Jeudi 1 mars 2018

« Tout se sait toujours »
Henry Alleg qui répond à son tortionnaire qui lui dit que jamais personne ne saura ce qui se passe dans les chambres de torture de l’armée française en Algérie.

Maurice Audin était un jeune mathématicien de l’université d’Alger. Il était aussi militant communiste et partisan de l’indépendance algérienne.

Il est arrêté le 11 juin 1957 par des militaires français, au cours de la bataille d’Alger et on n’a jamais retrouvé sa trace. Il avait 25 ans au moment de son arrestation.

La version officielle de l’armée était qu’il s’était évadé.

Au moment de son arrestation, la thèse de Maurice Audin était presque terminée et la soutenance était prévue pour le début de 1958. À la fin de 1956, Maurice Audin était venu quelques jours à Paris pour prendre contact avec les mathématiciens Gaston Julia, Henri Cartan et Laurent Schwartz.

Le 2 décembre 1957, à la demande de René de Possel, directeur de recherche, a lieu une soutenance in absentia, à la faculté des sciences de Paris et devant un public nombreux Maurice Audin est reçu docteur ès sciences, avec mention « très honorable ».

Très rapidement il y a une mobilisation pour soutenir Maurice Audin.

En mai 1958, l’historien Pierre Vidal-Naquet publie une enquête dans laquelle il affirme que l’évasion était impossible et que Maurice Audin est mort au cours d’une séance de torture, le 21 juin 1957, assassiné par des soldats du général Massu.

Jusqu’en 2012, l’Armée, la Justice et l’Etat français sont dans le déni ou l’évitement continuant à nier l’évidence.

En 2012, le président Hollande se rend devant la stèle élevée à la mémoire de Maurice Audin à Alger et fait lancer des recherches au Ministère de la Défense sur les circonstances de sa mort

Le 8 janvier 2014, un document est diffusé en exclusivité dans le Grand Soir 3 dans lequel le tristement célèbre général Aussaresses (mort le 3 décembre 2013) déclare au journaliste Jean-Charles Deniau qu’il a donné l’ordre de tuer Maurice Audin

Et enfin en juin 2014, le président Hollande, dans un message adressé à l’occasion du prix de mathématiques Maurice Audin, reconnaît officiellement pour la première fois au nom de l’État français que Maurice Audin ne s’est pas évadé, qu’il est mort en détention, comme, explique-t-il, les témoignages et documents disponibles l’établissent.

Mais il y a aujourd’hui un fait nouveau le 14 février 2018 le journal « L’Humanité » publie le témoignage d’un vieil homme. <Vous trouverez cet article derrière ce lien>

La communauté des mathématiciens s’était mobilisée pour que la vérité éclate. Cédric Villani, le célèbre député macroniste et médaille Fields 2010 est en première ligne. La fille de Maurice Audin, Michèle Audin est aussi une grande mathématicienne. Elle avait refusé, en 2009, la Légion d’honneur, en raison du refus du président de la République, Nicolas Sarkozy, de répondre à une lettre de sa mère à propos de la disparition de son père.

Le 12 janvier 2018, Cédric Villani a dit qu’après avoir parlé de l’affaire Audin avec le président de la République, Emmanuel Macron, il pouvait déclarer que : « Maurice Audin a été exécuté par l’Armée française », tout en affirmant qu’il n’y avait aucune trace de cette exécution dans les archives.

L’humanité révèle que c’est l’entretien publié dans ses colonnes, le 28 janvier, avec le mathématicien Cédric Villani qui a convaincu, cet homme de 82 ans qui habite Lyon de venir à Paris porter témoignage.

« Il a fait le voyage depuis Lyon pour soulager sa conscience et « se rendre utile pour la famille Audin », assure-t-il. Son histoire est d’abord celle du destin de toute une génération de jeunes appelés dont la vie a basculé du jour au lendemain. En 1955, après le vote « des pouvoirs spéciaux », le contingent est envoyé massivement en Algérie. Il n’a que 21 ans. Fils d’un ouvrier communiste, résistant sous l’occupation nazie en Isère, il est tourneur-aléseur dans un atelier d’entretien avant d’être incorporé, le 15 décembre 1955. Un mois plus tard, le jeune caporal prendra le bateau pour l’Algérie, afin d’assurer des « opérations de pacification », lui assure l’armée française. Sur l’autre rive de la Méditerranée, il découvre la guerre. Les patrouilles, les embuscades, les accrochages avec les « fels », la solitude, et surtout, la peur, permanente. Cette « guerre sans nom », il y participe en intégrant une section dans un camp perché sur les collines, sur les hauteurs de Fondouk, devenue aujourd’hui Khemis El Khechna, une petite ville située à 30 kilomètres à l’est d’Alger. […] »

Témoignage terrible, car au-delà de ce qu’il relate à propos de Maurice Audin, il décrit d’autres scènes du sale combat qu’a mené l’armée française en Algérie. Pour les mêmes raisons, risque d’attentat ou vengeance, une partie de l’armée française s’est comportée en Algérie, pays que la France occupait, de la même manière que la Gestapo en France que l’armée allemande occupait.

