Mercredi 3 mai 2017

Mercredi 3 mai 2017
« C’est […] en Emmanuel Macron que s’expriment le mieux les affres d’une époque mourante mais qui ne veut pas mourir. »
Frédéric Lordon
Hier, j’ai fait appel à un vieux sage, Edgar Morin, pour parler de cette élection qui fait l’objet de toutes les conversations du moment.
Aujourd’hui, je vous livre les réflexions d’un plus jeune philosophe, moins apaisé qu’Edgar Morin mais déployant aussi une réflexion riche et assez loin de la pensée dominante des technocrates : Frédéric Lordon.
Ce n’est pas la première fois que je le cite.

 

Frédéric Lordon sur son blog du Monde diplomatique a écrit le 12 avril une chronique : <Macron, le spasme du système>
Le grand mot d’ordre de cette élection est d’être contre le « système ».
Ils se présentent d’ailleurs tous contre le système.
Je commence par une anecdote : j’ai vu lors d’une émission de télévision Rachida Dati répondre simplement à la question, Connaissez-vous Emmanuel Macron ?, « Oui nous avons un ami commun : Jean-Pierre Jouyet. »
Jean-Pierre Jouyet est né à Montreuil en 1954, il a fait l’ENA dans la fameuse promotion Voltaire : Hollande, Royal, Villepin et quelques autres.
Il est un ami de François Hollande et il est maintenant son principal collaborateur comme secrétaire général de la présidence de la République.
Avant cela, il fut Secrétaire d’État aux Affaires européennes du gouvernement de François Fillon entre 2007 et 2008, puis président de l’Autorité des marchés financiers de 2008 à 2012. Il a occupé ensuite les fonctions de directeur général de la Caisse des dépôts et consignations et de président de la banque publique d’investissement (BPI) entre 2012 et 2014.
J’en avais fait le sujet principal du mot du jour du 9 octobre 2014 « La Bourgeoisie d’Etat » à la suite de la lecture d’un article du Monde de de Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin consacré au couple Jouyet : Jean-Pierre Jouyet et son épouse Brigitte Taittinger issue de la famille champenoise célèbre dans le monde entier. Je remets, une seconde fois, en pièce jointe, cet article.
Lors de ce mot du jour j’écrivais : « Cet article qui rapporte des faits et des comportements, des amitiés et des connivences, des trahisons et des réconciliations, provoque chez le citoyen de base que je suis comme un malaise. Le fait que l’élite, quel que soit son bord politique, discute entre elle peut paraître plutôt positif. « Chez les Jouyet, les soirs d’élections, que la gauche ou la droite l’emporte, on trouve toujours une moitié de convives pour fêter la victoire au champagne rosé… Taittinger. »
Mais il y a autre chose qui se dégage, un entre soi, un groupe homogène qui vit comme en autarcie.
Ils n’ont pas l’air méchant, plutôt affable et sympathique. Mais vivent-ils ou ont-ils le sentiment de vivre un destin commun avec les français que nous sommes ? Ou vivent-ils ailleurs ? »
Je fais cette incise pour vous rappeler ou vous apprendre qu’Emmanuel Macron avait intégré en 2004, à l’issue de ses études à l’ENA, le corps de l’Inspection générale des Finances (IGF). Et…
Celui qui dirigeait cette honorable maison était M Jean-Pierre Jouyet.
Wikipedia nous apprend qu’il va devenir le protégé de cet homme affable à l’aise avec les femmes et hommes du système de droite et les femmes et hommes du système de gauche et aussi du centre…Il sera son vrai mentor.
Et c’est probablement grâce à Jean-Pierre Jouyet, alors dans le gouvernement de Fillon/Sarkozy qu’il est nommé, en août 2007, rapporteur adjoint de la fameuse Commission pour la libération de la croissance française dite « commission Attali ». Attali deviendra aussi un de ses principaux soutiens.
<Jacques Attali qui avait prophétisé, dans l’Express le 17/09/2015 : le prochain président sera un inconnu>. En septembre 2015, Macron n’était ministre de l’économie que depuis 1 an.
