Lundi 19 novembre 2018

«La commission King Crane»
Une commission d’enquête américaine au Moyen-Orient à la fin de la guerre 14-18 et après l’effondrement de l’empire Ottoman

Après avoir évoqué le démantèlement de l’Empire Austro Hongrois, il est normal de parler de celui de l’Empire Ottoman.

C’est encore plus compliqué et je vais le faire en deux articles, celui de demain étant consacré au noyau de l’empire ottoman qui est devenu la Turquie.

A ce stade, je n’ai pas encore donné le lien vers un site que vous connaissez peut-être et qui a été créé par la mission du centenaire : <http://www.centenaire.org/fr>

Sur ce site il existe une page : <1918, un monde en révolutions> qui renvoie vers une série d’émissions qui a été réalisée par France Inter et le journaliste Ali Baddou et surtout le remarquable historien Nicolas Offenstadt, spécialiste, entre autre, de la Grande Guerre. A ce titre, il est membre du comité scientifique des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale.

Point à souligner, il a participé à la rédaction d’un rapport sur la réintégration des fusillés de ce conflit dans la mémoire collective, qui a notamment conduit à créer des espaces consacrés aux 639 fusillés à l’hôtel des Invalides.

Un livre sur ce sujet a été publié <Nicolas Offenstadt : Les Fusillés de la Grande Guerre> et peut être acheté ou consulté. Il a d’ailleurs écrit d’autres ouvrages sur la Grande Guerre.

La série d’émissions dont je parle comptait 8 épisodes et a été diffusé en juillet août 2018. Il s’agit d’émissions absolument passionnantes qui éclairent ce qui s’est passé après 1918 et ce qui subsiste aujourd’hui de tous ces évènements, drames et massacres car il y eut encore des massacres après 1918.

Les titres des 8 émissions sont les suivants :

  • 1918 en Allemagne : Défaite, Révolutions et République
  • 1918 en Chine : Nationalisme et communisme
  • 1918. La Russie en révolutions : le pain et la paix
  • 1918 en Autriche et en Hongrie : la fin d’un monde
  • Des Slaves du Sud à la Yougoslavie : naissance d’un Etat
  • 1918 en Italie : de la guerre au Fascisme
  • 1918 en Syrie et en Palestine : après la chute de l’Empire Ottoman, le long héritage des mandats
  • 1918. Entre Russie et Turquie : la première République d’Arménie

Ces émissions sont bien sûr toujours écoutables en podcast : Le lien se trouve sur la page <1918, un monde en révolutions> déjà cité.

Tous ces sujets sont particulièrement intéressants et remarquablement traités.

Pour le mot du jour d’aujourd’hui, je me suis largement inspiré de l’avant dernière émission <1918 en Syrie et en Palestine : après la chute de l’Empire Ottoman, le long héritage des mandats>.

Je vais donc parler du moyen orient.

Et pour rester pédagogique, voici une carte de cette région en 1914 que le Monde Diplomatique avait publié dans un article en 1992.


Cette carte montre que l’Empire Ottoman a beaucoup reculé depuis 1800, puisqu’on voit sur la carte qu’elles étaient les limites un siècle avant (en vert).

On voit d’ailleurs qu’il y avait tout une partie de l’Europe, la Grèce et les Balkans qui étaient à cette époque-là sous la domination ottomane. La Grèce a été en grande partie ottomane, dès avant la prise de Constantinople en 1453, de même que les balkans. La guerre d’indépendance grecque s’acheva au début des années 1830. Pour les pays balkaniques ce fut plus tardif, mais ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui.

Concernant le Moyen-Orient, il y a encore deux choses à noter :

  • La très grande présence des britanniques à proximité de cette région : en Egypte, au Soudan et à ce qui aujourd’hui s’appelle le Yémen et Oman. Parallèlement la France est absente ou très loin, au Maghreb. Une petite exception depuis 1884, la France est à Djibouti dans la Corne de l’Afrique c’est-à-dire le côté africain du golfe d’Aden. Mais globalement, ce sont les britanniques qui sont là-bas et qui vont faire la guerre, notamment en se servant du nationalisme arabe pour affronter les troupes ottomanes. Et tous ceux qui ont vu le film « Lawrence d’Arabie » de David Lean qui est très proche de la réalité historique comprendront comment cela s’est passé.
  • Le Centre de l’Arabie, le Nedj avec pour capitale Ryad et pour famille régnante la famille des Séoud, ne se trouve pas dans l’empire Ottoman.

