Mardi 19 décembre 2017

« Et de nos jours encore, c’est dans une plus large extension de l’entraide que nous voyons la meilleure garantie d’une plus haute évolution de notre espèce. »
Pierre Kropotkine dans « L’entraide, un facteur de l’évolution »

Pablo Servigne a expliqué que le titre du livre qu’il a écrit avec Gauthier Chapelle : « L’entraide, l’autre loi de la jungle » doit beaucoup à Pierre Kropotkine que j’ai découvert à cette occasion.

Dans l’émission la Grande Table dont il était question hier, Pablo Servigne présente cet homme de la manière suivante :

« Kropotkine était un prince russe et quand il était jeune il a aimé la lecture de Darwin. Il a refusé un poste dans l’armée à Moscou et a préféré  partir en scientifique en Sibérie, pour vérifier les idées de Darwin. Darwin était parti dans un pays d’abondance, alors que Kropoktine est parti en milieu hostile où régnait la pénurie. Et ce que Kropotkine a observé pendant des années, c’est plutôt que les êtres vivants s’entraident.

Et mieux, ceux qui survivent ne sont pas forcément les plus forts, ce sont ceux qui s’entraident. Et il en a écrit un livre qui s’appelle « l’entraide un facteur d’évolution.[…] Il a été oublié, mais aujourd’hui les scientifiques recommencent à le citer, depuis les années 2000, on va dire, parce qu’il avait apporté cette idée majeure : l’entraide n’a pas pour cause la génétique [on est dans l’entraide parce qu’on est proche génétiquement] l’altruisme et l’entraide émergent dans la nature par les conditions du milieu hostile Et c’est le fait qu’on s’associe qui permet la survie. Et c’est pour cela qu’on recommence à citer Kropotkine. »

Pablo Servigne explique aussi qu’il avait été oublié par les milieux politiques parce qu’il était anarchiste. Les marxistes n’aimaient pas les anarchistes et n’aimaient pas non plus les arguments biologiques. L’idée de Kropotkine était incroyable, il faut plutôt lutter contre l’Etat, car c’est en détruisant l’Etat qu’on pourra faire sortir les capacités altruistes de l’être humain. Les marxistes quant à eux pensaient pouvoir créer un homme nouveau sur une page blanche à partir de l’idéologie.

Cette introduction m’a conduit à essayer d’en savoir un peu plus sur cet homme qui a été confronté à la fin du régime tsariste, les révolutions russes et le début du régime Bolchevique.

Quand on s’intéresse à Pierre Kropotkine, sa dimension d’anarchiste apparaît en premier. Il est très présent sur des sites libertaires et anarchistes.

Pierre Alexeïevitch Kropotkine est né le 26 novembre 1842 à Moscou (Russie) et il est descendant de la famille du grand-prince de Kiev. Il embrasse donc la carrière militaire et ayant conquis ses galons d’officier, demanda, comme nous l’a appris Pablo Servigne à être affecté à un régiment de Cosaques en Sibérie. Il peut ainsi explorer le bassin du fleuve Amour et la Sibérie orientale.  Un évènement marquant va décider de son avenir et probablement de certaines de ses idées politique : l’insurrection polonaise de 1863 et la terrible répression qui s’en suit. Cet évènement provoque sa démission de l’armée impériale russe. Il s’installe à Saint-Pétersbourg où il suit des études de mathématiques et de géographie. Au début des années 1870, il voyage en Extrême-Orient puis en France et en Suisse. C’est au cours d’un ces voyages à l’étranger qu’il se rapproche des milieux anarchistes et surtout des Nihilistes. En 1872, il adhère à la Fédération jurassienne de la Première Internationale et se rallie au groupe révolutionnaire de Mikhaïl Bakounine, qui s’oppose alors à Karl Marx.

Wikipedia nous apprend en outre :

« Qu’en raison de son activité d’anarchiste, il est arrêté à Lyon en 1883 et puis condamné à 5 ans de prison. Une pétition pour sa remise en liberté est signée par Victor Hugo et il est amnistié en 1886.
Après des années d’exil, il retourne en Russie en 1917, après la révolution de Février. Fidèle à ses convictions anarchistes, il refuse un poste de ministre proposé par Aleksandr Kerenski, même s’il soutient son gouvernement.
Après la révolution d’Octobre, il critique ouvertement le nouveau gouvernement bolchévique, la personnalité de Lénine et la dérive dictatoriale du pouvoir.

Le 8 février 1921, Kropotkine meurt à l’âge de 78 ans, à Dmitrov, près de Moscou. Sa famille et ses amis refusent au gouvernement bolchevique des funérailles nationales, celles-ci sont organisées par une commission composée de militants anarchistes. Le 10 février, le cercueil est transféré à Moscou dans un train orné de drapeaux noirs et de banderoles arborant des slogans comme « Là où il y a autorité, il ne peut y avoir de liberté », « Les anarchistes demandent à être libérés de la prison du socialisme » ou « La libération de la classe ouvrière, c’est la tâche des travailleurs eux-mêmes ». Le cercueil est exposé durant deux jours dans la salle des colonnes de la Maison des syndicats, au fronton de laquelle est accroché un énorme calicot portant une inscription dénonçant le gouvernement bolchevique et sa répression.