Existe-t’il une meilleure institution que l’Inspection des Finances qui puisse symboliser le fameux « Système français » ?
En 2004 Ghislaine Ottenheimer leur avait consacré un livre : « Les Intouchables » : grandeur et décadence d’une caste : l’Inspection des Finances, Albin Michel, 2004
Mais revenons à Frédéric Lordon, la chronique dans son entier est longue et touffue (comme d’habitude). Elle se trouve <ICI> :
Je vais essayer d’en picorer quelques extraits particulièrement incisifs :
 ««Je vais être très clair »… Probablement ignorant des logiques élémentaires du symptôme, Emmanuel Macron semble ne pas voir combien cette manière répétitive de commencer chacune de ses réponses trahit le désir profond de recouvrement qui anime toute sa campagne. « Entre le flou et le rien, continuez de baigner », voilà ce qu’il faut entendre en fait à chacune de ses promesses de clarté.
[…] la plupart des candidats finissent par s’accommoder de ce long et mauvais moment à passer, et que le mensonge de campagne est un genre bien établi qui ne devrait plus rien avoir pour surprendre quiconque. Le problème pour Emmanuel Macron prend cependant des proportions inédites car il ne s’agit plus simplement de faire passer en douce une ou deux énormités, fussent-elles du calibre de « la finance, mon ennemie » : c’est sa campagne dans son intégralité, et jusqu’à sa personne même comme candidat, qui constituent une entreprise essentiellement frauduleuse. […]
C’est pourtant en Emmanuel Macron que s’expriment le mieux les affres d’une époque mourante mais qui ne veut pas mourir. Il était certain en effet qu’un monde pourtant condamné mais encore bien décidé à ne rien abandonner finirait par se trouver le porte-voix idoine, l’individu capable de toutes les ambivalences requises par la situation spéciale : parler et ne rien dire, ne rien dire mais sans cesser d’« y » penser, être à la fois parfaitement vide et dangereusement plein. […]
 […]  il fallait en effet impérativement un candidat du vide, un candidat qui ne dise rien car ce qu’il y aurait à dire vraiment serait d’une obscénité imprésentable : les riches veulent rester riches et les puissants puissants. C’est le seul projet de cette classe, et c’est la seule raison d’être de son Macron. En ce sens, il est le spasme d’un système qui repousse son trépas, sa dernière solution, l’unique moyen de déguiser une continuité devenue intolérable au reste de la société sous les apparences de la discontinuité la plus factice, enrobée de modernité compétitive à l’usage des éditorialistes demeurés. […]
De là ce paradoxe, qui n’en est un que pour cette dernière catégorie : Macron, auto-proclamé « anti-système » est le point de ralliement où se précipitent, indifférenciés, tous les rebuts du système, tous les disqualifiés qui se voyaient sur le point d’être lessivés et n’en reviennent pas d’une telle faveur de la providence : la possibilité d’un tour supplémentaire de manège. […]
Il faudra bien en effet toute cette entreprise de falsification à grande échelle sous stéroïdes médiatiques pour recouvrir comme il faut l’énormité de ce qu’il y a à faire passer en douce : politiquement le pur service de la classe, « techniquement » l’intensification de tout ce qui a échoué depuis trois décennies. Ironie caractéristique de l’hégémonie au sens de Gramsci, le parti de ceux qui se gargarisent du « réalisme » se reconnaît précisément à ceci que son rapport avec la réalité s’est presque totalement rompu, alors même qu’il parvient encore invoquer la « réalité » comme son meilleur argument.
