. Et l’Irak, la Syrie, le Liban, la Palestine, le futur territoire d’Israël étaient des régions de ce même empire.

L’empire ottoman, lors de la guerre 14-18, était dans le mauvais camp, celui des vaincus.

La défaite de l’empire ottoman est acquise par l’armistice de Moudros qui sera signée le 30 octobre 1918.

Mais l’armistice n’est pas la paix. La paix aurait dû être la conséquence du  traité de Sèvres, conclu le 10 août 1920 et qui sera signé par le sultan Mehmed VI.

Mais ce traité qui établissait un État arménien en Anatolie et un État kurde, n’a jamais été ratifié ni appliqué.

Le sultan Mehmed VI règne à Constantinople, mais à Ankara, un général Mustafa Kemal a pris la tête d’un gouvernement émanant d’une Grande assemblée nationale de Turquie créée le 23 avril 1920. Et Mustafa Kemal ne reconnait pas la validité de ce traité qui menace l’intégrité territoriale notamment de l’Anatolie qui est, dans sa conception, le cœur de la Turquie

Mustafal Kemal avec ses partisans va faire chuter le sultan et reprendre le combat notamment contre les grecs. Les Turcs se soulèvent en masse, s’enrôlent dans l’armée kémaliste et déclenchent la Guerre d’indépendance turque en mai 1919. Au bout de quatre années de conflit, les kémalistes sont victorieux et obtiennent la négociation d’un nouveau traité.

Ce traité sera le traité de Lausanne (24 juillet 1923).

Une carte publiée par la revue « L’Histoire » montre le projet du Traité de Sèvres et la réalité du Traité de Lausanne.

C’est par les armes et la guerre que Mustafa Kemal a privé les Kurdes de l’État qui aurait dû être le leur.

Mais la réalité est plus complexe, il n’y avait pas tous les kurdes d’un côté et les turcs de l’autre.

La revue l’Histoire avait consacré un dossier à ce sujet dans son numéro de novembre 2016 : <Les Kurdes : Mille ans d’un peuple sans État>

Et l’historien Jordi Tejel a écrit un article concernant précisément ce moment entre Traité de Sèvres et Traité de Lausanne : « 1920, l’occasion manquée »

Les kurdes trouvent commode d’accuser les européens de les avoir privés d’un Etat, c’est partiellement vrai mais les kurdes ont joué eux-mêmes une partition trouble.

« Si les élites nationalistes kurdes tendent encore aujourd’hui à faire porter l’entière responsabilité de cette occasion manquée sur les puissances européennes et leurs promesses non tenues, la réalité est bien plus complexe. La prise en considération de facteurs à la fois externes (intérêts divergents des Occidentaux, victoires militaires de Mustafa Kemal) et internes (divisions au sein des comités kurdes), ainsi que des trajectoires historiques antérieures (génocide arménien, scissions tribales et religieuses propres à la société kurde) permet de reconstituer ce moment historique unique. »

Dans cette région les Britanniques et les Français se sont partagés les provinces arabes lors du fameux accord Sykes-Picot, mais les provinces à majorité ou avec une forte présence kurde sont également concernées par ces accords. Cependant la création d’un État kurde sous influence britannique n’est pas écartée par les diplomates anglais. La France, malgré des réticences initiales finit par approuver la création d’un État kurde.

Mais il y a une grande différence entre la Syrie, l’Irak et les territoires kurdes :

« En 1918, tandis que les provinces arabes de l’empire sont occupées par les Alliés, la majeure partie du Kurdistan turc est encore sous la tutelle ottomane. Le mouvement kurde naissant se retrouve dépourvu de soutiens extérieurs, contrairement à la dynastie hachémite arabe par exemple qui peut, elle, s’appuyer sur les Britanniques ».