A priori, Maurice Audin n’a pas commis d’attentat.

Le vieil homme a gardé l’anonymat dans l’article de l’Humanité et il a dit :

« Je crois que c’est moi qui ai enterré le corps de Maurice Audin. »

Dans la ville de Fondouk […] un après-midi du mois d’août, un adjudant de la compagnie lui demande de bâcher un camion : « Un lieutenant va venir et tu te mettras à son service. Et tu feras TOUT ce qu’il te dira. » Le lendemain matin, le temps est brumeux et le ciel bas quand un homme « au physique athlétique » s’avance vers lui, habillé d’un pantalon de civil mais arborant un blouson militaire et un béret vissé sur la tête. C’était un parachutiste. « On va accomplir une mission secret-défense, me dit le gars. Il me demande si je suis habile pour faire des marches arrière. Puis, si j’ai déjà vu des morts. Puis, si j’en ai touché, etc. » « Malheureusement oui », relate l’ancien appelé. « C’est bien », lui répond le para, qui le guide pour sortir de Fondouk et lui demande de s’arrêter devant une ferme. « Est-ce que tu as des gants ? Tu en auras besoin… » Jacques s’arrête à sa demande devant l’immense portail d’une ferme assez cossue qui semble abandonnée. Il plisse les yeux pour en décrire le moindre détail qui permettrait aujourd’hui de l’identifier. « Descends et viens m’aider ! » lui lance le para, dont il apprendra l’identité bien plus tard : il s’agirait de Gérard Garcet (lire l’Humanité du 14 janvier 2014), choisi par le sinistre général Aussaresses pour recruter les parachutistes chargés des basses besognes. Le même qui fut, plus tard, désigné par ses supérieurs comme l’assassin de Maurice Audin…

Le tortionnaire ouvre une cabane fermée à clé, dans laquelle deux cadavres enroulés dans des draps sont cachés sous la paille. « J’ai d’abord l’impression de loin que ce sont des Africains. Ils sont tout noirs, comme du charbon », se souvient Jacques, à qui Gérard Garcet raconte, fièrement, les détails sordides : « On les a passés à la lampe à souder. On a insisté sur les pieds et les mains pour éviter qu’on puisse les identifier. Ces gars qu’on tient au chaud depuis un bout de temps, il faut maintenant qu’on s’en débarrasse. C’est une grosse prise. Il ne faut jamais que leurs corps soient retrouvés. » « C’est des gens importants ? » lui demande le jeune appelé. « Oui, c’est le frère de Ben Bella et l’autre, une saloperie de communiste. Il faut les faire disparaître. » Un sinistre dialogue que Jacques relate des sanglots dans la voix. C’est qu’il est aujourd’hui certain qu’il s’agissait bien de Maurice Audin. Quant à l’autre corps, il est impossible qu’il s’agisse d’un membre de la famille d’Ahmed Ben Bella, l’un des chefs historiques et initiateurs du Front de libération nationale (FLN). Sans doute un dirigeant du FLN, proche de Ben Bella[…]

Après vingt minutes de trajet environ, on s’est arrêtés devant un portail. Il n’était pas cadenassé, celui-là. Ça m’a étonné. Au milieu de la ferme, il y avait une sorte de cabane sans toit avec des paravents, comme un enclos entouré de bâches. Il m’a demandé d’attendre. Quand il a ouvert la bâche : quatre civils algériens avaient les yeux bandés et les mains attachées dans le dos. Ils leur avaient fait creuser un énorme trou, qui faisait au moins 4 mètres de profondeur. Dans le fond, j’ai aperçu des seaux, des pioches et une échelle. Il m’a demandé de recouvrir les deux cadavres. Ce que j’ai fait. D’abord il m’a félicité. Puis, me dit de n’en parler à personne, que j’aurais de gros ennuis si je parle. Et ma famille aussi. Il me menace. On est rentrés à Fondouk et il me demande de le déposer devant les halles du marché. »

Et puis, [celui que l’Humanité a appelé Jacques] a oublié, pour continuer à vivre. Comme toute une génération marquée à vie, murée dans le silence et la honte, il n’a pas parlé. Ni de cette nuit-là, ni du reste.

Dans la Question, Henri Alleg relate un dialogue avec ses bourreaux à qui il dit, épuisé par la torture : « On saura comment je suis mort. » Le tortionnaire lui réplique : « Non, personne n’en saura rien. »

« Si, répondit Henri Alleg, tout se sait toujours… »

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2 réflexions au sujet de « Jeudi 1 mars 2018 »

  • 1 mars 2018 à 9 h 49 min
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    “Tout se sait toujours”, c’est probablement de plus en plus vrai aujourd’hui où tout se sait de plus en plus rapidement mais on pourrait rajouter tout s’oublie presque immédiatement tant le flux des nouvelles qui nous arrivent sans hiérarchie de valeurs est intense.
    Alain a visiblement décidé de s’attaquer au problème, merci à lui de nous isoler quotidiennement une nouvelle pour nous inciter à y réfléchir

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