Mardi 5 février 2019

« Désobéir »
Frédéric Gros

Un matin je suis entré dans mon bureau professionnel et j’ai trouvé devant mon ordinateur un article du magazine « Elle » qui avait pour titre « Désobéir : comment l’insoumission peut nous rendre plus libre et heureux ».

Un esprit bienveillant avait semé une réflexion qui ne pouvait que féconder mon esprit.

Désobéir, dire « Non » c’est poser un acte qui souvent va avoir des conséquences.

En 1940, De Gaulle a dit « Non ». La France d’alors, c’est-à-dire le gouvernement nommé par le Maréchal Pétain qui lui-même avait été désigné par l’Assemblée démocratiquement élue par les Français et qui était donc légitime pour donner le pouvoir au vieux Maréchal, a condamné le général de Gaulle à mort. Mais le général a continué à dire «Non » et à organiser la France libre. Il a même tenté d’organiser la résistance et en tout cas il a contesté la légitimité du régime de Vichy. Aujourd’hui l’Histoire, la France et le Monde disent qu’il a eu raison de dire « Non ».

J’avais déjà consacré un mot du jour à ce sujet, c’était celui <du 28 mars 2013>, un des 100 premiers.

Je citais le philosophe Alain : « Penser, c’est dire non ». Il ajoutait :

«Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. »

Et je citais aussi sa conclusion :

« Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner.

Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence.
C’est par croire que les hommes sont esclaves.
Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit.
Qui croit ne sait même plus ce qu’il croit.
Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. »

L’article posé sur mon bureau faisait référence à un livre du philosophe Frédéric Gros : « Désobéir » qui venait d’être publié en septembre 2017.

La couverture du livre est rouge, le rouge de la colère, le rouge de la révolte.

Le mot « obéir » est écrit en blanc mais il est précédé par un préfixe « Dés » écrit en jaune, probablement une prémonition des « gilets jaunes »

Peu de temps après, toujours en référence à la sortie de ce livre j’ai pu entendre Frédéric Gros s’exprimer sur France Culture, dans l’émission « Matières à penser d’ Antoine Garapon » du 28/09/2017 : « C’est confortable d’obéir »

Antoine Garapon a présenté cet entretien par cette réflexion :

« [Frédéric gros s’interroge […] sur l’acte d’obéir, ou mieux, de surobéir, c’est-à-dire d’anticiper le désir du maître. Il trace la voie fragile – mais la seule qui puisse convenir à un homme démocratique – d’une obéissance à soi qui ne se confond pas avec le désir. »

Dans l’article de « Elle » que vous trouverez derrière ce <lien> il disait notamment :

« Le creusement abyssal des inégalités sociales et la dégradation précipitée de la nature, pour ne citer que deux exemples, ne provoquent pas de levée en masse. Seulement des mouvements de protestation très diffus. Qu’est-ce qui fait que l’on accepte l’inacceptable ? À quoi obéit-on ? C’est le point de départ de ma réflexion…

[…] Ce qui fait que l’on obéit, c’est d’abord la soumission. On a peur du coût de notre désobéissance, parce qu’elle peut avoir un effet en retour très fort, comme se faire bannir, humilier, rembarrer… Mais cela ne suffit pas. Il y a aussi une part secrète en nous, un peu maudite, qui est le désir, et même le plaisir d’obéir. Désobéir est plus complexe qu’il n’y paraît. »

Et il évoque justement cette tendance à «Sur-obéir »

«  Mais souvent on va au-delà de la contrainte objective on « sur-obéit ». Pour se faire bien voir, pour faire plaisir au chef, pour la reconnaissance de ses pairs… Il y a quelque chose du syndrome de l’enfant sage en chacun d’entre nous. « Sur-obéir » pour avoir une reconnaissance, c’est un leurre immense que l’on traîne depuis l’enfance. Personne ne vous en saura gré du moment que vous faites bien votre boulot. L’illusion qui consiste à exprimer une demande d’amour par l’obéissance est une tromperie qui accentue notre propre aliénation. »

Il parle aussi du soulagement à obéir :

« Sans doute qu’obéir à tout, se réfugier dans une continuité docile, nous soulage du vertige existentiel. Peut-être cette obéissance fait-elle écran à la responsabilité si troublante d’avoir à répondre de sa vie, de savoir pourquoi on la vit. Dans « La Désobéissance », Alberto Moravia raconte que la première désobéissance, c’est d’arrêter de faire comme si tout était normal et évident. Mais cela peut ouvrir sur des questionnements douloureux. On répète comme une vérité que nous sommes nés pour la liberté, qu’elle serait l’objet de notre désir le plus profond, mais la veut-on vraiment ? Au fond, elle nous terrorise. L’obéissance a ceci de confortable qu’on laisse les autres décider et penser à notre place »