À l’époque du néolibéralisme, « réalisme » nomme la transfiguration continuée de l’échec patent en succès toujours incessamment à venir. Ce que la réalité condamne sans appel depuis belle lurette, le « réalisme » commande non seulement de le poursuivre mais de l’approfondir, donnant pour explication de ses déconvenues qu’elles ne sont que « transitoires », qu’on « n’est pas allé assez loin », qu’on s’est contenté de « demi-mesures » et que la « vraie rupture » est toujours encore à faire – et ça fait trente ans que ça dure. La parfaite identité argumentative dans ce registre entre Fillon et Macron devrait suffire à indiquer où le second se situe réellement et, de son « de droite / de gauche », quel est le terme surnuméraire. […]
Ainsi les traités de libre-échange, européens et internationaux, s’ils détruisent la base industrielle et disloquent des régions entières, ont-ils surtout l’insurpassable avantage de tenir le salariat en respect par la pression concurrentielle et la menace permanente de la délocalisation. L’eurozone fait montre des mêmes excellentes propriétés disciplinaires quoique par des voies différentes, il importe donc de n’y surtout pas toucher : la fermeture organisée de tous les degrés de liberté des politiques économiques ne laisse plus que l’instrument de « la dévaluation interne », c’est-à-dire de l’ajustement salarial par le sous-emploi, pour tenter de survivre dans le jeu idiot de la compétitivité (et en fait d’y périr presque tous) — mais c’est cela même qui la rend désirable. Le « réalisme » étant affranchi depuis longtemps de toute réalité, il tient pour rien le désastre social qui s’en suit, mais n’omet pas au passage d’encaisser, sur les gravats, les bénéfices réellement poursuivis — que de variations possibles autour du « réel »… —, à savoir la mise au pas des salariés.
La facticité générale commande cependant de feindre le mouvement. On ira donc donner un entretien à Libération pour expliquer qu’en Europe la meilleure stratégie du changement, c’est de ne rien changer : « la France ne peut entraîner l’Allemagne que si elle a une crédibilité sur le plan économique et financier». Comprenons : pour obtenir de l’Allemagne l’autorisation de faire autre chose, il faut d’abord lui montrer que nous sommes décidés à ne rien modifier. Laurent Joffrin, entièrement séduit par « l’originalité » de la méthode Macron qui consiste à perfectionner deux décennies à se rouler par terre en s’aplatissant davantage encore, commente : « Commençons par donner des gages de bonne gestion et de sages réformes, alors nous pourrons demander des concessions». Oui, commençons par ramper, c’est ainsi que nous apprendrons la liberté — bonheur parfait de la rencontre d’une complexion et d’une idéologie. »
Si vous voulez tout lire, je vous redonne le lien : <Macron, le spasme du système>
Je mesure bien que les destinataires de ce mot, électeurs de Jean-Luc Mélenchon au premier tour, sont convaincus par cette lecture.
Que celles et ceux qui au contraire se méfient de Mélenchon ou même l’abhorrent, sont scandalisés.
Mais qui peut prétendre que l’analyse de Frédéric Lordon ne rencontre pas une grande part de la réalité du monde ?
Il y a cependant un point qui ne me convainc pas dans cette analyse, car Lordon ne parle que de la responsabilité de l’élite oligarchique, alors que nous sommes aussi grandement responsables.
Nous aimons tellement consommer des objets technologiques, des voyages, des loisirs et toutes ces choses que le système nous vend  que nous ne pouvons-nous exonérer trop rapidement du système.
Personne n’a contraint des milliards de terriens d’acheter des smartphones pour le plus grand bénéfice d’Apple, de Samsung, de Foxconn.
Ce n’est pas non plus suite à un complot ou un pistolet sur la tempe que des millions de gens modestes, pour la plus grande part, payent cher pour aller au stade voir jouer des millionnaires qui courent après une balle de foot ou s’abonnent à des chaines télés payantes ou encore achètent à des prix fous des maillots ou d’autres colifichets de leurs idoles de cette nouvelle religion des temps modernes. Ce n’est que parce qu’il y a des consommateurs qui achètent tout cela qu’il existe des footballeurs millionnaires et des agents de joueurs qui le sont aussi.
Je me souviens d’avoir lu Raymond Aron dans les années 80 qui disait à peu près : tout se passe comme si nous étions dans un véhicule qui va de plus en plus vite vers quelque chose qui nous effraie mais que nous ne savons arrêter.
Lordon n’exprime pas la vérité, il donne une part de vérité. Nous avons à l’entendre aussi pour approcher la complexité de la réalité du monde.

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