Jeudi 9 novembre 2017

« Comment une société fait-elle pour que ses membres acceptent l’inégalité ? »
Réflexions personnelles sur un sujet qui n’a rien perdu de son actualité.

Cette question constitue un problème fondamental pour une société inégalitaire, ce qui dans l’Histoire de l’humanité est quand même le cas le plus fréquent. L’idée d’esquisser ce sujet m’est venue après le mot du jour de lundi, où Luther a rejeté violemment les prétentions des paysans allemands d’obtenir une meilleure situation par rapport à leurs seigneurs. Dans le cadre modeste d’un mot du jour, cette question ne peut être qu’esquissée.

Parce qu’évidemment, l’être humain qui se constate en situation d’inégalité éprouve normalement un sentiment d’injustice. Sentiment d’injustice qui conduit assez naturellement à de la violence. Sauf s’il existe des mécanismes qui maîtrisent ou évitent la violence.

Le premier mécanisme inventé dans les sociétés est certainement la force.

Souvent ceux qui avaient les positions dominantes dans la société étaient les spécialistes du maniement des armes. Ils pouvaient ainsi agir par la contrainte en amont ou une répression sévère en aval pour déclencher un mécanisme de peur chez ceux qui subissent l’inégalité et les dissuader ainsi de toute rébellion.

Il est possible de citer l’exemple de Spartacus qui ne fut pas qu’un film mais une vraie histoire de révolte des esclaves à Rome vers -73 avant Jésus Christ. Quand les légions romaines furent enfin mobilisées, ils battirent les esclaves moins bien organisés. Les survivants, 6000 esclaves furent crucifiés et exposés tout au long de la Via Appia. Voir sur une des principales artères de Rome une croix environ tous les 10 mètres sur laquelle était supplicié un de ses congénères pouvait, en effet, avoir pour effet de décourager d’autres esclaves de suivre le même chemin.

Mais c’est une méthode barbare, couteuse et qui peut même se révéler hasardeuse, à partir du moment où les privilégiés sont peu nombreux et les pauvres très nombreux.

Les sociétés trouvèrent d’autres moyens beaucoup  plus efficaces, nécessitant un déploiement de force moindre et permettant une soumission volontaire. La religion permis ce prodige. Il n’y avait pas lieu de critiquer la répartition des richesses, c’était l’être suprême, Dieu qui l’avait voulu ainsi. Et puis la soumission volontaire et bienveillante permettrait d’être récompensé dans un autre monde ou une autre vie.

L’organisation la plus subtile qui fut mise en place est certainement celle des castes indiennes. Vous naissiez dans une famille qui appartenait à une caste, les castes étant hiérarchisées. Nul possibilité de sortir de cette caste. Mais des mythes permettaient d’expliquer d’abord qu’il existait la réincarnation et que vous passiez d’une vie à une autre vie. Et ainsi l’ordre du monde permettait de comprendre que si vous étiez dans une caste inférieure, c’est que dans votre vie antérieure vous n’aviez pas agi comme il faut selon les principes moraux édictés par ce même mythe. Aucune chance de se révolter, ce serait pire après votre mort vous vous réincarneriez certainement dans un animal et même dans les animaux il était possible de tomber plus bas. Notez que ce mythe permettait aussi de consoler un membre d’une caste inférieure victime d’un mauvais traitement d’un membre d’une caste supérieure. Il était consolé car il avait la certitude qu’en raison de son attitude cet homme vivrait bientôt dans un état inférieur.

Système absolument génial. La rébellion ne pouvait avoir que des conséquences désastreuses et la soumission ne pouvait que vous apporter du bonheur dans vos vies futures. Et nous savons combien il est difficile de penser différemment quand tout le monde croit un mythe. Raymond Aron avait eu cette belle formule qui m’a beaucoup guidé dans ma vie : « Les esprits capables d’affronter la désapprobation de leurs pairs demeurent toujours une élite, je veux dire un petit nombre.» Le monothéisme promet un autre monde, le système des castes d’autres vies. Dans un système monothéiste ou un système de caste, la démocratie libérale ne peut exister. Il faut un homme désigné par Dieu ou oint par Dieu ou encore une oligarchie qui organise et gouverne la société.

Mais nous n’en sommes plus là, dans nos sociétés modernes, sociétés démocratiques et libérales, les choses se passent autrement. Mais les inégalités existent toujours. Structurellement, on comprend bien que la démocratie décrète, dans ses fondements, l’égalité de chaque humain formant la société démocratique. Bien sûr les esprits subtils ont inventé de nouveaux concepts : l’égalité en droits et l’égalité sociale. L’égalité que promettait la démocratie libérale était la première pas la seconde. Les libéraux ont d’ailleurs un autre concept pour dénigrer ceux qui ont pour projet de réaliser l’égalité sociale : les égalitaristes qui prônent l’égalitarisme. La critique communiste avait pour analyser la même chose d’autres concepts celle de  l’égalité formelle et l’égalité réelle. L’égalité formelle était celle préconisée par les libéraux et correspondait à l’égalité en droits. L’égalité réelle qu’ils promettaient s’apparentait à l’égalitarisme fustigé par les libéraux. Cette histoire a mal fini, certes il y avait moins d’inégalité que dans les démocraties libérales, mais au prix d’une restriction insupportable des libertés sans pour autant apporter la vraie égalité en raison de la corruption et de la nouvelle élite appelée «nomenklatura» qui disposait d’avantages que le commun n’avait pas.

Mais dans nos démocraties libérales, comment a t’on fait pour faire accepter l’inégalité ?
Car expliquer que l’égalité en droits était respecté ne pouvaient suffire à calmer la soif d’égalité réelle du plus grand nombre. Et pourtant, grosso modo, cela a fonctionné jusqu’à présent sans dégénérer dans la violence, au moins de violence dans la durée.

