Vendredi 9 février 2018

« A quoi est utile le système hiérarchique ? »
Réflexions personnelles après des années de butinage.

Laurent Wauquiez, le chef que la droite s’est choisie, aime à rappeler cette injonction de Jacques Chirac : « Un chef c’est fait pour cheffer ! »

Mais un chef ne suffit pas à faire un système hiérarchique, il a fallu du temps aux humains et développer des sociétés sophistiquées pour que le système hiérarchique se mette en place.

Car dans un système hiérarchique, il n’y a pas qu’un chef, il faut une collection de chefs avec un numéro 1 et puis des grands chefs, des moyens chefs et des petits chefs.

L’organisation qui a développé les pyramides hiérarchiques les plus rigoureuses est bien sûr l’armée. L’Histoire comme on la raconte est souvent l’Histoire des grands chefs avec leurs collections de sous-chef, d’Alexandre le Grand jusqu’à Napoléon Ier. Et il faut bien reconnaître que cela a souvent plutôt bien fonctionné.

Et cela a pu aussi conduire à de terribles dévoiements des horreurs, comme seul homo sapiens, parmi les espèces, a pu provoquer.

Nous commémorons cette année, la dernière de la première guerre mondiale. Guerre qui a mis en œuvre une hiérarchie de fer du côté allemand, comme du côté français. Du général en chef, en passant par tous les niveaux hiérarchiques des ordres absurdes ont été donnés pour s’emparer de telle ou telle colline, au prix de milliers de morts. A l’époque déjà des soldats n’étaient pas convaincus de l’intérêt stratégique de beaucoup de ces lieux de combats qui passaient parfois d’un camp à l’autre dans la même journée. Aujourd’hui, les analyses le confirment, beaucoup de ces « boucheries » étaient parfaitement inutiles du point de vue stratégique, du point de vue humaniste la question ne se pose même pas. Il suffit de s’intéresser aux exploits du tristement célèbre Général Nivelle pour approcher cette réalité.

Mais Nivelle tout seul n’aurait rien pu faire. Il fallait une chaîne de commandement, où chacun à son niveau relayait l’ordre du supérieur et le mettait en œuvre sans jamais le remettre en cause.

Nous avons donc une première réponse à la question posée : Un système hiérarchique est utile pour mettre en œuvre des ordres terribles et pousser l’aveuglement jusqu’aux dernières extrémités.

N’oublions pas que les régimes nazis et communistes s’appuyaient aussi sur un système hiérarchique très dur, où le problème ne repose pas que sur le numéro un mais sur tous les sous chefs.

Le système hiérarchique, bien au-delà de l’armée s’est imposé dans toutes les organisations humaines qui comptaient un nombre important de membres

Loin de moi l’idée, de prétendre qu’un système hiérarchique n’a pas d’atout pour permettre à des organisations de bien fonctionner car il apporte, quand tout se passe correctement, de l’ordre, de la lisibilité et un cadre plutôt rassurant.

Dans un premier mot du jour <celui du 18 décembre 2014> il était question d’entreprises qui imaginaient que d’autres organisations étaient possible.

Mais c’est bien Frédéric Laloux avec son livre « Vers des communautés de travail inspirées », qui est le plus incisif.

Il parle de croyance :

« depuis la nuit des temps toute l’idéologie humaine tournait autour de cette croyance : pour qu’une organisation fonctionne il faut un « boss », un seul qui décide ! »

On pourrait peut-être émettre l’hypothèse que l’invention d’un Dieu monothéiste relève de cette même croyance, il faut un organisateur, un chef unique et omnipotent.

Il fait aussi son développement sur nos trois cerveaux pour en venir au fait principal qui a augmenté ma connaissance :

L’organisation hiérarchique gère très mal la complexité. Si notre corps humain fonctionnait selon un système hiérarchique, nous pourrions être très inquiets. Le corps humain fonctionne par la coopération entre tous les organes et à l’intérieur des organes par la présence d’autres corps vivants selon une symbiose. Nous savons aujourd’hui qu’il y a 100 fois plus de bactéries dans notre intestin que de cellules dans notre corps. Et il a été démontré dans de nombreuses études que ces bactéries, si elles ont bien un rôle dans notre bien-être digestif, seraient aussi responsables de la manière dont nous « digérons » nos émotions.

