Vendredi 9 novembre 2018

« Mourir pour la Patrie.»
Ernst Kantorowicz, historien allemand

Ce dimanche nous serons le 11 novembre 2018.

Il y a cent ans le 11ème jour du 11ème mois de l’année à 11 heures, les armes de guerre se sont tues sur le front occidental.

Depuis fin septembre 1918, l’état-major allemand avec à leur tête Erich Ludendorff et Paul von Hindenburg a compris que la guerre était perdue pour les allemands, bien que la ligne de front continuait à rester sur le territoire français.

Le 1er octobre 1918, Erich Ludendorff envoie un télégramme au cabinet impérial :

« Envoyer immédiatement un traité de paix. La troupe tient pour le moment mais la percée peut se produire d’un instant à l’autre ».

Par la suite plusieurs échanges auront lieu entre l’état-major allemand et l’état-major alliés avec à sa tête le Général Foch. Parallèlement la situation sociale et politique se dégrade en Allemagne.

Le 9 novembre, le Kaiser allemand abdique et part en exil aux Pays-Bas. Il y a donc exactement 100 ans aujourd’hui.

Et, le 11 novembre, à 2 h 15 du matin, Matthias Erzberger, représentant du Gouvernement allemand emmène la délégation allemande dans le wagon français, dans la clairière de Rethondes, sur la commune de Compiègne dans l’Oise. Pendant près de 3 heures, les Allemands négocient en essayant d’obtenir des atténuations sur chacun des 34 articles que compose le texte. Entre 5 h 12 et 5 h 20 du matin, l’armistice est signé avec une application sur le front fixée à 11 heures du matin, et ce pour une durée de 36 jours qui sera renouvelée trois fois, la dernière fois pour une durée illimitée.

Wikipedia nous apprend :

« Le dernier jour de guerre a fait près de 11 000 tués, blessés ou disparus, […] Certains soldats ont perdu la vie lors d’actions militaires décidées par des généraux qui savaient que l’armistice avait déjà été signé. Par exemple, le général Wright de la 89e division américaine prit la décision d’attaquer le village de Stenay afin que ses troupes puissent prendre un bain, ce qui engendra la perte de 300 hommes.[…]

À 10 h 45 du matin, Augustin Trébuchon a été le dernier soldat français tué ; estafette de la 9e compagnie du 415e régiment de la 163e division d’infanterie, il est tué d’une balle dans la tête alors qu’il porte un message à son capitaine.

[…] l’Américain Henry Gunther est généralement considéré comme le dernier soldat tué lors de la Première Guerre mondiale, 60 secondes avant l’heure d’armistice, alors qu’il chargeait des troupes allemandes étonnées parce qu’elles savaient le cessez-le-feu imminent.

La date de décès des morts français du 11 novembre a été antidatée au 10 novembre par les autorités militaires. Pour les autorités militaires, il n’était pas possible ou trop honteux de mourir le jour de la victoire. »

Le Président Macron a entrepris entre le 4 novembre et le 9 novembre un pèlerinage sur les lieux des combats qu’il a appelé « Une itinérance mémorielle».

Le 11 novembre il sera à l’arc de triomphe avec de nombreux chefs d’Etat pour commémorer, mais commémorer quoi ?

Dans l’émission Esprit Public de ce dimanche 4 novembre Thierry Pech a eu cette itinérance intellectuelle et interrogative :

« C’est le centenaire de la première guerre mondiale. Au-delà des stratégies politiques, il faut se demander : qu’est-ce qu’on célèbre ?
A quoi veut-on réfléchir à l’occasion de ce centième anniversaire ?
C’est cela qui m’inquiète.

On peut continuer à faire ce que l’on a toujours fait.
Célébrer la bravoure de nos hommes tombés au combat.
Ce récit-là, il a cent ans

Quand Lionel Jospin à la fin des années 1990 a essayé de faire une place à ceux qui n’étaient pas dans le souvenir de la gloire et de la fureur, c’est-à-dire les mutins de 1917, on l’a accusé de néo révisionnisme.

Je ne sais pas à quoi on a envie de réfléchir.
D’ailleurs a-t-on envie de réfléchir ?

La guerre de 14, cela a été la découverte de la mort de masse.
Et il a fallu, après 10 millions de morts, 10 millions de morts !, il a fallu essayer d’habiller de symboles et de sens cette chose qui risquait aux yeux de tous de n’en avoir aucun.

[Et à partir de là] on a déployé des dépenses symboliques, des dépenses invraisemblables à donner du sens à ce qui s’était passé.
A ce qui ressemblait si l’on regardait de loin à un grand suicide des puissances européennes.

C’était cela la première guerre mondiale.
Et la France s’est échiné à interdire les bruits dissonants.

On a interdit pendant 20 ans les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick.

On a interdit pendant plus de 50 ans la chanson de Craonne, on a préféré la marseillaise. […]

J’aimerais qu’on réfléchisse vraiment à ce qu’a été cette guerre.