Et il oppose à l’obéissance du clan, de la tribu au partage de l’incertitude possible en amitié :

«  Il y a une manière de faire société dans l’obéissance. C’est ce que j’appelle la condition tyrannique : se retrouver ensemble, réunis et soudés par l’obéissance au même chef, aux mêmes idées, aux mêmes injonctions. Mais la véritable amitié, c’est être prêt à partager avec quelqu’un ses incertitudes et ses inquiétudes par la parole, dans l’échange de nos petits bouts de vérité. Cet échange fait tomber le pouvoir dans ce qu’il a de plus tyrannique, c’est-à-dire l’adoration béate d’une seule vérité. »

Et il cite : La Boétie

« À force d’obéir, vous devenez les traîtres de vous-mêmes. […] Pour être libre, il suffit de le vouloir. ».

Pour parler de son livre, Frédéric Gros avait été aussi invité par « La Grande Librairie »

Vous pouvez lire aussi ce long article « des Inrocks » : « Les vertus de la désobéissance »

J’en picore encore quelques fulgurances :

« [Pour] La Boétie, le Discours sur la servitude volontaire « être libre, c’est d’abord s’émanciper du désir d’obéir, assécher en soi la passion de la docilité, cesser de travailler, soi-même depuis soi-même, à sa propre aliénation, faire taire en soi le petit discours intérieur qui légitime d’avance la puissance qui m’écrase »

Et aussi :

«  la figure d’Antigone, icône culturelle de la révolte, nous invite à la désobéissance fière, publique, insolente. Ne cédant jamais à elle-même et à la loi de la communauté contre l’Etat, elle sombre dans la désobéissance tragique. “Antigone, dans sa désobéissance, n’affirme pas un ordre contre un autre ; elle inquiète la possibilité même de l’ordre”.

De l’ironie sceptique à la provocation cynique, incarné par Diogène, il existe d’autres façons de s’opposer au conformisme de masse, celui des traditions, des conventions et des rites. Diogène est celui qui se refuse à céder à la grande tromperie : “appeler naturel ce qui n’est jamais que du normal ; et normal ce qui au fond n’est que du socialement respectable”.

[…]

De Socrate à Montaigne, de la désobéissance civile de Thoreau (auteur largement redécouvert depuis dix ans) à la vigilance critique de Kant et des Lumières, des penseurs nous disent que, jusqu’à un certain point, désobéir est responsable. “Etre responsable, c’est d’abord cela : sentir peser un fardeau sur mes épaules”, écrit Gros. Sans devoir se sentir responsable de tout, au risque de brûler au cœur d’une “incandescence éthique”, l’auteur nous invite à puiser en soi la force de désobéir à l’autre, qui n’est que le miroir d’une obéissance à soi-même. »

Il a aussi été l’invité de « L’heure bleue » de Laure Adler

Mais on comprend bien que désobéir, c’est une invitation à réfléchir, à philosopher, à penser.

Ce n’est pas dire « Non » à tout, c’est avoir le « Non » sélectif. C’est aussi savoir dire «Oui», mais un oui qui n’est pas de soumission, mais de réflexion.

Car l’addition des « Non » ne fait pas société, pour faire société il faut savoir se rassembler autour d’un certain nombre de « Oui ».

C’est le défi de notre société d’aujourd’hui.

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2 réflexions au sujet de « Mardi 5 février 2019 »

  • 5 février 2019 à 9 h 33 min
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    Je crois que la transgression est plus féconde que la désobéissance car elle sous-entend le projet de faire autre chose alors que la désobéissance n’est souvent qu’une simple révolte

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  • 5 février 2019 à 15 h 00 min
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    Le philosophe ALAIN a écrit « Penser, c’est dire non ». Mon ami Alain le philosophe a écrit “Désobéir, c’est une invitation à réfléchir, à philosopher, à penser.”
    J’aurai tendance à inverser ces propositions et je souscris beaucoup plus à l’idée que penser, philosopher et réfléchir peuvent amener à désobéir, acte d’un homme libre qui exerce alors sa vigilance critique. Je dis bien peuvent amener et non doivent amener à désobéir car ce serait alors ériger en postulat que celui qui dit non ou qui désobéit a forcément raison de le faire.

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