Je vais essayer de résumer :

1° Les anglais et notamment grâce à l’officier des services de renseignements militaires britanniques arabophiles Thomas Edward Lawrence vont se servir des arabes pour vaincre les Ottomans. C’est lui qui parvient à gagner la confiance du chérif de La Mecque d’Hussein ibn Ali de la dynastie hachémite et va combattre directement avec les troupes arabes sous le commandement de Fayçal ibn Hussein fils du Chérif de la Mecque. Les arabes souhaitaient se débarrasser des ottomans mais pour qu’is collaborent si étroitement avec les anglais il fallait que ces derniers leur fassent quelques promesses alléchantes. Ils ont donc promis qu’une fois la guerre gagnée, un immense Etat arabe sous la direction de la famille régnante à la Mecque verrait le jour. Il n’est pas certain que le gouvernement britannique n’ait jamais vraiment considéré que ce fût une solution qu’il fallait mettre en place, mais Lawrence d’Arabie y croyait et sa hiérarchie l’a laissé croire. Comme il était le principal interlocuteur des chefs arabes de la Mecque, il a su être particulièrement persuasif à leur égard.

2° Les anglais vont conclure, en mai 1916, avec les français, les accords secrets Sykes-Picot. J’ai développé longuement cet évènement lors du mot du jour du <12 mai 2016>
Dans ces accords, il n’est pas question d’offrir aux Arabes un grand Etat indépendant mais de se partager le moyen orient en zone d’influence. Ce qui sera fait via la procédure des mandats internationaux par lesquels la France exercera un protectorat sur le Liban et la Syrie et les britanniques sur tout le reste et notamment la Palestine, ce dernier point n’était pas prévu au début. La position privilégiée des britanniques évoquées ci-dessus va permettre qu’ils tirent un bien meilleur bénéfice de ces accords que les français. Les arabes se sentiront floués et le colonel Lawrence aussi. Il se retirera de toutes les actions publiques, écrira son célèbre livre les « 7 Piliers de la sagesse » et se tuera dans des circonstances étranges lors d’un accident de moto à l’âge de 46 ans. La péninsule arabique échappa d’ailleurs à la famille hachémite pour revenir après une guerre éclair au souverain de Ryad : Ibn Séoud qui créera le seul Etat du monde dont le nom contient le nom de la famille régnante : l’Arabie Saoudite. J’ai également consacré un mot du jour à «La maison des Saoud» le < 21 Janvier 2015>

3° Et puis «last but not least » comme disent les sujets de la Perfide Albion, qui n’a jamais aussi bien porté son nom que dans ces épisodes de sortie de la grande guerre au moyen orient, le gouvernement britannique a produit « La déclaration Balfour ». Un mot du jour assez détaillé y a été consacré le 17 mars 2015.

Au cœur de cette déclaration on lit :

« Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif »

Par prudence, une petite phrase évoque que : «rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine ».

Si des esprits pervers avaient voulu créer le plus grand désordre dans cette région, il me semble qu’ils n’auraient pas pratiqué autrement que nos « amis » anglais. Les français bien qu’ils aient été largement bernés dans ces affaires moyen orientales par les anglais, n’ont rien fait pour empêcher cette confusion.

C’est à ce stade qu’intervient un épisode que relate Nicolas Offenstadt dans l’émission précitée « la commission King Crane »

Nicolas Offenstadt se penche sur le travail et le devenir de cette commission dans l’émission précitée.