L’enterrement a lieu le 13 février. Bravant le froid, 20 000 Moscovites suivent le cortège qui s’arrête une première fois au musée Léon Tolstoï où est jouée la Marche funèbre de Frédéric Chopin, puis une seconde fois au niveau de la prison de la Boutyrka où s’entassent nombre de prisonniers politiques qui manifestent en frappant sur les barreaux. Kropotkine avait demandé que ne soit pas chantée L’Internationale lors de ses funérailles, tant elle ressemblait déjà « à des hurlements de chiens faméliques ».

L’enterrement de Kropotkine est la dernière manifestation libertaire de masse sous un gouvernement bolchevique. Dès le mois de mars, toutes les organisations anarchistes sont interdites, leurs militants persécutés. »

Mais ce qui m’intéresse précisément chez cet homme c’est son étude qui nuance la théorie de Darwin sans la contredire. Il a donc écrit ce livre dont parle avec admiration Pablo Servigne : « L’entraide, un facteur de l’évolution »

Un article de Mediapart revient sur cet ouvrage en éclairant le nouveau livre de Servigne et Chapelle :

[..] un récit différent du passé, initié par la figure géniale de Pierre Kropotkine, prince de famille royale, géographe et scientifique, qui préféra, à un destin familial tout tracé, partir en Sibérie, l’année même où Darwin publie De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle (1859). Il « y observe surtout de l’entraide – des espèces animales, comme les loups, et des petites sociétés sans État, qui s’associent pour survivre dans des conditions climatiques difficiles, voire hostiles ». Kropotkine est ainsi le premier « à mettre en évidence le rôle fondamental des conditions environnementales dans l’évolution de l’entraide ». Il est d’ailleurs, jugent les chercheurs, « intéressant de constater que Darwin a effectué ses observations principalement sous les tropiques, un milieu de relative abondance et de confort thermique comparé à la Sibérie de Kropotkine ».

Toutefois, « une deuxième raison pour laquelle Kropotkine a plus facilement observé l’entraide que Darwin tient probablement à sa culture. Éduqué dans les valeurs humanistes des Lumières, il a ensuite beaucoup voyagé en Europe occidentale au contact de la classe ouvrière, qui développait une culture de la solidarité et de l’association ». En outre, sa vision « d’une nature coopérative ne collait pas avec celle de la biologie évolutive moderne, très majoritairement anglophone, imprégnée d’anti-communisme et travaillant de plus en plus sur les gènes et les individus ».

Mais l’originalité de Kropotkine tient surtout « au fait qu’il entre dans le débat politique avec des arguments naturalistes. Partant à la recherche des fondements biologiques de l’entraide, il prend à contre-pied la majorité de la gauche de son époque (dont les partisans de Marx), qui adopte au contraire une conception anti-déterministe de la nature humaine – une vision qui considère que l’être humain n’est pas soumis aux lois de la nature ». Une discordance qui vaudra à Kropotkine des décennies d’oubli de sa pensée et de ses écrits […]

Un des points forts de l’ouvrage est de montrer que, […] c’est dans les conditions les plus difficiles que l’entraide se développe le mieux. Ainsi de la cohabitation entre pins et sapins, « des arbres qui entrent en compétition lorsque les conditions de vie sont bonnes, mais s’entraident lorsqu’elles se durcissent (froid, vent, pauvreté des sols…). Jusqu’à ce qu’une équipe américaine s’intéresse à cela dans les années 1990, on n’avait vu que la moitié du tableau ».

Quand on connaît le titre de l’ouvrage et l’auteur, il est possible de trouver beaucoup de références sur internet.

Mais encore mieux, l’ouvrage intégral est publié sur ce site : <https://fr.wikisource.org/wiki/L’Entraide, un facteur de l’évolution>

Je peux donc vous livrer une partie de la conclusion :

Attribuer le progrès industriel de notre siècle à cette lutte de chacun contre tous qu’il a proclamée, c’est raisonner comme un homme qui, ne sachant pas les causes de la pluie, l’attribue à la victime qu’il a immolée devant son idole d’argile. Pour le progrès industriel comme pour toute autre conquête sur la nature, l’entr’aide et les bons rapports entre les hommes sont certainement, comme ils l’ont toujours été, beaucoup plus avantageux que la lutte réciproque.