Peter Wolhlleben que j’ai cité dans le mot du jour du 22 décembre 2017 pour son merveilleux livre « La vie secrète des arbres » ne dit pas autre chose. En parlant de l’organisation de la forêt, il dit il n’y a pas hiérarchie :

« Cela fonctionnerait très mal dans la nature »

D’ailleurs quand les humains veulent vraiment organiser des réponses adéquates à la complexité ils agissent autrement. Car l’économie a démontré que l’organisation pyramidale, au niveau étatique, est bien trop rigide pour faire face aux défis de l’innovation et de l’efficacité. Ce fut le grand échec des systèmes soviétiques. Tout le monde a compris que la multiplication des acteurs et la décentralisation des centres d’initiatives que sont les entreprises et particulièrement aujourd’hui les start-up sont bien davantage en capacité de résoudre la complexité et de trouver des solutions qui fonctionnent. Or, des patrons qui vous expliquent cette capacité d’un marché libre à trouver des solutions innovantes et efficaces, dès qu’ils retournent dans leurs entreprises reviennent au dogme du cerveau unique et de l’organisation hiérarchique.

Frédéric Laloux évoque ainsi des entreprises qui ont fait le choix d’une organisation non hiérarchique, dans son développement.

Le système hiérarchique reste cependant toujours largement dominant et peut même dans certains cas, être efficace. C’est ce qu’affirme François Dupuy, sociologue des entreprises qui a publié plusieurs livres qui ont marqué, notamment « Lost in management ». Pourtant sur la 4ème page de couverture de cet essai, on lit :

« Dans de nombreuses entreprises, le problème est aujourd’hui de reconstruire une maîtrise minimale de la direction et de ses managers sur l’organisation et ses personnels en redécouvrant les vertus de la confiance et de la simplicité. »

Mais dans cet article, François Dupuy reconnait que l’organisation hiérarchique reste omniprésente dans le monde économique et le titre de l’article est assez péremptoire : « Pourquoi la hiérarchie reste la plus efficace des organisations du travail ». Il dit notamment :

« Les évolutions des modes d’organisation des entreprises sont très lentes. Ainsi, quoiqu’on en pense, le mode taylorien est encore dominant avec ses deux caractéristiques: le découpage en “territoires” et le fonctionnement hiérarchique. On a pu montrer que même les entreprises de la “nouvelle économie”, dès lors qu’elles grandissent, ont tendance à se structurer comme toutes les autres.

On peut donc produire les technologies nécessaires à un fonctionnement plus “ouvert”, ce n’est pas pour cela qu’on l’adopte.

Jeffrey Pfeffer, dans une étude relative à la place de la hiérarchie en entreprise, estime qu’il s’agit du modèle le plus efficace. […]

C’était aussi l’argument de Max Weber. Il y a donc longtemps que les vertus du système hiérarchique ont été mises en avant. L’idée est celle de la clarté et de la lisibilité des organisations ainsi que celle d’une définition connue des responsabilités. Mais la réalité est bien sûr plus complexe car il n’y a pas qu’un type de fonctionnement hiérarchique. Les organisations dites “plates” c’est à dire à niveaux hiérarchiques réduits sont en effet efficaces. Mais à l’inverse, plus on multiplie les niveaux et plus l’organisation se “brouille” et offre aux acteurs des multiples opportunités de jeu.

Pour autant, celui-ci peut poser problème dès lors qu’il doit faire face à de l’instantané. »

Vous constaterez que la dernière phrase de François Dupuy apporte une autre limite aux organisations hiérarchiques : elles ont du mal à faire face à de l’instantané. Autrement dit une organisation hiérarchique réagit lentement et a beaucoup de mal à faire face à l’imprévu.

Et lorsqu’on regarde le monde, qu’on en perçoit la complexité, et aussi un temps qui s’accélère avec des fractures disruptives qui entraînent de l’imprévu, on se dit que l’organisation hiérarchique n’est plus très adaptée.

Dans un monde stable et conservateur une organisation hiérarchique peut s’épanouir et fonctionner parfaitement.