Pour que les humains acceptent de vivre en commun et fassent société, il faut des mythes, des promesses, des lendemains qui chantent.

Je crois que la démocratie libérale mettait en avant une grande promesse et une règle qui a l’apparence de la justice.

La règle est celle de la méritocratie. J’ai réalisé une série de mots du jour, il y a un an, du 21 au 25 novembre 2016, qui interroge la réalité de l’application de cette règle qui selon la croyance libérale sélectionne les meilleurs pour diriger, gagner beaucoup d’argent, argent qui est aujourd’hui l’étalon de la réussite sociale.

Ce n’est pas que cette méritocratie soit un mythe, il y a eu dans nos sociétés un véritable ascenseur social pour des personnes issues de milieux modestes qui un peu par leur talent et beaucoup par leur travail ont su s’élever dans la hiérarchie sociale. Nous avons évoqué il y a peu de temps Albert Camus. Aujourd’hui encore le football autorise de tels phénomènes.

Mais les études sociales sérieuses notamment réalisées aux Etats-Unis montrent que ce qui prédomine, et ce phénomène s’accentue de nos jours, c’est que les enfants appartiennent grosso modo à la même classe sociale que leurs parents et même que leurs grands parents. Or il semble que l’intelligence ne soit pas génétique, c’est donc bien qu’il y a d’autres mécanismes en jeu.

Et c’est là qu’il y avait la grande promesse du progrès pour tous. Vous étiez peut être dans une catégorie sociale défavorisée, mais en étant sérieux et en faisant des efforts vous pouviez améliorer votre situation et surtout si vous éleviez sérieusement vos enfants et parveniez à leur inculquer le goût du travail et de la rigueur, ils seraient capable eux de faire un bond dans l’échelle sociale.

C’est cette grande promesse qui est en crise aujourd’hui. La globalisation, la concurrence des salariés, la cupidité du petit nombre qui accapare de plus en plus les richesses mondiales sont en train  de tuer ce pilier de la démocratie. La démocratie a pour échelle le local : l’Etat. Elle ne sait pas lutter contre l’économie et la financiarisation qui ont pour échelle le monde.

Si la croyance en cette grande promesse s’évanouit dans la réalité de l’explosion des inégalités et à l’assignation définitive de groupes humains de plus en plus important soit dans une situation défavorisée, soit stagnante je ne donne pas beaucoup d’avenir à la démocratie.

On reviendra peut être alors au règne de la force. Il est imaginable que grâce aux progrès des technologies, aux robots, aux drones espions et tueurs un très petit nombre aura assez de puissance pour mater le plus grand nombre, surtout s’ils ne vivent plus avec les gens du commun. Probablement qu’ils se croiront alors des sur-hommes qui selon les rêves des transhumanistes de la silicon valley pourront toujours améliorer leurs performances grâce à l’apport de l’intelligence artificielle directement implantée dans leur corps et aussi vivre l’amortalité.

On reviendra aussi peut être à la religion, celle qu’imagine Harari : le dataisme. Les algorithmes travaillant sur des big data nous conseilleront pour chaque décision. Aujourd’hui nous vivons déjà cette réalité pour le guidage de notre voiture à travers le GPS et demain, très rapidement je crois, nous n’aurons plus de médecin traitant mais des connecteurs et une intelligence artificielle qui avec les données collectées sur notre corps et en interrogeant d’immenses bases de données sauront beaucoup mieux faire un diagnostic et trouver la thérapie adéquate qu’un pauvre médecin avec un cerveau humain, bref notre semblable. Harari pense que c’est justement à cause de la promesse de la santé que nous nous laisserons faire et ne nous opposerons pas à cette évolution.

Mais vous vous rendez bien compte que dans un monde où l’intelligence artificielle sait mieux que n’importe quel humain ce qu’il convient de faire, la démocratie devient un anachronisme. Il n’y aura aucune intelligence à demander aux cerveaux humains comment organiser la cité, alors que l’intelligence artificielle y répondra plus vite et avec plus de pertinence.

Ce dataisme qui saura sans doute même convaincre qu’il est normal que les pauvres soient pauvres. Bref une vraie religion comme dans l’antique.

Et pendant ce temps, le progrès technologique et l’augmentation des humains sur terre se heurtent à une dure réalité, les ressources de la terre ne suffisent pas à notre système de développement économique actuel qui a besoin des ressources de plusieurs terres pour continuer. Ressources dont nous ne disposons pas.
Le pire n’est jamais sûr et Edgar Morin cite souvent le poète allemand Hölderlin «Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.».

Mais pour cette fin il faut de la régulation, de la redistribution et un autre partage des richesses.

Ce que seule la Politique peut faire, car l’autorégulation de la cupidité ne fonctionne visiblement pas.

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2 réflexions au sujet de « Jeudi 9 novembre 2017 »

  • 9 novembre 2017 à 9 h 15 min
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    Je pense qu’il n’y a jamais eu de société égalitaire, les différences structurent et permettent même des évolutions.
    Ce qui est le plus insupportable n’est pas l’inégalité elle même mais l’inégalité fondée sur la ruse, la force, la naissance … c’est à dire sur l’injustice.
    Peut être que la montée en puissance d’un monde moins machiste permettra de nous sauver du pire.

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    • 10 novembre 2017 à 21 h 57 min
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      A mon sens c’est l’explication que se donne la société pour justifier l’inégalité qui est importante, le mythe qui justifie et aussi l’espoir qu’il y a quelque chose après l’inégalité : un monde meilleur, une autre vie, des lendemains qui chantent ou encore que pour nos enfants les lendemains chanteront.

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