Mardi 22 mai 2018

« L’imagination au pouvoir »
Jean-Paul Sartre

Le 20 mai 1968, Le Nouvel Observateur sort un numéro spécial consacré au débat ouvert par les événements qui secouent le pays.

Et il demande à Jean-Paul Sartre d’interviewer Daniel Cohn-Bendit. L’Obs a republié une partie de cette interview derrière <ce lien>. Vous pouvez avoir accès à l’intégralité de l’entretien si vous êtes abonnés.

Il n’est pas évident de se rendre compte ce que représentait Jean-Paul Sartre à ce moment-là. Aujourd’hui on débat des confrontations entre Xavier Niel et Martin Bouygues.

A cette époque il existait aussi des entrepreneurs français dont les fils sont toujours actifs, preuve que l’aristocratie du capital fonctionne bien, ils avaient pour nom Lagardère mais Jean-Luc non Arnaud, Bouygues mais Francis pas Martin ou encore Dassault mais Marcel pas Serge. Mais on les entendait peu, ils savaient être discret.

En revanche on parlait de la rivalité entre Jean-Paul Sartre et Raymond Aron.

Jean-Paul Sartre avait beaucoup de disciples, beaucoup plus que Raymond Aron et il était une sorte de « gourou incontournable ». A l’époque, certains préféraient avoir tort avec Sartre que raison avec Aron.

Il semble que c’était justement le patron du Nouvel Obs, Jean Daniel, à qui on doit cette phrase qu’on cite aujourd’hui comme le comble de la stupidité. C’est Claude Roy qui dans un article de 1968 a écrit : « Jean Daniel me disait : J’ai toujours préféré avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Aron »

Sartre était un monument.

Il semblerait selon diverses sources ou <ici> que le Général de Gaulle aurait répondu à certains de ses collaborateurs qui proposaient d’arrêter Sartre en raison de son action en 1968 : « On n’arrête pas Voltaire ». Je ne suis pas sur que cette phrase ait bien été prononcée, mais le fait qu’on la pense plausible montre la stature qu’avait ce philosophe à ce moment.

Et le nouvel observateur trouve donc pertinent de donner l’occasion à Cohn-Bendit de s’exprimer face à lui.

La question de Jean-Paul Sartre est simple : les gens comprennent que le mouvement des enragés du 22 mars veulent tout casser mais s’interrogent sur ce qu’ils voudraient construire après démolition.

Et Dany le Rouge de répondre :

«  Evidemment! Tout le monde serait rassuré, Pompidou le premier, si nous fondions un parti en annonçant: «Tous ces gens-là sont maintenant à nous. Voilà nos objectifs et voici comment nous comptons les atteindre…». On saurait à qui l’on a affaire et on pourrait trouver la parade.

La pensée est élaborée on veut bien mettre le bordel mais au-delà il faut rester dans l’ambigüité. On en revient au mot du Cardinal de Retz que François Mitterrand aimait répéter : « Nul ne sort de l’ambigüité qu’à ses dépens ».

« La force de notre mouvement, c’est justement qu’il s’appuie sur une spontanéité «incontrôlable», qu’il donne l’élan sans chercher à canaliser, à utiliser à son profit l’action qu’il a déclenchée. Aujourd’hui, pour nous, il y a évidemment deux solutions. La première consiste à réunir cinq personnes ayant une bonne formation politique et à leur demander de rédiger un programme, de formuler des revendications immédiates qui paraîtront solides et de dire: «Voici la position du mouvement étudiant, faites-en ce que vous voulez!» C’est la mauvaise. La seconde consiste à essayer de faire comprendre la situation non pas à la totalité des étudiants ni même à la totalité des manifestants, mais à un grand nombre d’entre eux. Pour cela, il faut éviter de créer tout de suite une organisation, de définir un programme, qui seraient inévitablement paralysants. La seule chance du mouvement, c’est justement ce désordre qui permet aux gens de parler librement et qui peut déboucher sur une certaine forme d’auto-organisation. Par exemple, il faut maintenant renoncer aux meetings à grand spectacle et arriver à former des groupes de travail et d’action. C’est ce que nous essayons de faire à Nanterre.