Sommes-nous encore dans un tel monde ?

Mon expérience aussi de la hiérarchie montre que cette organisation a pour effet de déresponsabiliser les acteurs qui d’une part sont dans l’attente des décisions et des initiatives de la hiérarchie qui devient aussi le plus souvent le bouc émissaire commode pour expliquer toute difficulté ou désagrément.

Dans les solutions proposées par Frédéric Laloux, les acteurs sont bien davantage responsabilisés. Et pour tous ceux des acteurs qui ne joueraient pas le jeu, les pressions exercées contre eux seraient bien plus fortes que dans un système qui reposerait sur la hiérarchie.

Ainsi la deuxième réponse à la question, c’est qu’un système hiérarchique permet d’avoir des boucs émissaires commodes.

Alors bien sûr, cela remet en cause le concept et la notion de chef.

Souvent j’ai le soupçon que beaucoup pensent encore que « le responsable » est à la fois un manager et un expert qui connait mieux le métier que celui qu’il est censé commander.

Dans un monde de la complexité et de la technicité c’est une vaste blague.

A ce stade je crois utile, pour approcher la réalité du ressenti des personnes qui se trouvent dans un système hiérarchique de faire appel à une BD, et d’en tirer deux extraits :

D’abord le centurion explique tranquillement à son sous-chef, l’optione, qu’il comprend forcément moins bien que lui, son supérieur hiérarchique. L’optione accepte ce verdict.

Dans l’extrait suivant, l’optione va être confronté à un problème inverse, un légionnaire veut l’aider à comprendre parce qu’il a exprimé son incompréhension devant une question qu’il se pose.

L’optione est alors cohérent : si lui comprend moins que le centurion, le légionnaire ne peut pas comprendre ce que l’optione ne comprend pas

Quelquefois, j’ai le soupçon que des optiones contemporains sont encore dans cette croyance.

Il peut arriver que dans certains domaines l’optione en sache davantage, mais certainement pas dans tous les domaines du métier.

Mais même dans un système hiérarchique, il n’est pas interdit d’avoir de l’intelligence et de la lucidité.

Dans cette disposition d’esprit, on se rend compte qu’on n’a pas besoin de chef.

  • On a besoin de personnes capables de faire travailler des gens ensembles, que les compétences coopèrent et non s’affrontent, que la confiance augmente et que les tensions s’apaisent. Une personne qui joue le même rôle dans une équipe, qu’un catalyseur dans une réaction chimique.
  • On a aussi besoin de décideur, quand c’est difficile, quand la décision ne coule pas de source. A ce moment là pour faire avancer il faut que quelqu’un se dévoue comme serviteur de l’équipe pour faire un choix, pas comme un chef qui aurait la science infuse et toujours raison quelle que soit les circonstances.
  • On a enfin besoin de gens qui savent dégager ou comprendre les priorités et en tirer les conséquences dans l’attitude quotidienne.

Certains d’entre vous diront : mais c’est cela un bon chef. Peut-être, mais je ne crois pas très pertinent de conserver ce terme de « chef qui est là pour cheffer », je crois beaucoup plus intelligent de faire référence à ce que les américains appellent : « the servant leader » et que j’appellerai le responsable au service de l’équipe.

Et prenons comme une connaissance qu’un système hiérarchique n’est ni efficace pour gérer la complexité ni pour réagir rapidement devant l’imprévu.

Nous sommes au terme de cette semaine, où j’ai essayé de faire un point sur mon butinage de plus de 5 ans.

Ce fut difficile pour vous car les articles étaient très longs.

J’aurais encore eu le goût d’aborder le thème des sciences qui sont remises en question, la santé qui se trouve devant tant de choix exaltants et pourtant inquiétants, l’évolution de la société à l’égard des femmes, les réflexions sur le travail et l’emploi, la relation complexe entre les humains et la nature et tant d’autres sujets.

Mais si c’est difficile pour vous lecteurs, l’écriture aussi est astreignante, consommatrice d’énergie.

Lundi, je reprendrai un butinage plus ciblé et un peu moins ambitieux.

