Lundi 3 juin 2019

« Le moraliste espiègle s’en est allé … »
Michel Serres est décédé samedi 1er juin à 19 heures

Je n’imaginais pas lorsque je publiais le mot du jour, avant le long week-end de l’ascension, dans lequel je partageais l’émission de France Inter « Michel Serres – Questions Politiques du 26 mai 2019 », que lors du mot du jour suivant, il faudrait prendre congé de cet homme qui a été si inspirant et m’a donné tant de sources de réflexions.

Il est mort de vieillesse, je pense que c’est cela qu’il aurait dit

Dans notre société actuelle, on meurt de plus en plus vieux, mais selon ce que l’on dit on meurt du cancer, d’un infarctus ou de tout autre détail technique mais plus de vieillesse.

Dans ce qui sera donc sa dernière émission de radio, il était visible que si son esprit était toujours aussi pétillant et vivace, le corps était affaibli, malade.

<Le Parisien du 23 mars 2019> rapporte une visite de Michel Serres dans une maternelle dans laquelle il échangeait avec de tous jeunes enfants.

Un garçon lui posa la question :

« C’est quoi ton projet en ce moment ? »

« Peut-être que je vais disparaître dans quelque temps. Alors j’essaye d’écrire mon dernier livre », répondit le philosophe.

Une pluie d’hommages lui a été rendue ce week-end.

Sur twitter…

Rappelons cependant cette anecdote qu’il a racontée dans l’émission « Questions Politiques »

« Dernièrement j’ai fait des conférences, et j’ai parlé de bobards sur gazouillis et personne ne comprenait. Alors j’ai dit “pardon je parlais de fake news” sur Twitter”. Quand c’est en anglais, tout le monde comprend. Les classes dominantes, les grandes entreprises et les publicitaires ne parlent qu’anglais et c’est terrible. »

Donc sur Twitter, j’ai aimé Michel Field qui faisant référence à un de ces derniers livres qui voulait démontrer que « ce n’était pas mieux avant », a écrit :

« On est contraint de le contredire. Oui, Michel, c’était mieux avant. Quand tu étais là. »

Un autre a écrit :

« Nous vous avons tant aimé, Monsieur. Vous nous avez illuminés en nous faisant croire que nous étions intelligents. ».

Mais tout le monde n’était pas convaincu par le philosophe

Ainsi j’ai lu comme commentaire à l’émission « Questions Politiques du 26 mai 2019 » : « comme d’habitude Michel Serres parle, pour ne rien dire ».

Même dans <Cet article d’hommage> du Monde qui écrit de belles choses et reste globalement très positif, on lit cependant :

« Michel Serres est, pour les éditeurs, une valeur sûre, entretenue par les articles amicaux d’une pléiade d’anciens élèves. Du coup, le philosophe ne sait plus s’arrêter. C’est dommage car, pour rester un genre « noble », l’essai suppose une exigence de rigueur qui, ici, tend à se relâcher au fil des ans. Le Parasite, ces deux textes curieusement « girardiens » que sont Genèse et Rome (tous trois chez Grasset),
puis des ouvrages comme Les Cinq Sens, L’Hermaphrodite, Statues, Le Contrat naturel ou Le Tiers-Instruit (Grasset, Flammarion, François Bourin) ne peuvent pas ne pas décevoir – surtout ceux qui se souviennent des débuts du philosophe. »

Et puis <Dans un autre article d’hommage>, Le Figaro rapporte que deux intellectuels américains Sokal et Bricmont, dans les années 1990, critiquèrent « férocement » Michel Serres dans un livre «  Impostures intellectuelles »(Odile Jacob) dans lequel, ils contestent sa tendance à utiliser des concepts scientifiques hors de leur contexte.

Pour ma part, j’ai toujours été ébloui par ses fulgurances, son autre regard, sa capacité de porter un œil totalement neuf sur des sujets quelquefois inattendus.

Ainsi, je me souviens d’un jour où je l’ai entendu parler du vélo à la radio.

Il avait expliqué qu’on lui avait demandé d’écrire un article sur le vélo et la modernité du vélo.

D’abord sceptique, il a brusquement eu une idée ou disons une association d’idées.

Vous pourrez trouver cet article publié dans « Le Hors-série de Science et Vie, de mai-juin 2008 » <ICI>

Et voilà ce que donne ce plaidoyer de la bicyclette par le philosophe facétieux

« Le Cambrien – il y a 500 millions d’années – a vu émerger, chez les vivants monocellulaires mous, des parties dures, sortes de plaques de calcaire pluricellulaires. Des populations sont apparues, munies de toits dont la dureté mit à l’abri leurs parties douces : mollusques aux coques chantournées, armées d’insectes couverts de chitine, sauriens et reptiles émaillés d’écailles…

Des centaines de millions d’années après émergèrent des espèces douces dont l’anatomie inversa exactement la dureté précédente. Chair, poils, plumes, duvets,… toutes les parties souples sortirent lentement de ces coques cristallines ou de ces carapaces calcaires et devinrent parfois, à l’intérieur, os, cartilages et squelettes. Ainsi notre corps sut, à la longue, se faire doux dehors et dur dedans.

