Mercredi 21 novembre 2018

« Images interdites de la grande guerre »
Expositions et livre montrant et évoquant des photos de la guerre 14-18 qui avaient été censurées à l’époque

La guerre 14-18 a été une grande productrice de propagande et déjà de fake news.

Le site Agora vox parle d’« une diffusion massive de leurres invraisemblables » :

« Plus [les armes] sont perfectionnées, moins elles causent de morts et de blessés ! (Le Temps, 4/8/1914). Celles de l’ennemi, en tout cas, ne sont pas dangereuses ; c’est de la camelotte ! (L’Intransigeant, 17/8/1914) : les obus (shrapnels) éclatent en pluie de fer inoffensive ! Les blessures par balles ne sont pas dangereuses ! »

Et il existait aussi la censure.

Aujourd’hui je voudrais vous parler de la censure de photos prise pendant la guerre.

Pendant la guerre 14-18 le Haut commandement français avait compris l’intérêt et l’impact sur les populations que pouvaient avoir des photos de guerre et aussi les dangers et risques que cela représentait.

La photo avait déjà des dizaines d’années d’existence.

Même s’il fallut de nombreuses inventions avant d’aboutir à la photographie, on commence souvent l’histoire de cette technique avec Joseph Nicéphore Niépce, inventeur de Chalon-sur-Saône, qui parvint à fixer des images sur des plaques (1826 ou 1827). Louis Daguerre poursuit les expériences et parvient à raccourcir le temps de pose à quelques dizaines de minutes (quand même !). Et la date conventionnelle de l’invention de la photographie est fixé au 7 janvier 1839, jour de la présentation par Arago à l’Académie des sciences de l’« invention » de Daguerre, le daguerréotype.

Et ce n’est pas la guerre 14-18 qui fut le premier conflit à être photographié. Lors du mot du jour du <Lundi 17/03/2014> consacrée à « La guerre de Crimée » que Napoléon III avait mené contre la Russie (1853-1856).j’avais évoqué des photos qui avaient été réalisées et dont certaines ont été publiées sur le site de l’Obs : <Des photographies de la guerre de Crimée en 1855>.

Mais revenons aux photos censurées de la première guerre mondiale.

Plusieurs expositions ont présenté ces photos, appelées images interdites..

  • En octobre 2014 à l’Université Paris 1 au Centre Panthéon Sorbonne
  • Plus récemment une exposition au premier semestre 2017 a eu lieu au Château de Vincennes.

Un livre est paru sur ces deux expositions. Vous voyez ci-dessus la photo qui orne le livre et était aussi celle qui se trouvait sur l’affiche des deux expositions évoquées. Elle représente un soldat au repos et ayant l’air désabusé.

Pour ma part j’ai pu l’emprunter à la Bibliothèque de la Part-Dieu à Lyon.

Ces photos qui n’ont pas été montrées pendant la guerre étaient pourtant l’œuvre d’une Unité de l’armée elle-même. Il n’était évidemment pas question d’embarquer des journalistes ou des photographes privés et de les laisser prendre les photos qui leur auraient paru pertinentes.

La section photographique de l’armée (SPA) est créée en 1915 pour fabriquer jusqu’en 1919 l’image officielle de la guerre en France.

Le livre prétend que la SPA est le premier organisme de production d’images officielles en Europe.

Ces expositions et ce livre présentent donc des vues qui n’ont jamais eu le droit de paraître. Censurées dès leur production, pour des raisons stratégiques, diplomatiques et aussi parce qu’elles auraient pu nuire à la crédibilité du discours du Haut commandement ou au moral de l’arrière, voire remettre en cause l’image négative de l’ennemi. Mais elles ont été inventoriées et conservées, comme toute administration et toute armée sait le faire.

Dans la préface au livre Annette Becker évoque l’écrivain Ernst Jünger qui en 1934 déclarait :

« La photo est une arme »

C’est donc une arme qui peut se retourner contre son auteur, sinon comment expliquer que l’Armée ait voulu censurer ses propres images.

Il existait une commission de censure spéciale qui était chargé de réaliser ce tri.

Il y a essentiellement deux types de raison :

  • Un premier groupe revêt un caractère stratégique
  • Le second rassemble des clichés pouvant avoir un effet négatif et contre-productif sur la propagande de la France aussi bien tournée vers l’intérieur que vers l’extérieur du territoire.