Mais la parole ayant été tout à coup libérée à Paris, il faut d’abord que les gens s’expriment. Ils disent des choses confuses, vagues, souvent inintéressantes parce qu’on les a dites cent fois, mais ça leur permet, après avoir dit tout cela, de se poser la question: «Et alors?» C’est cela qui est important, que le plus grand nombre possible d’étudiants se disent: «Et alors?» Ensuite seulement, on pourra parler de programme et de structuration. Nous poser dès aujourd’hui la question: «Qu’allez-vous faire pour les examens?», c’est vouloir noyer le poisson, saboter le mouvement, interrompre la dynamique. Les examens auront lieu et nous ferons des propositions, mais qu’on nous laisse un peu de temps. Il faut d’abord parler, réfléchir, chercher des formules nouvelles. Nous les trouverons. Pas aujourd’hui. (…) »

Il y a donc libération de la parole, mais et c’est Raymond Aron qui a trouvé cette formule : « Une révolution introuvable »

Et le grand philosophe de conclure par une autre formule qui symbolisera Mai 68 : « L’imagination au pouvoir » et il donnera l’injonction suivante aux étudiants : « Ne renoncez pas »

«  Ce qu’il y a d’intéressant dans votre action, c’est qu’elle met l’imagination au pouvoir. Vous avez une imagination limitée comme tout le monde, mais vous avez beaucoup plus d’idées que vos aînés. Nous, nous avons été faits de telle sorte que nous avons une idée précise de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas. […] Vous, vous avez une imagination beaucoup plus riche, et les formules qu’on lit sur les murs de la Sorbonne le prouvent. Quelque chose est sorti de vous, qui étonne, qui bouscule, qui renie tout ce qui a fait de notre société ce qu’elle est aujourd’hui. C’est ce que j’appellerai l’extension du champ des possibles. N’y renoncez pas. »

Aujourd’hui Romain Goupil (lors de l’entretien avec Daniel Cohn Bendit à France Inter déjà cité) prétend que dès cette époque Cohn-Bendit ne croyait pas à la révolution et appelait ce mouvement « une révolte culturelle ».

C’est-à-dire non pas un changement de régime politique mais une nouvelle culture qui était justement symbolisé par la libération de la parole et l’inventivité des slogans dont on se souvient encore aujourd’hui.

<Sur le site du Monde, des journalistes ont essayé d’en faire la liste>

En tout cas, ce positionnement du mouvement étudiant, en dehors de l’opposition du Parti Communiste qui était très puissant encore et qui considérait les trotskystes, maoïstes et anarchistes qui menaient la révolte comme des ennemis pires que le Général de Gaulle ou Pompidou, ne pouvait pas non plus rencontrer l’adhésion du mouvement ouvrier en grève. Les ouvriers souhaitaient des évolutions concrètes concernant leurs salaires et leurs conditions de travail. Ce qu’ils vont obtenir, en partie, à l’issue des négociations de Grenelle.

Edouard Balladur qui était un des principaux conseillers de Pompidou, le premier ministre, a raconté dans un livre <L’arbre de mai> et l’a répété lorsqu’il fut interrogé par France Culture <Le 4 mai 2018> : Pompidou n’avait qu’une stratégie pour obtenir la fin du mouvement et rétablir l’ordre au profit de sa majorité : diviser et séparer le mouvement étudiant du mouvement ouvrier.

Ce qu’il a magnifiquement réussi, et le mouvement étudiant l’a grandement aidé.

Ce fut, en effet une révolution introuvable.

Une fois de plus Raymond Aron et Jean-Paul Sartre n’était pas dans le même camp.

Et en 1968, le 22 mai, dix millions de salariés ne travaillent pas (en grève ou empêchés de travailler).
Le 21 mai, Daniel Cohn Bendit avait été frappé en tant que ressortissant étranger par un arrêté d’expulsion du ministre de l’Intérieur ; il en est informé alors qu’il se trouve à Francfort

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