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3 réflexions au sujet de « Vendredi 9 février 2018 »

  • 9 février 2018 à 11 h 12 min
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    Nombreux sont ceux qui conservent une forme de fascination pour le chef et surtout l’image qu’il renvoie peut être un reste d’éducation ou le besoin de donner un sens à leur vie ?

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  • 9 février 2018 à 19 h 13 min
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    Le système hiérarchique présente bien des défauts mais il est inhérent à la représentation que nous nous faisons du rôle du chef. Soyons franc: suivant la position que nous occupons dans le système hiérarchique, nous n’avons pas la même perception des choses.
    D’abord, il me semble que c’est la taille même de l’entreprise qui amplifie les défauts les plus criants du système hiérarchique, notamment face à la complexité et au besoin de réactivité. Les organisations dites « plates » c’est à dire à niveaux hiérarchiques réduits sont en effet efficaces mais on les retrouve généralement dans les petites structures. Dès que l’entité grossit, les organisations dites “plates” trouvent aussi leurs limites.
    Ensuite, il me semble un peu caricatural de vouloir opposer système hiérarchique et intelligence. Lorsqu’il est écrit que “même dans un système hiérarchique, il n’est pas interdit d’avoir de l’intelligence et de la lucidité”, j’aurai plutôt tendance à penser qu’il est nécessaire d’avoir de l’intelligence et de la lucidité pour tirer la plus grande justification du système hiérarchique.
    Enfin, on n’a pas besoin de chef mais de responsable au service de l’équipe, c’est quelque peu jouer sur les mots, c’est retenir l’acception de chefaillon alors que les rapports actuels dans les entités incitent de plus en plus le chef à se conduire en responsable.
    Car, en fin de compte, la difficulté pour un chef est de jouer et faire accepter son rôle de décideur: il est toujours très facile et populaire de dire oui, mais beaucoup plus difficile de faire accepter un non.

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    • 10 février 2018 à 18 h 48 min
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      Nous devons accepter de pouvoir ne pas être d’accord. D’ailleurs, j’ai dit en début de cette semaine que je ne chercherais pas à être consensuel.
      Je ne suis pas du tout d’accord que l’analyse que je développe soit liée à la position occupée dans le système hiérarchique.
      L’intelligence est toujours utile, et quelque soit le système d’organisation l’intelligence apportera toujours des choses positives pour l’entreprise ou l’administration.
      J’ai au cours de l’article dit des choses positives sur l’organisation hiérarchique. Mais je pense qu’un système hiérarchique n’est pas, en règle générale, un système qui développe l’intelligence mais plutôt la soumission et la dépendance.
      Outre son peu d’efficacité pour gérer la complexité, le système hiérarchique entraine à la fois une attente d’ordre venant d’en haut et une critique systématique de la hiérarchie quand on considère qu’il y a des dysfonctionnements dans l’organisation.
      Quand tu écris c’est facile de dire oui et beaucoup plus difficile de dire non, tu te places totalement dans un ordre hiérarchique immuable. C’est un des problèmes.
      Quand une équipe se trouve dans une situation de responsabilité et de coopération, très souvent (je veux bien reconnaitre pas toujours) mais très souvent le non sera intégré et ne posera pas problème parce que les contraintes et la stratégie sont intégrés au fonctionnement du groupe.
      Bien sur, cela demande d’abandonner une certitude : c’est qu’un groupe d’homo sapiens d’un certain nombre ne peut être organisé que de manière hiérarchique.
      Evidemment c’est très contraignant pour tout le monde et particulièrement pour celui qui finissait toujours par accuser sa hiérarchie quand les choses ne fonctionnaient pas bien.
      Je ne joue pas sur les mots en parlant de chef et de responsable. Parce que le responsable c’est une fonction, avec cette humilité de se dire que si j’occupe cette fonction il serait tout à fait possible qu’un autre membre de l’équipe l’occupe. Cela crée une autre manière de fonctionner et d’agir.
      Le chef, c’est souvent autre chose. Je crois que la formule de Jacques Chirac le définit assez bien : Un chef c’est fait pour cheffer. Ce n’est pas une fonction, c’est un état et cela me paraît préjudiciable à l’organisation.

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