Et c’est ainsi qu’on apprend que les élites kurdes sont divisées en raison de la concomitance entre la création d’un État kurde et d’un Etat arménien. Il en existe qui compte sur la cause arménienne soutenu par les européens de l’Ouest pour obtenir parallèlement à la création d’un Etat arménien, un Etat Kurde. Mais d’autres préféreront qu’il n’y ait pas d’Etat Kurde plutôt que d’accepter un Etat Arménien à ses côtés. Ainsi, alors que la force qui les empêche de devenir un Etat est l’armée turque de Mustapha Kemal, ils s’allieront à lui pour contrer les arméniens :

« Lorsque les Alliés occupent Istanbul, le 12 novembre 1918, le Comité pour le relèvement du Kurdistan (KTC) entre en contact avec les Français et les Britanniques afin de défendre les aspirations de la « nation kurde ». Ses intentions ne sont toutefois pas forcément claires. La question de l’indépendance du Kurdistan suscite des débats houleux au sein de l’association. Les partisans de l’indépendance totale, réunis autour d’Emin Ali Bedir Khan, affrontent ceux qui, sous la houlette de Seyyid Abdulkadir, préconisent l’autonomie dans le cadre du nouvel État turc-ottoman. Ces derniers justifient leur position par les liens religieux des Kurdes avec les Turcs, garantis par l’institution du califat. Ils s’opposent violemment à la création d’un État arménien prévu par les négociations de paix à Paris.

Prenant tout le monde de court, le général Chérif Pacha, représentant du KTC, signe en 1919 un accord avec l’Arménien Boghos Noubar Pacha, prévoyant la création d’une Arménie et d’un Kurdistan indépendants. Alors que les délégations arménienne et kurde avaient présenté au préalable des revendications sur la totalité des provinces orientales de la Turquie actuelle, elles acceptent finalement l’une et l’autre un compromis sous la pression des Européens. En particulier, Chérif Pacha espère qu’en consentant des « pertes » territoriales au bénéfice des Arméniens les chancelleries occidentales arménophiles – telle la France – accepteront le principe de la création d’un État kurde.

Cet accord est confirmé par le traité de Sèvres du 10 août 1920, […]

Mais le traité de Sèvres ne sera pas appliqué. Entre-temps, bon nombre de tribus kurdes sunnites se sont ralliées aux forces rebelles turques menées par Mustafa Kemal au nom de la fraternité musulmane : elles refusent le traité de Sèvres, l’amputation du territoire et la création d’une entité arménienne. Les Kurdes participent massivement aux campagnes contre les troupes françaises et les milices arméniennes en Cilicie. »

Diviser c’est régner et le futur Atatürk va en profiter largement, surtout que les alliés franco-britanniques vont aussi diverger en raison de leurs intérêts coloniaux.

« Des divergences entre les Alliés d’une part et entre les Kurdes d’autre part, ainsi que les victoires des armées nationalistes d’Ankara sur le terrain ouvrent la porte à une renégociation du traité de Sèvres. A l’ouest, l’armée grecque est défaite par les Turcs. A l’est, les soulèvements des Kurdes alévis sont réprimés par les forces loyales à Mustafa Kemal en mars 1921, tandis que les troupes françaises en Cilicie subissent d’importants revers face aux soldats turcs et milices kurdes. Le retrait du territoire turc des troupes italiennes, grecques et françaises, entre 1920 et 1921, met la Grande-Bretagne dans une situation critique. Dès 1922, les Britanniques sont prêts à renégocier les termes de la paix avec le nouveau gouvernement de Mustafa Kemal. La délégation turque conclut en juillet 1923 avec les Alliés le traité de Lausanne, plus favorable à la nouvelle Turquie et rendant caduc celui de Sèvres. Dans le nouvel accord, aucune mention n’est faite d’un État kurde ou arménien. »

Il semble donc bien que l’ensemble de la population kurde de Turquie n’a pas lors de cette période cruciale entre 1920 et 1922 mis toutes les cartes de leur côté pour obtenir un État. La détestation des arméniens a joué un grand rôle. Et certains ne semblaient pas si désireux de se séparer des turcs.

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