Mais c’est surtout dans le domaine de l’éthique, que l’importance dominante du principe de l’entr’aide apparaît en pleine lumière. Que l’entr’aide est le véritable fondement de nos conceptions éthiques, ceci semble suffisamment évident. Quelles que soient nos opinions sur l’origine première du sentiment ou de l’instinct de l’entr’aide — qu’on lui assigne une cause biologique ou une cause surnaturelle — force est d’en reconnaître l’existence jusque dans les plus bas échelons du monde animal ; et de là nous pouvons suivre son évolution ininterrompue, malgré l’opposition d’un grand nombre de forces contraires, à travers tous les degrés du développement humain, jusqu’à l’époque actuelle. Même les nouvelles religions qui apparurent de temps à autre — et toujours à des époques où le principe de l’entr’aide tombait en décadence, dans les théocraties et dans les États despotiques de l’Orient ou au déclin de l’Empire romain — même les nouvelles religions n’ont fait qu’affirmer à nouveau ce même principe. Elles trouvèrent leurs premiers partisans parmi les humbles, dans les couches les plus basses et les plus opprimées de la société, où le principe de l’entr’aide était le fondement nécessaire de la vie de chaque jour et les nouvelles formes d’union qui furent introduites dans les communautés primitives des bouddhistes et des chrétiens, dans les confréries moraves, etc., prirent le caractère d’un retour aux meilleures formes de l’entr’aide dans la vie de la tribu primitive.

Mais chaque fois qu’un retour à ce vieux principe fut tenté, l’idée fondamentale allait s’élargissant. Du clan l’entr’aide s’étendit aux tribus, à la fédération de tribus, à la nation, et enfin — au moins comme idéal — à l’humanité entière. En même temps, le principe se perfectionnait. Dans le bouddhisme primitif, chez les premiers chrétiens, dans les écrits de quelques-uns des docteurs musulmans, aux premiers temps de la Réforme, et particulièrement dans les tendances morales et philosophiques du XVIIIe siècle et de notre propre époque, le complet abandon de l’idée de vengeance, ou de « juste rétribution » — de bien pour le bien et de mal pour le mal — est affirmé de plus en plus vigoureusement. La conception plus élevée qui nous dit : « point de vengeance pour les injures » et qui nous conseille de donner plus que l’on n’attend recevoir de ses voisins, est proclamée comme le vrai principe de la morale, — principe supérieur à la simple notion d’équivalence, d’équité ou de justice, et conduisant à plus de bonheur. Un appel est fait ainsi à l’homme de se guider, non seulement par l’amour, qui est toujours personnel ou s’étend tout au plus à la tribu, mais par la conscience de ne faire qu’un avec tous les êtres humains. Dans la pratique de l’entr’aide, qui remonte jusqu’aux plus lointains débuts de l’évolution, nous trouvons ainsi la source positive et certaine de nos conceptions éthiques ; et nous pouvons affirmer que pour le progrès moral de l’homme, le grand facteur fut l’entr’aide, et non pas la lutte. Et de nos jours encore, c’est dans une plus large extension de l’entr’aide que nous voyons la meilleure garantie d’une plus haute évolution de notre espèce.

Il me semble que cette réflexion et notamment cette dernière phrase est encore plus juste de notre temps.

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3 réflexions au sujet de « Mardi 19 décembre 2017 »

  • 19 décembre 2017 à 9 h 32 min
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    On ne peut que partager cette vision rassurante de l’entraide mais la question qui demeure irrésolue est celle du périmètre de cette entraide sauf bien entendu à rester au niveau des principes

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  • 19 décembre 2017 à 15 h 21 min
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    Deux remarques :
    1. De manière amusante, j’ai découvert Kropotkine par un livre du primatologue Frans de Waal “l’âge de l’empathie”. Livre réjouissant.

    2. “… mais la question qui demeure irrésolue est celle du périmètre de cette entraide sauf bien entendu à rester au niveau des principes” Je ne dirais pas que la question du périmètre est irrésolue. Il y a d’abord une loi naturelle, que l’entraide est proportionnelle au degré de proximité (clan, ami, famille, couple mère-enfant.) Mais elle peut s’en affranchir (exemples des sauvetages inter-espèces).
    Et chez l’homme, l’entraide est une réalité. Voir ONG, Emmaüs, suites de tsunami, téléthon, comportements des gens en cas d’accident, de catastrophes…

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  • 19 décembre 2017 à 19 h 47 min
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    Je comprends que le périmètre de l’entraide constitue une question pertinente.
    Mais ce qui me semble encore plus fort dans cette perspective, c’est d’abord de constater que l’entraide existe au même titre que la compétition et que le résultat final est toujours meilleur lorsqu’on collabore que lorsqu’on ne collabore pas même si on y ajoute un peu de compétition comme le dit Pablo Servigne qui prétend que les deux coexistent toujours.
    Et finalement sans occulter la problématique du périmètre je crois profondément que s’il faut mettre des limites à toute chose dans notre monde il convient de mettre bien davantage de limites à la compétition qu’à l’entraide.

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