Ce point est aussi développé sur un autre site d’historiens consacrés au Moyen Orient : « Les clés du Moyen-Orient ». C’est la fondatrice de cette publication Anne-Lucie Chaigne-Oudin, docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne qui a écrit cet article : « <Commission King-Crane >.:

Les américains et le Président Wilson ont :

« l’idée d’envoyer une commission dans les provinces arabes de l’ancien Empire ottoman […] afin d’enquêter sur place sur les volontés des populations. Le président Wilson souhaite que cette commission composée d’Américains, de Britanniques, de Français et d’Italiens enquête sur l’opinion des populations concernant leur avenir, dans tous les territoires liés par les accords Sykes-Picot.

Mais en dépit des souhaits de Wilson, la commission est finalement constituée uniquement par des Américains, issus des milieux missionnaires protestants. »

Les anglais et les français ne veulent évidemment pas participer à cette enquête qui pourrait être déstabilisante pour ceux qui avaient pris des décisions en chambre, entre diplomates et représentant des puissances coloniales.

« Présidée par le docteur Henri King, auteur d’ouvrages de théologie et de philosophie et par Charles Crane, industriel de Chicago, tous deux membres de la Conférence de la paix, la commission débute son enquête en mai 1919 et se rend dans la zone d’occupation britannique en Palestine (Jaffa, Jérusalem, Caza de Ramleh et de Lydda, région d’Hébron), dans la zone d’occupation arabe en Syrie (Damas, Déraa, Baalbeck, Homs, Hama), et dans la zone d’occupation française au Liban jusqu’à Alexandrette (Beyrouth, Djbail, Batroum, Bkerké, Saïda, Tyr, Ainab, Baadba, Zahlé, Tripoli, Alexandrette, Lattaquié) et en Cilicie, la Mésopotamie n’étant finalement pas incluse. Globalement, l’enquête met en évidence la volonté, dans les milieux musulmans de Syrie, du Liban et de Palestine, de l’unité arabe et de l’indépendance, et dans les milieux maronites et grecs-catholiques, de la présence française et de la création d’un Liban indépendant.

La commission sort son rapport à l’automne 1919.

Mais ses recommandations ne sont pas prises en compte, car dans le même temps, Wilson doit faire face à d’autres décisions et à un état de santé préoccupant. En outre, le sénat américain rejette le traité de Versailles et les responsables américains se retirent de la conférence de la paix.

Le rapport de la commission King-Crane n’est connu qu’en décembre 1922 et n’a aucune influence car les mandats ont déjà été attribués à la France sur la Syrie et le Liban et à la Grande-Bretagne sur la Palestine et l’Irak. »

En résumé et sous l’influence du Président Wilson, cette commission poursuit l’idée saugrenue d’interroger la population du Moyen-orient, cherche à connaître son avis sur les évolutions à venir et surtout vient enquêter sur place pour comprendre ce qui se passait et ce qui risquait de se passer.

Constatons qu’en face, les puissances coloniales Grande Bretagne et France n’ont interrogé personne, ont décidé selon leur bon vouloir, leurs intérêts. Elles ont décidé des frontières, des gouvernants et de la déstabilisation de la Palestine en encourageant une arrivée massive d’une population juive venant pour l’essentiel d’Europe.

Lors du démantèlement de l’empire austro hongrois, les alliés ont donné les clés du pouvoir des nouveaux États à des nationaux et surtout ont accepté que ces Etats soient souverains.

Rien de tel au Moyen-Orient.

Cette commission remet en cause le partage prévu par Sykes-Picot, préconise un grand Etat arabe et une limitation de l’émigration juive.

On ne sait pas, dit Nicolas Offenstadt, si les évènements se seraient déroulés très différemment et que la situation chaotique du Moyen-Orient d’aujourd’hui aurait pu être évitée si on avait poursuivi les réflexions de la commission King Crane.

Le fait que les Etats-Unis se soient retirés des instances internationales par le refus du Sénat américain de ratifier le Traité de Versailles rendait, en toute hypothèse, difficile de donner une suite à cette démarche. Les seuls maîtres du terrain restant les britanniques et les français.

En tout cas en 1920, la carte du Moyen Orient ressemble à cela :


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