C’est l’Armée qui a fait les photos, les a répertoriées, classées et conservées. Ce ne pouvait donc être que l’armée qui organise ces expositions. C’est encore l’Armée qui affirme que sur un fonds de 90 000 clichés, il n’y a que 8% qui ont été censurés.

L’exposition commence donc par les photos censurées par stratégie et intérêts militaires. Ainsi des photos de postes d’observations ou de canons ne devaient pas être vues par l’ennemi. Cela ne présente à mes yeux pas grand intérêt.

Je suis beaucoup plus intéressé par le second groupe.

Il y a d’abord des photos de morts, de corps déchiquetés de mutilés qui ne sont pas compatibles avec les affirmations des journaux citées en début d’article.

Mais il y a d’autres photos qui me paraissent plus intéressantes à regarder avec nos yeux du XXIème siècle et 100 ans après ces terribles évènements.

J’en ai choisi trois.

1/ L’appel d’une classe d’âge en janvier 1916


Le commentaire du livre est celui-ci :

« Les hommes sur cette photographie, au visage particulièrement juvéniles, ont l’air préoccupés, soucieux […] On ne voit pas de franche résolution, d’envie de se battre ou plus simplement de sourires comme dans les représentations montrant la mobilisation et le départ des premiers combattants et abondamment diffusées. »

Et donne l’explication de la censure :

« [Cette] photo exprime ce que l’opinion ne doit pas voir, l’image de la résignation »

Ces jeunes ne croient pas aux sornettes que racontent les journaux et que les balles allemandes ne tuent pas. Ils ont tout simplement peur et à raison. Combien de ces jeunes gens vont mourir au front ou être mutilés, dans les deux années qui suivent la prise du cliché ?

2/ Le prisonnier allemand


Les soldats français sont fiers, ils ont attrapé un soldat ennemi. Le soldat allemand est assis et mange un morceau de pain.

Cette fois je trouve le commentaire particulièrement approprié et incisif :

« Les Français posent bravache devant l’objectif tous debout, grands souriants. […] L’Allemand lui, l’autre a l’air minable, tout petit, recroquevillé, tout juste bon à grignoter un morceau de pain. C’est sûr qu’ils n’ont rien à manger chez eux ces barbares. Il a peur, il ne comprend rien que va-t-on faire de lui ? Pourtant, la convention de Genève sera respectée, demain il partira pour un camp de prisonniers […]. Très loin des siens. Pour lui la guerre est finie, c’est lui qui devrait sourire. »

Mais pourquoi censurer une telle photo ?

Parce qu’il faut que l’ennemi soit monstrueux, assoiffé de sang, cruel.

Cet homme simple, un peu perdu ne peut pas être haï.

Au contraire, un élan d’empathie peut apparaître.

On construit l’ennemi, on le raconte, on le criminalise pour pouvoir le haïr.

Et alors la dernière photo que j’ai choisie dans ce livre est encore bien pire pour la censure de l’armée.
3/ Tombe faite par les allemands à un « héros français »


Dans un cimetière manifestement peu entretenu, avec en arrière-plan, un village relativement épargné par la guerre et les bombardements, cette tombe attire l’attention.

Il est écrit en allemand « Ein Französicher Held » « Un héros français »

Le commentaire en 2014 est :

« Cette inscription peut être émouvante, en ce qu’elle montre que même entre adversaires, on honore le courage de l’ennemi en lui offrant une sépulture… un geste rare. »

Il est bien évident qu’on ne peut montrer un tel geste chevaleresque de l’ennemi.

Aujourd’hui nous savons que parfois, les soldats des deux camps ont fraternisé.

J’ai évoqué ces moments dans le mot du jour du <21 décembre 2015>

Et j’avais utilisé comme exergue, cette phrase d’Albert Cohen :

«Frères humains et futurs cadavres, ayez pitié les uns des autres. »

<1151>

2 réflexions au sujet de « Mercredi 21 novembre 2018 »

  • 21 novembre 2018 à 10 h 17 min
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    Toutes les armées procèdent ainsi, pour elles l’enjeu est vital

    Répondre
    • 21 novembre 2018 à 20 h 27 min
      Permalink

      Certes tu as raison.
      Tout de même le savoir et comprendre que c’est une idéologie qui construit l’ennemi qu’il faut haïr me semble important.

      Répondre

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