Le grand historien allemand, juif exilé, Ernst Kantorowicz a écrit un très bel article dédié à cette idée «  mourir pour la patrie »

A la fin de cet article il a dit : « il faut donner du sens à la mort au combat sinon elle passera pour un meurtre de sang-froid et son souvenir prend la valeur et la signification d’un accident de circulation politique un jour de fête légale.»

Ce à quoi il faudrait réfléchir :  comment en sommes nous arrivés là, à un grand suicide collectif des puissances européennes ? »

J’ai retrouvé la citation exacte que Thierry Pech citait de mémoire qu’Ernst Kantorowicz écrivait dans son article « mourir pour la patrie » en 1951 :

« Nous sommes sur le point de demander au soldat de mourir sans proposer un quelconque équivalent réconciliateur en échange de cette vie perdue. Si la mort du soldat au combat (…) est dépouillée de toute idée embrassant l’humanitas, fût-elle Dieu, roi ou patria, elle sera aussi dépourvue de toute idée anoblissante du sacrifice de soi. Elle devient un meurtre de sang-froid, ou, ce qui est pire, prend la valeur et la signification d’un accident de circulation politique un jour de fête légale.»

Lors de son itinérance, j’ai entendu Emmanuel Macron répéter :

« Ces soldats sont morts pour sauver la patrie ! »

La seconde guerre mondiale est l’enfant de la première, la conséquence inéluctable de la guerre et des traités de paix. Mais la seconde guerre mondiale a un sens : la défaite des nazis. L’élimination d’une idéologie monstrueuse et des crimes inimaginables qui ont été perpétrés au nom de cette abomination.

Mais la première ?

Si les soldats français sont morts pour sauver la patrie, pour quel objectif les soldats allemands sont-ils morts ?

Sans la guerre 14-18, étant donné ma famille et le lieu de leur habitation, je serais probablement allemand et non français. Serait-ce un drame ?

Les soldats allemands sont morts en 14-18 et n’ont pas sauvé leur patrie. Ils sont cependant « morts pour la patrie »

Des soldats allemands sont aussi morts en 39-45 et ont perdu la guerre. Heureusement ! j’ajouterai pour celle-ci.

Il y a eu des destructions énormes, des souffrances dus à la guerre.

Mais est-ce qu’aujourd’hui les allemands vont plus mal que les français ?

Alors est-il vraiment juste de dire que « Ces soldats sont morts pour sauver la patrie ! » ?

Bien sûr que non !.

Mais il faut raconter ce récit, ce mythe pour rendre acceptable cette tuerie, ce massacre d’humains qui se sont entretués sans se connaître au profit d’humains qui se connaissaient et ne se sont pas entretués, selon le mot de Paul Valéry.

Le chef d’œuvre de Bertrand Tavernier : « La vie et rien d’autre », dans lequel, en 1920, le commandant Dellaplane (Philippe Noiret) est chargé de recenser les soldats disparus sur les champs de bataille et d’en tenir la comptabilité se termine par une lettre que Delaplane écrit à Irène (Sabine Azéma) qui cherchait, pendant la durée du film, son mari disparu. La dernière phrase de cette lettre donne cette information :

« C’est la dernière fois que je vous importune avec mes chiffres terribles, mais par comparaison avec le temps mis par les troupes alliées à descendre les champs Élysées pour le défilé de la victoire, environ 3 heures, j’ai calculé que dans les mêmes conditions de vitesse de marche et de formation réglementaire, le défilé des morts de cette inexpugnable folie, n’aurait pas durée moins de 11 jours et de 11 nuits. »

Je vais tenter dans les jours qui suivent de m’interroger sur ce que cette guerre atroce a changé pour nous et pour le monde.

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4 réflexions au sujet de « Vendredi 9 novembre 2018 »

  • 9 novembre 2018 à 9 h 07 min
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    J’ai toujours été sidéré par cette immense imbécilité collective qu’a été cette guerre 14-18, je comprend les questions posées par ce mot du jour mais la reconnaissance du statut de mort pour la patrie a aussi une incidence qu’il ne faut pas négliger, celle de l’obligation pour ladite patrie de prendre en charge les conséquences matérielles pour la famille du défunt

  • 9 novembre 2018 à 21 h 56 min
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    Il n’est bien sûr pas question de remettre en cause le statut de mort pour la patrie.
    C’est la moindre décence quand un État a envoyé certains de ses membres à la mort de s’occuper de la famille de ces sacrifiés.
    Je ne dis pas non plus qu’il n’existe pas de cause qui peuvent justifier de mourir pour elle.
    Mais je parle dans ce mot du jour, spécifiquement de la guerre 14-18 et j’interroge la vérité de cette assertion «  que nos morts ont sauvé la patrie ».
    Que le plus grand nombre y ont cru ceux qui se battaient et leurs familles, très probablement, le mythe est celui ci, mais est ce vrai ?

    • 10 novembre 2018 à 8 h 50 min
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      Le mythe donne le sens des choses, de la petite à la grande histoire, il est vrai par le crédit qu’on y porte

      • 10 novembre 2018 à 9 h 38 min
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        C’est absolument cela.

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