Mais avec nos mains, nous ne pouvons encore fabriquer que du dur dehors et du doux dedans, à l’image de ces véhicules d’acier qui nous entourent. Tout se passe comme si nous ne parvenions à modeler que des fossiles archaïques

Regardons passer wagons et locomotives, camions et automobiles, fonctionner grues et bétonnières, s’élever usines et fabriques… tous mous à l’intérieur et d’acier à l’extérieur. Nous voyons défiler – s’entrechoquer quelquefois mortellement – des millions de fossiles, revêtus de cuirasses comme des crustacés, mollusques, arthropodes, insectes et sauriens…

Nos automobiles ressemblent à la fois à des animaux conservés ou fossiles et à des armures de guerriers préhistoriques. Quand saurons-nous produire des techniques douces à l’image de nos corps ?

Le doux émergera tout naturellement de nous lorsque nos techniques s’ouvriront au monde au lieu de le combattre…

Une exception à cela. Nous avons su, une seule fois, fabriquer de nos mains une machine si souveraine qu’on la nomma, dès sa naissance, « la Petite Reine ».

Une machine qui, pour la première fois dans l’évolution comparée de la vie et des techniques, ne nous protège pas de sa cuirasse, mais mime au contraire l’intimité des os en laissant notre chair déborder vers le monde…

Bras sur le guidon, mains serrant les freins ou les poignées, cul sur selle, mes jambes se posent hors cadre. Mon corps entoure, surplombe, habille, environne ma bicyclette, ainsi devenue squelette interne de mon corps roulant.

Passant de l’ère primaire au quaternaire, réellement moderne, le vélo devance de millions d’années les autres véhicules, inimaginablement archaïques. »

Je trouve cette manière de décrire l’évolution absolument déroutante et pourtant pleine de sens.

Quand on se promène en ville, on voit bien que la voiture n’est pas le bon moyen de circuler. Elle pollue, elle fait du bruit. Et puis du point de vue de la bonne utilisation des ressources qui devrait être la préoccupation première de toute personne qui réfléchit un peu, je dis bien un peu : comment expliquer qu’il faut mettre en mouvement un engin de 1,5 tonnes pour transporter un humain de 75 kg. (Le SUV le plus vendu en France en 2017, le Peugeot 3008 pèse 1.480 kg) ?

L’écrire simplement montre l’aberration de la situation et de la solution mise en œuvre pour résoudre le problème de la mobilité humaine.

Donc oui ! Je trouve la manière avec laquelle Michel Serres compare la voiture et la bicyclette, particulièrement inspirante.

Le journal <Sud-Ouest> cite un auditeur qui écrit ce que j’ai souvent ressenti à l’écoute de Michel Serres :

« On se sent plus intelligent en vous écoutant »

Ce à quoi Michel Serres a répondu :

« C’est le but de ma vie. Ce n’est pas de rendre plus intelligents les gens, c’est de découvrir qu’ils sont intelligents, aider à découvrir l’activité délicieuse et joyeuse de l’exercice de l’intelligence. »

Lui qui écrivait :

« La seule autorité est celle qui grandit l’autre, qui l’«augmente ». Dans notre démocratie désormais horizontale si vous n’êtes pas investi de cette autorité, fondée sur la compétence, inutile de devenir député professeur Président voire parent »

Et aussi

«Ce qui m’intéresse, c’est l’accouchement du monde qui vient»

Alors bien sût celles et ceux qui attendent une grande explication unique et simpliste du monde en sont pour leur frais.

Dans le mot du jour du <Jeudi 16 mars 2017> il affirme que contrairement à l’allégorie de la caverne de Platon « Il n’y a pas qu’une vérité. Il y a des milliards de vérité»

Toutes ces réflexions qui autorisent le doute, le doute fécond.

Et puis il y a bien sûr les milliers de papas ronchons qui disent que c’était mieux avant et auxquels, il répond :

«Les lamentations prophétiques selon lesquelles nous allons perdre notre âme dans les laboratoires de biochimie ou devant les ordinateurs s’accordent sur cette haute note: que nous fûmes heureux dans notre petite cabane! Quel bonheur: nous ne pouvions guérir les maladies infectieuses et les années de grand vent, la famine tuait nos enfants ; nous ne parlions point aux étrangers de l’autre côté du ruisseau et n’apprenions pas de sciences difficiles (…) jamais la conscience de nos moyens ne s’accompagna d’un tel concert de regret de la part de ceux qui ne travaillèrent jamais sur ces moyens».

C’était mieux avant (Pommier, 2017).

Il n’assénait pas la vérité mais nous permettait de réfléchir.

Il ne prétendait pas posséder la vérité. Il a dit à plusieurs reprises dans l’émission « Questions Politiques »

« Je suis trop jeune et trop ignorant … »,

Et il commençait souvent ses cours avec cette invite :

« Mesdemoiselles, Messieurs, écoutez bien, car ce que vous allez entendre va changer votre vie… »

Il fut aussi l’invité de l’émission la Grande Librairie <du 28 février 2019> bouleversant.

Il fut aussi interviewé en 2019 par Léa Salamé pour évoquer sa vision de « l’art d’être Français ».

Et sur Arte, l’émission « 28 Minutes samedi » du <18/05/2019>

<1245>

Une réflexion au sujet de « Lundi 3 juin 2019 »

  • 3 juin 2019 à 20 h 48 min
    Permalink

    Edgar Morin a publié sur gazouillis : Michel Serres était un exemple rarissime de vraie culture, qui lie au lieu de dissocier culture scientifique et culture des humanités. La créativité de sa pensée associait raison et poésie. Il pensait son siècle, non d’une tour d’ivoire mais en le vivant intensément.

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